Jeanne/XIII

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J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 3p. 46-51).
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XIII.

LE FRÈRE ET LA SŒUR.

Cette brusque et bizarre déclaration fut un coup de foudre pour madame de Charmois. Elle courut s’enfermer avec madame de Boussac, qui ne voulut pas prendre l’affaire au sérieux, et la regarda comme un fort bon tour joué par sir Arthur à une donneuse de conseils importuns et malséants. Non ! non ! s’écria la Charmois indignée, s’il est homme d’honneur comme vous l’affirmez, il ne plaisante pas. Je suppose qu’il existât en effet une miss Jane, gouvernante de ma fille, jugez donc quelle joie et quel orgueil pour elle si on venait lui annoncer qu’un millionnaire veut l’épouser ! Et ensuite quelle honte et quelle rage lorsqu’on lui apprendrait que ce n’est qu’un poisson d’avril ! Non, un homme de bonne compagnie ne se permettrait pas une pareille mystification, fût-ce avec une laveuse de vaisselle.

— Mais, ma chère, reprenait madame de Boussac, M. Harley n’est pas si dupe que vous croyez ; il a très-bien compris que Jeanne est une servante, et, dans la certitude que vous ne prendriez pas au sérieux sa demande, il vous a adressé cette plaisanterie pour vous punir de lui avoir jeté nos filles à la tête.

— Si telle est son intention, il s’en repentira ! s’écria madame de Charmois. Je ferai si bien qu’il deviendra amoureux de ma fille, et j’aurai le plaisir de la lui refuser. Mais, en attendant, ma chère, vous allez, j’espère, me faire le plaisir de mettre Jeanne à la porte.

— Et pourquoi donc ? De quoi est-elle coupable, la pauvre enfant ?

— C’est une coquette insigne !

— Vous vous trompez beaucoup. Elle n’a pas l’apparence de coquetterie.

— Eh bien ! n’importe ! elle est belle, elle plaît ! elle fait du tort à nos filles. Il est impossible de la supporter davantage ici.

Jeanne était une servante si fidèle et si utile à la maison, que madame de Boussac se défendit de la renvoyer avec assez de fermeté. Je t’y contraindrai bien ! se dit tout bas madame de Charmois ; et elle feignit de renoncer à cette idée.

— Quant au poisson d’avril de M. Harley, dit-elle en froissant le billet et en le jetant dans le feu, voilà toute la suite que j’y donnerai. J’espère, ma chère amie, que vous aurez bouche close là-dessus.

— D’autant plus, répondit madame de Boussac, que notre ami ne peut pas l’entendre autrement, et qu’il compte bien que vous garderez la leçon pour vous, sans en faire part à personne. Je ne veux même pas être censée en rien savoir.

— Et moi, ajouta la sous-préfette, je ne veux même pas être censée avoir reçu cet impertinent billet. Ce sera censé égaré, et si votre Anglais m’en parle, je ferai semblant de n’y rien comprendre.

Madame de Charmois alla rejoindre son époux, qui s’occupait d’emménager dans la ville le local de sa nouvelle sous-préfecture, et, en le critiquant, en le grondant à tout propos, elle assouvit un peu sur lui sa mauvaise humeur.

Cependant l’exprès berrichon qui, de la Châtre, où M. Harley avait relayé et rédigé ses lettres pour Boussac, était venu au petit trot (en une grande journée) remplir ce bizarre message, avait, conformément à ses instructions, demandé à parler à mademoiselle Jane ; et comme il ne se piquait point de prononcer ce nom à l’anglaise, comme ledit nom, écrit sur un billet dont il était porteur, offrait à des yeux français la même consonnance que celui de Jeanne, Claudie, qui apprenait à lire et qui commençait à épeler fort lestement, ne fut pas en peine de comprendre à qui cette lettre était destinée.

— Ça vient du Monsieur anglais qui a passé avant-hier par chez nous ? dit-elle au messager. C’est drôle ! Il faut qu’il ait oublié ou perdu quelque chose dans la maison. Mais s’il m’avait écrit à moi, il aurait mieux fait ; au lieu que Jeanne ne connaît pas encore ses lettres. Et faut-il faire une réponse à ça ?

