Jean qui grogne et Jean qui rit/26

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XXVI

EMPLETTES DE KERSAC


Kersac et Jean entrèrent chez un bijoutier, brave homme heureusement, qui ne les surfit pas beaucoup et qui ne profita que modérément de la bonhomie de Kersac et de l’ignorance où étaient les deux acheteurs de la valeur des bijoux. Après bien des hésitations, ils finirent par fixer leur choix sur une chaîne d’or qu’ils payèrent cent dix francs. Le bijoutier, voyant que Kersac mettait la chaîne sans étui dans sa poche, eut la loyauté de lui faire observer qu’un bijou de ce prix se donnait avec sa boîte ; et, à la grande joie de Kersac, il plaça la chaîne dans un joli étui de velours bleu doublé de satin blanc. Kersac paya, remercia et demanda où il trouverait un châle ; le bijoutier lui indiqua le magnifique magasin du Louvre.

Kersac et Jean se dirigèrent du côté du Louvre. Kersac avait eu la précaution de mettre la chaîne dans la poche de son gilet, de crainte des voleurs. Quand ils entrèrent dans ce magasin, Kersac ne pouvait en croire ses yeux ; l’étendue, la magnificence du local, la profusion des marchandises de toute espèce, l’éblouirent et le fixèrent sur le seuil de la porte. Ce ne fut qu’après les demandes réitérées des commis : « Que désirent ces messieurs ? » que Kersac put articuler :

« Un châle, monsieur. »

Un commis.

Quelle espèce de châle monsieur demande-t-il ?

Kersac.

Une belle espèce, monsieur.

Le commis, souriant.

Sans doute, monsieur ; mais serait-ce de l’Inde, ou bien anglais, ou français ?

Kersac, vivement.

Français, monsieur, français ; je n’ai pas de goût pour les Anglais, et, s’il faut tout dire, pour aucun pays étranger ; ce qui est français me va mieux que toute autre chose ; surtout pas d’anglais. »

Le commis fit circuler Kersac et Jean pendant près d’un quart d’heure avant d’arriver au quartier des châles.

« Voilà, monsieur, dit-il enfin. Brindé ! des chaises à ces messieurs. »

Brindé s’empressa d’apporter deux chaises ; elles étaient de velours ; Kersac passa la main dessus avant de s’asseoir et se plaça sur le petit bord, de peur d’aplatir ce beau velours bleu. Jean, plus habitué au velours et à la soie, s’assit sur sa chaise avec moins de respect et de précaution.

On apporta les châles. Kersac trouvait tout magnifique, mais il passait toujours à un autre et il ne se décidait pour aucun ; le commis, voyant l’admiration naïve de Kersac et de Jean, leur demanda enfin à quel usage ils destinaient ce châle.

Kersac.

Parbleu ! c’est pour le porter.

Le commis.

Mais pour qui, monsieur ?

Kersac.

Pas pour moi, toujours.

Le commis.

Je veux dire, monsieur, pour quel genre de dame ?

Kersac.

Pour le bon genre, monsieur ; un genre comme vous n’en avez pas beaucoup à Paris ; elle vous fait marcher une ferme comme le ferait un homme.

Le commis, souriant.

Je le pense bien, monsieur ; je ne conteste pas le mérite de la dame ; je demandais à quelle classe de la société elle appartenait, pour vous présenter quelque chose de convenable.

Kersac.

Ah oui ! je comprends. C’est pour ma fille de ferme, monsieur, ma ménagère pour le moment.

Le commis.

Bien, monsieur ; nous allons voir ce qu’il faut ; du bon marché, comme de raison.

Kersac.

Mais pas du tout ; je veux du beau, moi.

Le commis.

Du beau pour une fille de ferme, monsieur, c’est du bon marché.

Kersac.

Mais quand je vous dis que je veux du vrai beau. Cette fille de ferme sera ma femme, monsieur ; et c’est un châle de noces que je vous demande.

Le commis.

Faites excuse, monsieur ; je ne savais pas bien ce que voulait monsieur. Du moment que c’est pour madame !… Brindé, le paquet châles français, belle qualité. »

Kersac était content ; le commis lui déploya des châles longs, des châles carrés, des châles de toutes les couleurs.

« En voilà un bien beau, monsieur, dit Jean en désignant un châle rouge vif.

Kersac.

Superbe, mais… les taureaux… qui n’aiment pas le rouge ! et j’en ai, moi, des taureaux !… Et puis, vois-tu, ta mère n’est pas de la première jeunesse.

Le commis.

Et celui-ci, monsieur ? (Montrant un fond vert.)

Kersac.

Joli, très joli ! Mais… vert… ça passe. Les fonds noirs sont plus solides. En voici un qui est joli ! fameusement joli ! Quel prix, monsieur ?

Le commis.

