Jeanne/XIV

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J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 3p. 51-54).
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XIV.

SIR ARTHUR.

Pendant le reste de la semaine, Guillaume n’adressa plus à Jeanne qu’un bonjour ou un bonsoir amical, en passant, sans même la regarder, ce dont Jeanne n’eut ni étonnement ni chagrin. Elle n’était point exigeante, et l’accès de reconnaissance enthousiaste que son parrain avait eu à ses pieds dans la prairie, lui semblait avoir acquitté au centuple, et à tout jamais, la dette du malade envers l’infirmière. Comme elle n’avait point connu Guillaume avant sa maladie, et qu’il était extérieurement beaucoup plus animé que durant sa convalescence, elle le croyait rendu à son état naturel, et ne s’apercevait pas que toutes ses tristesses lui étaient revenues. Guillaume cachait assez bien sa peine secrète devant sa mère et la famille de Charmois ; mais lorsqu’il était seul avec Marie, il ne pouvait se contraindre, et Marie s’effrayait du retour, chaque jour plus marqué, de son ancienne mélancolie.

Bien que Claudie fût plus spécialement fille de chambre, comme on dit au pays, ce n’était pas elle qui déshabillait, le soir, mademoiselle de Boussac. Jeanne, étant occupée aux champs ou à la laiterie le matin, Marie, qui l’aimait tendrement, s’était réservé l’heure de son coucher pour causer avec elle. Elle avait pris l’habitude de lui raconter toutes les impressions de sa journée, et cette association aux plaisirs et aux ennuis de sa jeune maîtresse était pour Jeanne une éducation de sentiment, la seule peut-être dont elle fût susceptible.

Transplantée brusquement de sa vie sauvage à un état de civilisation, tout avait été incompréhensible pour Jeanne dans les commencements. Entre les besoins restreints de son existence rustique et les mille besoins artificiels des personnes aristocratiques qu’elle servait, il y avait un monde inconnu que sa pensée avait renoncé à franchir. Un esprit moins bienveillant que le sien eût fait la critique de ces étranges habitudes. Celui de Claudie, éminemment progressif, et corruptible par conséquent, acceptait avec admiration la nécessité de toutes ces recherches, de tous ces soins de détail qu’on exigeait d’elle et dont elle voyait avec envie ses maîtres profiter. Lorsqu’on la faisait goûter un peu aux miettes de ce bien-être et de ce luxe, elle était enivrée, et le besoin de ces satisfactions inconnues naissait en elle spontanément avec la jouissance. Cadet acceptait l’inégalité des conditions comme un fait accompli ; mais, sous son air simple, il n’en était pas moins le fils de maître Léonard, le philosophe railleur et sceptique ; son sourire n’était pas si niais qu’on le pensait, il était souvent ironique sans qu’on y prît garde. Mais Jeanne était restée, à peu de chose près, ce qu’elle était à Ep-Nell, rêvant, priant, et aimant sans cesse, ne pensant presque jamais ; une véritable organisation rustique, c’est-à-dire une âme poétique sans manifestation, un de ces types purs comme il s’en trouve encore aux champs, types admirables et mystérieux, qui semblent faits pour un âge d’or qui n’existe pas, et où la perfectibilité serait inutile, puisqu’on aurait la perfection. On ne connaît pas assez ces types. La peinture les a souvent reproduits matériellement ; mais la poésie les a toujours défigurés en voulant les idéaliser ou les traduire, oubliant que leur essence et leur originalité consistent à ne pouvoir être que devinés. Il faut bien reconnaître que l’homme des champs a besoin de subir de grandes transformations pour devenir sensible aux conquêtes et aux bienfaits d’une religion et d’une société nouvelles ; mais ce qu’on ne sait pas, c’est que la nature produit de tout temps dans ce milieu certains êtres qui ne peuvent rien apprendre, parce que le beau idéal est en eux-mêmes et qu’ils n’ont pas besoin de progresser pour être directement les enfants de Dieu, des sanctuaires de justice, de sagesse, de charité et de sincérité. Ils sont tout prêts pour la société idéale que le genre humain rêve, cherche et annonce, mais leur inquiétude ne le devance pas. Incapables de comprendre le mal, ils ne le voient point. Ils vivent comme dans un nuage d’ignorance ; leur existence est pour ainsi dire latente. Leur cœur seul se sent vivre ; leur esprit est borné comme la primitive innocence : il est endormi dans le cycle divin de la Genèse. On dirait, en un mot, que le péché originel ne les a pas flétris, et qu’ils sont d’une autre race que les fils d’Ève.

Telle était Jeanne, Isis gauloise, qui semblait aussi étrangère aux préoccupations de ceux qui l’entouraient, que l’eût été une fille des druides transportée dans notre siècle. Ne sachant rien blâmer, tant la douceur et la charité remplissaient son âme, elle renonçait à s’expliquer ce que le blâme seul eût rendu explicable. Elle végétait comme un beau lis dans sa douce extase, le sein ouvert aux brises de la nuit, aux baisers du jour, à toutes les influences de la terre et du ciel, mais insensible comme lui aux agitations humaines, et ne trouvant pas de sens au langage des hommes.