— Eh ! non, observa judicieusement Cadet, puisque le Monsieur anglais est reparti pour Paris.

Allons ! dit Claudie, en mettant la lettre dans la bavette de son tablier, je lui donnerai ça quand elle ramènera ses vaches.

— Non, non ! faut y donner tout de suite, dit l’exprès, le Monsieur anglais a dit qu’il fallait y donner à elle-même, tout de suite en arrivant.

— Ah ! eh bien, je m’y en vas, répondit Claudie ; et retroussant le coin de son tablier de cuisine, elle se dirigea en courant vers la prairie, où Jeanne gardait ses vaches le long des rochers de la rivière. Mais elle n’alla pas jusqu’au bout du jardin sans rencontrer mademoiselle de Boussac, qui se promenait avec son frère, et à qui elle remit la lettre, pressée qu’elle était d’en entendre lire le contenu. Marie ne lui donna pas cette satisfaction. Elle se chargea de porter la lettre à Jeanne en se promenant, et dès que Claudie, un peu mortifiée, eut tourné les talons : « C’est vraiment là l’écriture de M. Harley, dit-elle à Guillaume : que peut-il donc avoir à écrire à Jeanne ?

— Cela me paraît inexplicable, répondit le jeune homme. Jeanne sait-elle lire ?

— Non, dit mademoiselle de Boussac, en décachetant la lettre, d’autant plus que c’est écrit en anglais.

Les deux jeunes gens connaissaient assez bien cette langue, surtout Marie, et ils lurent ce qui suit :

« Ma chère miss Jane, depuis quelques mois j’ai pris la résolution de me marier ; et comme j’ai la prétention d’être bon phrénologue et bon physionomiste, j’ai toujours compté obéir à la première sympathie bien franche et bien vive qu’une belle figure me ferait éprouver. Je ne vous ai vue que peu d’instants, mais je vous ai considérée assez attentivement, malgré mon émotion, pour être certain que je ne me trompe pas sur votre compte, que votre physionomie est le reflet de votre âme, et que votre âme est un type de perfection comme votre figure. Sur-le-champ, j’ai senti que je vous aimais et que je suis destiné à vous aimer toute ma vie, si vous daignez me payer de retour. Permettez-moi, lorsque je vous reverrai dans quinze jours, de mettre à vos pieds une affection sincère, respectueuse, fondée sur la plus haute estime et la plus tendre admiration. Jusque-là informez-vous de ma position et de mon caractère auprès de M. Guillaume de Boussac et de sa famille, afin que si votre cœur est libre de tout engagement, et si vous me jugez digne d’être votre mari, vous daigniez écouter ma demande et me croire votre serviteur et votre ami le plus dévoué.

Arthur Harley. »

— En vérité, cela paraît sérieux, n’est-ce pas ? demanda Marie à son frère, qui était tombé dans une profonde rêverie.

— Oui, ma sœur, cela est sérieux, on ne peut plus sérieux ! répondit Guillaume après un long silence. Sir Arthur est incapable d’une indécente et cruelle plaisanterie. Jamais, fût-ce en riant, sa bouche n’a prononcé un mensonge. Jamais sa plume n’a tracé seulement une exagération. Il s’est pris d’amour, ou tout au moins d’affection tendre et paternelle pour Jeanne. Il veut l’épouser, et il l’épousera.

— Guillaume, je crois rêver, vous dis-je.

— Pas moi ! tout cela me paraît fort naturel de la part de sir Arthur. C’est la conséquence et la confirmation de toutes ses idées, de toutes ses paroles, de tous ses projets et de toutes ses croyances. Il est exempt de nos misérables préjugés. Son âme, supérieure au monde et à ses vanités frivoles, n’aspire qu’au vrai. Il a quelques systèmes excentriques qui le rendent original sans lui rien ôter de sa raison et de sa sagesse. Ce n’est pas à tort qu’il se vante de lire dans les cœurs et de juger infailliblement d’après les physionomies. Je l’ai vu, à cet égard, avoir des révélations qui tenaient du miracle. Je ne l’ai jamais vu admirer la beauté d’une femme sans qu’il fit aussitôt, avec une merveilleuse perspicacité, le compte de ses qualités et de ses défauts ; et toujours je l’ai entendu conclure ainsi : « Ce n’est pas encore là mon idéal. Le jour où je le trouverai, fasse le ciel qu’il puisse accepter de moi son bonheur, et le trouver dans mon amour ! » Dans le commencement, je riais de ces bizarreries dites d’un ton si froid et si réfléchi. Mais, peu à peu j’ai reconnu dans M. Harley un esprit sérieux, une âme passionnée, un caractère généreux, inébranlable dans sa fermeté. Croyez bien, Marie, que les plaisanteries du monde n’effleureront pas même sir Arthur, et qu’en épousant Jeanne, il s’estimera le plus heureux des hommes !