Cent vingt francs, monsieur ; c’est tout ce qui se fait de plus beau.

Kersac.

Ah ! il est beau !… Rien à dire. Je ne sais pas si on marchande chez vous ; si vous pouvez rabattre, rabattez ; sinon, je prends le châle ; et faites-moi voir les robes de laine.

Le commis.

Nous ne marchandons pas, monsieur. Si vous voulez passer à la galerie no 91, je vais vous faire voir des étoffes de laine.

Kersac.

Et mon châle ?

Le commis.

Il vous suit, monsieur. »

Kersac et Jean se remirent à parcourir d’innombrables galeries ; ils arrivèrent enfin à celle des étoffes de laine. Là le choix fut difficile encore ; car, outre la couleur, il y avait le genre d’étoffe, la disposition du dessin, le prix, etc. Kersac finit par se décider pour un satin de laine bleu de France. Jean approuva son choix ; on lui donna l’aunage qu’il voulut.

« Plutôt trop que pas assez », avait dit Kersac.

Lorsque Kersac voulut payer, on le fit revenir au comptoir et on lui proposa de lui envoyer le paquet.

Kersac.

Pourquoi ça, me l’envoyer ?

Le commis.

Si monsieur est à pied, ça le chargera trop.

Kersac.

Ça ! J’en porte tous les jours de cent fois plus lourds ! Ah ! ah ! ah ! vous me croyez donc la force d’une puce ? Ah ! ah ! ah ! ce paquet trop lourd ! La bonne farce ! »

Et il partit riant, ainsi que Jean ; les commis riaient aussi, de même les allants et venants, qui avaient été témoins du colloque.

Kersac et Jean rentrèrent après avoir fait le tour par la rue de Richelieu, les boulevards, la rue de la Paix, les Tuileries et l’avenue Gabrielle, dont Kersac ne pouvait se lasser, à cause des chevaux qu’on y voyait. Dès que Jean eut installé Kersac dans sa chambre, il s’empressa d’aller demander de l’ouvrage à Barcuss.

Barcuss.

Non, non, mon bon garçon ; tant que ton ami, M. Kersac, sera ici, tu n’as pas besoin de t’inquiéter de ton ouvrage ; tu travailles tant que tu peux, et du mieux que tu peux toute l’année ; prends ta petite vacance ; elle ne sera pas longue, il faut du moins qu’elle soit complète ; ta principale besogne ici est de soigner et d’amuser M. Roger ; va passer chez lui le temps qui te reste.

Jean.

Merci bien, monsieur, merci ; je profiterai avec plaisir du temps que vous voulez bien m’accorder, pour faire voir à M. Kersac les belles choses de Paris.

Barcuss.

Où le mèneras-tu ?

Jean.

À Notre-Dame d’abord ; puis à Notre-Dame des Victoires, au bois de Boulogne, au jardin d’Acclimatation, sur les boulevards. M. Abel a dit qu’il nous mènerait aussi voir ses tableaux à l’Exposition ; et puis, nous nous promènerons un peu partout.

Barcuss.

C’est très bien, mon ami ; ton choix est excellent.

Jean.

Monsieur, je reviendrai pour servir le dîner.

Barcuss.

Comme tu voudras ; il n’y a que M. Abel qui vient dîner ; il y a quatre couverts. Je servirai bien tout seul.

Jean.

Non, non, monsieur, je viendrai vous aider. Mais je dois dire, pour ne pas me faire meilleur que je ne suis, que je désire bien voir M. Abel ; j’ai à lui parler.

Barcuss.

Ah ! c’est différent. Je compte sur toi, alors. »

Jean alla savoir des nouvelles du petit Roger. Il le trouva dans le même état ; après avoir dormi près d’une heure, il s’était trouvé mieux, mais plusieurs crises violentes avaient détruit l’effet salutaire de ce bon sommeil.

Il sourit à Jean quand il le vit entrer. Son père avait remplacé pour le moment Mme de Grignan.

« Jean, dit Roger en lui tendant la main, papa a bien envie de voir M. Kersac ; et moi aussi, cela me fera grand plaisir de le revoir. Veux-tu lui demander de venir chez moi ?

— Tout de suite, monsieur, répondit Jean en baisant doucement la main que lui donnait Roger. Lui aussi sera bien content de votre invitation. »

Jean sortit.

« Monsieur Kersac, dit-il en entrant dans sa chambre, M. Roger vous demande de descendre chez lui ; il voudrait bien vous faire voir à son papa, M. le comte de Grignan.

Kersac.

J’y vais, mon ami. Ce pauvre petit ! Je pensais à lui tout justement. »

Ils descendirent. Lorsque Kersac entra, Roger, qui n’avait pas ôté les yeux de dessus la porte, sourit et dit :

« Papa, voici M. Kersac. »

Kersac s’avança vers M. de Grignan, qui lui tendit la main.