— Ah ! Guillaume, s’écria mademoiselle de Boussac vivement émue, j’aimais sir Arthur comme un frère, comme un ami véritable. À présent, je l’admire comme un héros ! Eh bien ! n’en doutez pas, il est aussi sage que grand, et cet exemple me confirme dans la foi que j’ai aux révélations du sentiment. Jeanne est digne de lui. Jeanne est un ange. Elle est, dans son espèce, une femme supérieure ; et si le monde raille et méprise cette union, Dieu la bénira, et les âmes sympathiques et pures s’en réjouiront. Ne penses-tu pas comme moi, mon cher Guillaume ? Tu parais triste et abattu de cette résolution de ton ami.

— Sans doute, je le suis un peu, répondit Guillaume troublé. Sir Arthur va avoir une grande lutte à soutenir contre le monde !… Il est vrai qu’il est indépendant, lui ! qu’il n’a pas de famille à respecter, personne à ménager…

— Si ce n’est que le monde, il en triomphera aisément par le mépris. Allons, Guillaume, ne soyez pas au-dessous de votre ami. Apprêtez-vous, au contraire, à lutter pour lui et avec lui. Moi, je me déclare son auxiliaire, son apologiste, et dussé-je être raillée et condamnée, je n’aurai pas assez de paroles pour louer et admirer sa conduite.

— Bonne et romanesque Marie, tu es admirable, toi ! dit Guillaume en pressant le bras de sa sœur contre sa poitrine. Ah ! si tu savais combien mon cœur te donne raison !

— Si je suis romanesque, tu l’es aussi, Guillaume ; et si je suis admirable, tu l’es bien autant que moi, frère ! car voilà des larmes dans tes yeux, et c’est la généreuse audace de sir Arthur qui les fait couler.

— Mais, Jeanne ? reprit Guillaume d’une voix oppressée.

— Jeanne ? doutes-tu du choix de sir Arthur ? Toi-même affirmes qu’il ne se trompe jamais. Eh bien, j’affirmerai la même chose maintenant, car Jeanne est un trésor. Tu ne la connais pas, Guillaume ; tu n’as vu en elle qu’une pauvre orpheline à secourir ; tu lui sais gré des soins qu’elle t’a donnés dans ta maladie, des nuits qu’elle a passées, infatigable et toujours pieuse et calme comme un ange, à ton chevet ; enfin tu la regardes comme une servante fidèle et dévouée. Mais je la connais, moi ! Oui, moi seule ; je sais que Jeanne est notre égale, Guillaume, et peut-être qu’elle est plus que nous devant Dieu. Non, aucun de nous n’aurait sa patience, sa fermeté, sa foi, son abnégation. Combien de fois, par des raisons de pur sentiment et avec la lumière naturelle de son âme, elle m’a révélé des vérités sublimes que mes lectures m’avaient fait seulement pressentir ! Oh ! certes, Jeanne est un être à part. Je m’y connais. J’ai été élevée avec quatre-vingt ou cent jeunes filles nobles ou riches, et je les ai étudiées, et j’ai connu leurs travers, leurs vanités, leurs mauvais instincts, leurs petitesses. Parmi les meilleures il n’en était pas une que son rang ou son argent n’eût pas déjà un peu corrompue. Eh bien, Guillaume, tu me croiras, toi, car ce que je vais te dire, je n’oserais jamais le dire à maman, elle me traiterait de tête folle et de cerveau exalté : aucune de mes amies du couvent ne m’a inspiré la confiance et le respect que Jeanne m’inspire ; aucune ne m’a été si chère que cette paysanne ; aucune de nos religieuses ne m’a semblé aussi pure et aussi sainte. Oui, Jeanne est une chrétienne des premiers temps. C’est une fille qui souffrirait le martyre en souriant, et que l’église canoniserait si elle savait ce que Dieu a mis de grâce dans son cœur.

— Marie, tu m’attendris profondément et tu me fais mal, répondit Guillaume, en s’asseyant ou plutôt en se laissant tomber sur un banc du jardin. J’ai encore la tête malade quelquefois. Ton exaltation se communique à moi, et m’agite trop violemment. Laisse-moi, laisse-moi respirer un peu.

— Cher frère ! cher ami ! pardonne-moi, dit Marie en lui prenant les mains ; mais il est certain que nous voici deux esclaves révoltés contre ce monde injuste et absurde qui condamnerait nos pensées si elles venaient à être traduites devant son tribunal.

— Ah ! ma sœur, tu ne sais pas quelles fibres de mon cœur ta voix enthousiaste fait vibrer ! s’écria douloureusement Guillaume en baisant les mains de Marie, et il fondit en larmes.

L’émotion de Guillaume surprit peu sa jeune sœur, plus exaltée et plus romanesque encore que lui ; mais, craignant toujours ces agitations qu’elle avait vu autrefois lui être si contraires, elle essaya d’en détourner son attention.

— Eh bien ! mon ami, lui dit-elle, qu’allons-nous faire de cette lettre ? Comment la traduire à Jeanne ? comment lui persuader que c’est une proposition sérieuse ?

Guillaume répondit qu’il ne trouvait pas convenable de s’en charger, et que sa sœur s’en tirerait beaucoup mieux sans lui. — Vous êtes habituée au langage naïf de Jeanne, lui dit-il, et, au besoin, vous le parlerez fort bien pour vous faire comprendre d’elle. Allez donc lui porter les offres de sir Arthur, chère Marie ; si elle n’en est pas éblouie, elle en sera du moins touchée. Et Guillaume retomba dans l’abattement.

— Attendez ! mon ami, s’écria Marie incertaine. Il me vient un scrupule. Pensez-vous que sir Arthur soit resté la dupe du travestissement de Jeanne ? la prend-il pour une servante marchoise, ou pour une gouvernante anglaise ?

— Au fait ! s’écria Guillaume à son tour, sa démarche serait bien moins étrange et son caprice moins excentrique dans ce dernier cas ; on doit supposer une gouvernante instruite, on peut la supposer d’une honnête naissance. De plus, si M. Harley prend Jeanne pour miss Jane, sa compatriote, il entre peut-être un peu de nationalité dans son élan.

— Oui, oui, ce serait fort différent, observa Marie ; il s’abuse de gaieté de cœur, et malgré nous. Il ne veut pas croire, il ne peut pas se persuader que cette belle créature, si blanche, si noble et si grave, soit une fille des champs presque aussi incapable de le comprendre en français qu’en anglais ! Et cependant s’il connaissait Jeanne, s’il trouvait le chemin de son cœur, s’il pouvait pénétrer le mystère poétique de sa pensée, il l’aimerait et l’admirerait peut-être davantage. Mais enfin, il n’a pas prévu toute l’étrangeté du sentiment auquel il s’abandonne, et nous ne devons pas révéler ses intentions à Jeanne avant de bien savoir ce qu’il pensera d’elle quand il la verra, comme dit madame de Charmois, à la queue de ses vaches.

— Je respire à présent, Marie ! reprit Guillaume ; j’étais oppressé à l’idée de cette incroyable détermination. Je ne sais pourquoi elle m’épouvantait comme un acte insensé. Maintenant je commence à trouver l’aventure plus plaisante que sérieuse. Ce bon Arthur ! Quelle mystification complète, et comme il en rira avec nous ! Mais il faut lui en garder le secret, Marie ; il ne faut pas que madame de Charmois, qui, entre nous, est une insupportable créature, et sa lourde Elvire, et ce mauvais plaisant de Marsillat, et avec eux toute la ville de Boussac, s’amusent aux dépens du noble et candide Arthur.



Sir Arthur.

— Il ne faut pas même en parler à maman, entends-tu, Guillaume ? reprit mademoiselle de Boussac. Notre mère est faible, à force d’être bonne ; elle a de l’amitié pour cette Charmois ; elle ne pourrait pas se défendre de lui raconter l’aventure.