« Vous me faites bien de l’honneur », lui dit Kersac.

M. de Grignan.

Roger vous doit d’avoir dormi une heure, ce qui ne lui était pas arrivé depuis deux mois, répondit M. de Grignan.

Roger.

Monsieur Kersac, venez près de moi, je vous en prie. »

Kersac s’approcha.

Roger.

Asseyez-vous comme ce matin. »

Kersac se remit dans le fauteuil inoccupé et prit la main de l’enfant.

« C’est singulier, dit Roger au bout d’un instant ; quand vous me tenez la main, je me sens mieux ; c’est comme quelque chose de doux, de tranquille, qui court sur moi et dans mes veines. C’est la même chose quand M. Abel prend ma main. Pas les autres. Pourquoi cela ?

Kersac.

C’est probablement que nous vous passons un peu de notre force, monsieur Roger, et ça chasse le mal.

Roger.

Alors pouvez-vous rester un petit instant ? Je sens comme si une crise allait venir ; peut-être la ferez-vous passer.

Kersac.

Ah ! si je le pouvais, pauvre petit monsieur Roger, je resterais là sans en bouger ! »

Roger pressa légèrement la main ou plutôt un doigt de Kersac, lui jeta un regard reconnaissant et ferma ses yeux fatigués. Quelques instants après, il dormait.

Ni M. de Grignan, ni Kersac, ni Jean n’osaient bouger ; au bout d’un quart d’heure la porte s’entr’ouvrit doucement et Abel entra. M. de Grignan lui fit un geste suppliant en montrant son fils endormi. Abel comprit ; il resta debout et immobile, regardant l’enfant et Kersac. Puis il tira un crayon et un album de sa poche et se mit à dessiner. Il avait fini, et Roger dormait toujours. Il dormit ainsi près d’une demi-heure. Il se réveilla doucement, sans secousse, aperçut Abel.

« Mon bon ami, embrassez-moi », lui dit-il.

Abel l’embrassa, mais ne lui parla pas encore. Roger se tourna vers Kersac, attira sa main sur sa petite poitrine décharnée.

« Je ne vous oublierai pas près du bon Dieu.

M. de Grignan, avec effusion.

Merci, mon bon monsieur Kersac ! Je suis réellement reconnaissant. Vous avez fait avorter une crise qui se préparait. Je crois, en vérité, que votre explication est juste : votre force agit sur sa faiblesse. »

Le médecin entrait avec Mme de Grignan ; il trouva qu’il y avait trop de monde près du malade et ne voulut y laisser que le père et la mère ; les autres sortirent. Jean profita de la présence de M. Abel pour raconter ce qu’ils avaient appris de Jeannot.

« Monsieur Abel, vous qui avez fait tant de belles et bonnes actions, sauvez le pauvre Jeannot, retirez-le de la maison où il est ; il s’y perdra.

M. Abel.

Il est déjà perdu, mon enfant ; et il était en bon train avant d’y entrer. Que puis-je y faire ? Comment changer un cœur mauvais et ingrat ?

Jean.

Si ses maîtres voulaient bien s’occuper de lui donner de sages et bons camarades !

Abel.

Les maîtres ne valent guère mieux que leurs serviteurs, mon ami. Et malheureusement les enrichis sont presque tous de même ; ils ne songent qu’à être bien et habilement servis, et ils oublient qu’ils sont riches, non pas seulement pour se faire servir, mais pour faire servir Dieu et le faire aimer. Ils payeront bien cher leur négligence, et ils auront une terrible punition pour avoir si mal usé de leurs richesses et pour avoir négligé la moralité de leurs serviteurs. Quant au malheureux Jeannot, je ne puis rien pour lui. »

M. Abel causa avec Kersac de son mariage, qu’il approuva beaucoup ; il lui promit d’y assister et de lui mener Jean, ce qui fit bondir de joie Jean et Kersac. Jean eut un petit accès d’enfantillage d’autrefois : il baisa les mains de M. Abel ; il lui dit des paroles tendres, reconnaissantes, comme jadis. M. Abel le laissa faire quelques instants ; puis il lui prit la main et lui dit amicalement :

« Assez, mon cher enfant ; tu as oublié notre vieille convention : de parler peu et modérément quand ton cœur est plein, et de me laisser voir dans ton regard tous les sentiments de ce cœur affectueux et dévoué.

Jean.

C’est vrai, monsieur, je me suis laissé aller ; j’ai oublié que j’avais dix-sept ans. »

M. Abel lui serra encore la main en souriant de ce bon et aimable sourire qui lui gagnait tous les cœurs.

« Demain, avant neuf heures, je vous attends chez moi, à l’hôtel Meurice », dit M. Abel en passant chez M. de Grignan, où il alla attendre l’avis du médecin sur l’état de Roger.