— Il n’en faut parler à personne, pas même à Jeanne.

— C’est surtout à Jeanne qu’il faut cacher tout cela. Douée de raison, comme je la connais, on ne courrait aucun risque de lui mettre en tête le plus petit château en Espagne ; elle ne voudrait jamais y croire ; mais elle se trouverait, en présence de sir Arthur, dans une situation embarrassante pour elle et pour lui.

— Que lui dirons-nous donc, à cette pauvre enfant, pour lui expliquer l’envoi d’une lettre du monsieur Anglais ? car elle le saura par Claudie.

— Nous ne lui dirons presque rien, elle n’est pas curieuse ! Tiens, avant que cela fasse événement dans la maison, nous allons prévenir Jeanne que c’est une plaisanterie… Je la vois au fond du pré… Allons-y.

— Je n’irai pas, moi, dit Guillaume. Je préfère rester ici. Je ne saurais que dire à cette jeune fille.

— Eh bien ! Je vais mentir pour nous deux, reprit Marie, et elle courut vers Jeanne qui était sous un arbre, rêvant d’Ep-nell, de sa mère, des grandes bruyères où elle faisait pâturer ses chèvres, et des bonnes fades qui veillaient sur elle pour écarter les loups et l’esprit malfaisant des viviers.

— Jeanne, lui dit la jeune et gracieuse châtelaine, en passant familièrement son bras autour d’elle, notre ami M. Harley t’a écrit, mais sa lettre est une plaisanterie, une suite de notre poisson d’avril. Tu n’y comprendrais rien, car je n’y comprends pas grand’chose moi-même… M. Harley nous expliquera cela lui-même, quand il reviendra, dans quinze jours.


Jeanne, lui dit la jeune et gracieuse châteleine. (Page 48.)

— À la bonne heure, mam’selle Marie, répondit Jeanne en embrassant la main délicate de Marie, posée sur son épaule. Il aime à rire, ce monsieur ! C’est comme vous quelquefois, pas bien souvent ! aussi je suis contente quand je vous vois amuser un peu, ma chère mignonne demoiselle !

— Cela ne te fâche pas contre le monsieur anglais non plus, ma bonne Jeanne ?

— Oh ! non, Mam’selle ! Pourquoi donc que je me fâcherais ? Il n’a point l’air méchant, ce monsieur ; d’ailleurs il a eu soin de votre frère, et vous l’aimez !

— Trouves-tu qu’il ait l’air d’un brave homme ?

— Ça me semble que oui, Mam’selle. Dame ! je ne l’ai pas beaucoup regardé !

— Est-ce qu’il te faisait honte ?

— Oh ! non, je ne suis pas beaucoup honteuse, moi. Je sais que je ne peux pas bien parler, et je parle comme je peux.

— Est-ce qu’il t’a parlé, lui, l’Anglais ?

— Oui, quand j’apportais la crème pour son thé, je l’ai trouvé dans l’antichambre, qui se lavait les mains, et il m’a dit quelque chose ; mais je n’y ai rien compris du tout.

— C’était en anglais ?

— Je n’en sais rien, Mam’selle ; je n’en ai pas entendu un mot.

— Est-ce qu’il riait en te parlant ?

— Mais, non ! il avait l’air de croire que j’étais une fille d’Angleterre, comme vous le lui aviez dit.

— Et toi, riais-tu ?

— Non, Mam’selle. Je ne voulais pas rire, crainte de faire manquer votre amusement.

— Et il ne t’a pas dit un mot en français ?

— Non, mais il m’a pris la crème des mains, comme s’il ne voulait pas que je le serve, et il a mis une de mes mains contre sa bouche. Dame ! j’ai trouvé ça bien drôle ! Mais Cadet est arrivé, et avant que j’aie eu le temps de rire… vous savez que je ne ris pas bien vite !… le monsieur anglais s’en est retourné bien vitement dans le salon.

— Tu avais tes habits de paysanne dans ce moment-là ?

— Sans doute, puisque c’était après le souper.

— Et tu n’as pas été étonnée de tout cela ?

— Non, Mam’selle, puisque c’était convenu entre vous ?

— Ce baiser sur la main ne t’a pas offensée ?

— Oh ! je voyais bien que ce monsieur ne voulait pas m’offenser ; c’était l’histoire de rire.

— Allons, Jeanne, cela t’a fait un peu de plaisir ?

— Ah ! que vous êtes maligne, ma mignonne ! Mais quel plaisir voulez-vous que ça me fasse ? Je ne le connais pas, ce monsieur.

— Jeanne, quand mon frère est arrivé, il t’a baisé la main aussi ?

— Oui, Mam’selle, pour s’amuser aussi.

— Et cela t’a fait de la peine, j’ai vu cela sur ta figure.

— Oui, Mam’selle, c’est la vérité. J’étais si contente de voir mon parrain si bien guéri, et avec une si bonne mine ! J’aurais bien voulu l’embrasser, ce pauvre mignon ! Et puis, tout d’un coup, il se mit à se moquer de moi. Ça m’a fait du chagrin. Et puis, après ça, je me suis dit que j’étais bien bête de me peiner pour ça. J’aime bien mieux le voir en train de rire que de le voir triste et malade comme il était quand il est parti.

— Bonne Jeanne, ne crois pas que Guillaume ait voulu se moquer de toi. Tu as bien vu qu’à moi aussi il me baisait la main ; ce n’était pas pour se moquer de moi, à coup sûr.

— Oh ! vous, c’est bien différent, vous êtes sa sœur ; au lieu que moi, qui suis sa filleule, c’est à moi de lui porter respect.

— Il te doit du respect aussi, Jeanne, et il en a pour toi.

— À cause donc, Mam’selle ?

— Parce que tu es sa sœur aussi, sa sœur de lait, et son amie de cœur presque autant que je le suis. Va, sois sûre qu’il n’est pas ingrat, et qu’il n’oubliera jamais la manière dont tu l’as soigné pendant sa maladie. Je n’étais pas là, moi, lorsqu’il était au plus mal ; je ne savais rien. On me cachait le danger de mon frère, et toi, tu étais alors sa véritable sœur. Maman m’a dit cent fois que sans toi Guillaume serait mort : car elle avait perdu la tête, ma pauvre mère, et tous les gens de la maison aussi. Toi seule étais toujours là, contenant toujours le délire de Guillaume, l’empêchant de courir dans sa chambre quand il était comme fou, obtenant de lui par la douceur ce que les autres ne pouvaient obtenir que par la force, te jetant à ses pieds pour lui persuader d’être tranquille et d’observer les ordres du médecin, le grondant quelquefois comme un petit enfant, le calmant par tes prières, par ta douceur. Oh ! ma chère Jeanne, c’est à toi que je dois mon frère que j’aime tant ! Comment veux-tu que mon frère et moi nous ne t’aimions pas comme si tu étais notre sœur ?

Guillaume n’avait pu rester longtemps seul. Entraîné irrésistiblement, il s’était rapproché, et le bruit de ses pas, amorti par l’herbe, n’avait pas frappé l’oreille des deux jeunes filles. Il était derrière elles, tandis qu’elles causaient ainsi, séparé seulement de Jeanne par le tronc du gros châtaignier qui l’ombrageait. — Oui, Jeanne, oui, Marie ! s’écria-t-il en se montrant tout à coup, vous êtes mes deux sœurs, et il y a des moments où vous ne faites qu’une dans ma pensée. Oh ! Marie, que je te remercie de savoir dire à Jeanne tout ce que je n’ai jamais su lui dire, et de l’avoir payée, par une si tendre amitié, de tout le bien qu’elle m’a fait ! Oh ! Jeanne, je ne t’ai jamais remerciée comme je l’aurais dû ! Tu as été un ange pour moi : j’ai tout vu, tout compris, tout senti, bien que je fusse presque fou. Oui, je t’ai vue des nuits entières à genoux à mon chevet ! Je me souviens que tu m’as plusieurs fois soulevé dans tes bras et même porté comme un enfant, pour me changer de fauteuil. J’étais maigre, exténué ! Toi, toujours forte et courageuse, tu as passé plus de trente nuits sans sommeil, et tu dormais à peine deux heures dans le jour, sur un matelas au pied de mon lit. Oh ! quels reproches je me faisais alors de n’avoir pu vaincre les heures de mon délire qui t’avaient brisée, ma chère Jeanne ! Et tu n’as pas été malade, toi ! Tu venais de soigner de même ta mère dans une longue et cruelle maladie, et tu as soigné encore la mienne, quand, après moi, elle est tombée malade de fatigue et d’épuisement. Et pourtant je ne t’ai jamais remerciée !

— Oh ! si, mon parrain, dit Jeanne toute en larmes, vous m’avez remerciée bien des fois, dix fois plus que ça ne méritait.

— Non, Jeanne, non ! s’écria le jeune homme exalté, j’étais accablé de je ne sais quelle tristesse ; je ne pouvais ni parler, ni pleurer ; j’étais fou autrement que pendant ma maladie, mais je l’étais encore. Combien de fois je me suis reproché, durant mon absence, de ne t’avoir pas dit ce que je te dis maintenant ! Et depuis trois jours que je suis ici, je ne t’ai rien dit encore ; je t’ai à peine regardée… je ne sais pas pourquoi ! Peut-être que je suis encore un peu fou, Jeanne, et que, sans l’exemple de ma sœur, je ne saurais pas encore me décider à t’exprimer ce que j’ai dans le cœur. Mais je ne suis pas ingrat, ne le crois pas. Pardonne-moi, et surtout ne pense pas que je t’aie baisé la main, en arrivant, pour me moquer de toi. Oh ! Jeanne, autant vaudrait me dire que je suis capable de me moquer de ma mère ou de Marie. Dis-moi que tu ne le crois plus, ma bonne Jeanne, je te le demande à genoux.

Et Guillaume, hors de lui, tour à tour pâle et le visage embrasé, était aux genoux de Jeanne stupéfaite, et couvrait de baisers ses mains, qui avaient enfin laissé tomber le fuseau diligent. Jeanne ne put d’abord que sangloter pour toute réponse.

— Ah ! mon cher petit parrain, dit-elle enfin en baisant avec la plus chaste et la plus maternelle effusion les beaux cheveux blonds de Guillaume, vous me faites de la peine à force de me faire plaisir ! Qu’est-ce que j’ai donc fait, mon Dieu ! pour que vous m’ayez tant d’obligations ! Est-ce que vous n’aviez pas été bon pour moi, aussi, à Ep-Nell et à Toull ? Oh ! je n’oublierai jamais vos amitiés, et c’est bien le moins que je vous aie soigné quand vous souffriez tant, que ça fendait le cœur ! J’avais donné mon âme et mon corps à Dieu pour qu’il envoie la mort sur moi au lieu de l’envoyer sur vous, et je savais bien que si quelqu’un devait en mourir, ça serait moi, parce que j’avais prié comme il faut. Mais le bon Dieu et la grand’vierge, mère de Jésus-Christ, n’ont pas voulu que nous mourions ni l’un ni l’autre. Vous êtes pour avoir du bonheur, pour vous marier, mon cher parrain, pour avoir des jolis enfants, et mam’selle Marie, que j’aime autant que vous, est pour avoir aussi du bonheur et de la famille, plaise à Dieu !

— Et toi, Jeanne, dit Marie, qui la tenait enlacée dans ses bras, n’espères-tu pas avoir du bonheur aussi ?

— Oh ! moi ! Mam’selle, pourvu que je sois auprès de vous, que je vous serve, que je ménage votre fait, que je soigne vos petits mondes quand ils seront venus, je serai bien assez contente, allez !

— Tu ne veux donc pas te marier aussi, toi ?

— Moi, Mam’selle ! je ne songe pas à ça.

— Et pourquoi donc, Jeanne ? Vous disiez cela autrefois à Toull, dit Guillaume, je m’en souviens ! mais ce n’était pas sérieux ?

— Voyons, Jeanne, est-ce que c’est vrai ? dit mademoiselle de Boussac à la jeune fille, qui ne répondait à Guillaume que par un mystérieux sourire. Tu es ennemie du mariage ?

— Oh ! non, Mam’selle, puisque je vous le conseille. Mais voilà mes vaches qui ne mangent plus, la mouche les fait enrager. C’est l’heure de les conduire au têt (au toit, à l’étable).

— Mais tu ne réponds pas à ce que nous te demandons ? reprit Marie en essayant de la retenir.

— Voyez, voyez, Mam’selle ? dit Jeanne ; mes vaches s’en vont toutes seules. Elles sauteraient dans le jardin ! Ne me détemsez pas[1], ma mignonne ! Et Jeanne, se dégageant, s’enfuit à travers la prairie.

— Eh bien ! dit mademoiselle de Boussac à son frère, voilà comme elle s’en tire toujours ! Jamais, quand il s’agit d’elle et de son avenir, je n’ai pu surprendre en elle une pensée d’intérêt personnel. Guillaume, il y a un mystère d’abnégation dans l’âme de cette jeune fille. J’ai fait plus de vingt romans sur elle sans trouver un dénouement qui eût le sens commun.

Guillaume était redevenu morne et pensif. Depuis sa maladie, ce jeune homme avait, lui aussi, un mystère dans l’âme. Son caractère doux et tendre ne s’était jamais démenti, même dans les accès du délire. En Italie, il avait semblé reprendre le cours égal de ses pensées d’autrefois ; mais, depuis son retour à Boussac, il se sentait redevenir déjà, malgré lui, ce qu’il avait été durant sa convalescence. Un orage intérieur grondait dans son sein. Tantôt il était porté à des épanchements extraordinaires, et tantôt il refoulait tous ses élans en lui-même, avec une profonde souffrance et une sorte d’effroi. Il faut bien avouer que la société de sa charmante sœur n’était pas le remède propre à son mal. Cette jeune fille enthousiaste n’avait jamais vu le monde, elle ne le connaissait pas, elle le haïssait par un effort de divination. Livrée dans sa première jeunesse à une ardente dévotion, elle avait pris l’Évangile au sérieux. Elle était fanatique de droiture et de dévouement. Dans un corps très-frêle, elle portait une âme de feu, et, sous des manières pleines de grâce et de douce sensibilité, elle cachait un caractère énergique, entreprenant, et amoureux des partis extrêmes. Elle était capable des plus sublimes folies ; elle eût été vivre au désert à douze ans, si elle eût su où trouver la Thébaïde ; à dix-sept ans, elle rêvait, au sein de l’humanité, une vie à part, toute de renoncement aux vanités du monde, toute de lutte contre ses lois iniques. Comme elle n’était pas grande à demi, elle vivait à l’aise dans ce foyer d’enthousiasme qui était son élément, et elle ne s’apercevait pas que Guillaume n’y entrait que par bonds et par élans terribles, qui le brisaient sans lui faire pousser des ailes. Ce jeune homme avait les généreux instincts de sa sœur ; mais il avait aussi la faiblesse de sa mère. Avec Marie, il s’enflammait pour la vie de sentiment. Ils dévoraient ensemble les romans les plus vertueux et les plus incendiaires. Avec madame de Boussac, Guillaume se rappelait la puissance du monde, et ce que sa mère, d’accord avec le monde, appelait les devoirs d’un homme bien né. Il se laissait alors enlacer par les projets de mariage et les rêves ambitieux. Quoique son goût n’en fût pas complice, sa craintive conscience les acceptait comme des nécessités cruelles auxquelles rien ne pourrait le soustraire. Aussi était-il malheureux et accablé, livré à une lutte sans fin contre lui-même.

Tout en retournant au château lentement avec sa sœur, Guillaume parut fort distrait, bien qu’il prêtât une oreille attentive à toutes ses paroles et que son cœur agité en recueillît avidement le miel ou l’amertume. Il était toujours question de Jeanne. Marie, ignorant la plaie qu’elle creusait au cœur de son frère, se perdait en conjectures sur l’avenir de la jeune fille et sur les sentiments de sir Arthur. Elle avouait qu’elle regrettait la première illusion que la déclaration à la paysanne Jeanne lui avait fait goûter, et que son roman prendrait une tournure prosaïque, si M. Harley se guérissait en voyant miss Jane traire les vaches. Guillaume paraissait préférer, par raison et par amitié, ce dénouement vraisemblable. Mais il était bien sombre, et, en quittant sa sœur, il alla rêver seul au bord de la rivière.

  1. Faire perdre le temps, détempser.