À force d’avoir à s’étonner de tout, Jeanne ne s’étonnait donc réellement de rien. Tout incident nouveau dans sa vie éveillait en elle cette simple réflexion : « Encore quelque chose que je ne sais pas, et que je comprendrai encore moins quand on me l’aura expliqué. »

Marsillat n’avait rien compris à Jeanne. Guillaume s’y était attaché par une sorte d’instinct poétique et fatal. Sir Arthur l’avait devinée en partie. Marie seule la connaissait, elle avait raison de s’en vanter. Il fallait être arrivé par l’intelligence à la notion du sublime, pour comprendre comment, par le cœur seul, Jeanne s’y trouvait toute portée. Aussi mademoiselle de Boussac remarquait-elle que Jeanne avait tout autant à lui enseigner qu’à apprendre d’elle. Si la jeune châtelaine était plus éclairée dans ses affections, la bergère d’Ep-Nell était plus forte dans sa sérénité ; et quand Marie lui avait fait comprendre les souffrances d’une âme tendre, elle lui faisait comprendre à son tour la puissance d’une âme dévouée, le calme d’une religieuse abnégation. Elles disaient ensemble leur prière du soir, devant une petite madone d’albâtre que Guillaume avait envoyée d’Italie, et qu’elles couronnaient de fleurs de la saison. Ces deux jeunes filles n’avaient pas précisément le même culte. Marie n’était pas une dévote catholique ; c’était une chrétienne égalitaire, une radicaliste évangélique, si l’on peut s’exprimer ainsi. C’est assez dire qu’elle était hérétique à son insu.

Jeanne était une radicaliste païenne, sans s’en douter davantage. Ses superstitions rustiques lui venaient en droite ligne de la religion des druides, cette doctrine peu connue dans son essence, car on ne l’a jugée que d’après les crimes qui l’ont souillée et dénaturée[1]. La vierge Marie et la grand’fade se confondaient étrangement dans l’imagination poétiquement sauvage de la bergère d’Ep-Nell. Il y avait peut-être aussi quelque chose de sauvage et d’antique dans la résignation avec laquelle elle acceptait le fait de l’inégalité sur la terre. Mais il n’y avait rien de faible ni de lâche dans cette résignation. Jeanne, ne connaissant pas le prix de l’argent, n’ayant pas de besoins, et ne comprenant pas qu’il y eût dans la vie d’autres jouissances que celles de l’âme, ne se trouvait pas frustrée dans sa part de bonheur par la richesse et la puissance d’autrui. C’était un être exceptionnel, se rattachant, comme je l’ai dit déjà, à un type rare qui n’a pas été étudié, mais qui existe, et qui semble appartenir au règne d’Astrée.

Un soir que Jeanne et Marie venaient de finir leur prière, dans la chambre virginale et toute parsemée de violettes de la jeune châtelaine, celle-ci dit à sa rustique compagne : « Nous avons prié pour Guillaume en particulier. Dieu veuille qu’il ait un bon sommeil cette nuit, et que demain son front soit moins sombre !

— Eh ! ma mignonne ! de quoi vous inquiétez-vous ? répondit Jeanne. Si mon parrain n’a pas tout ce qu’il lui faut pour être heureux, il l’aura bientôt. Ça ne peut pas manquer. Prenez donc son mal en patience : il passera.

— Que veux-tu dire, Jeanne ? Devines-tu ce que mon frère peut désirer ?

— Je vois qu’il est jeune, et je pense qu’il s’ennuie un peu d’être tout seul. Vous autres, mondes riches, vous vous mariez trop tard. Chez nous, un garçon de vingt-deux ans aurait déjà de la famille. Mon parrain est bon, il est tout cœur. S’il avait une belle brave femme et des mignons petits enfants, il ne s’ennuierait pas, allez ! Faut conseiller à ma marraine de lui chercher une femme. Croyez-moi, Mam’selle, et vous verrez qu’il sera content.

— Tu crois donc qu’on ne peut pas être heureux sans famille, Jeanne ! et tu dis pourtant que tu ne veux pas te marier !

— Il ne s’agit pas de moi, Mam’selle, mais de mon parrain. Moi, je n’ai pas le temps de m’ennuyer ; mais lui, il ne travaille pas, et il lui faut une compagnie.

— Est-ce qu’on n’a pas sonné à la porte de la cour, Jeanne ? dit mademoiselle de Boussac, distraite par le son de cette cloche. Il était onze heures. Toute la ville était plongée dans le sommeil, et jamais visite ne s’était présentée à cette heure indue.

— M’est avis que vous avez raison, Mam’selle. On a sonné à la grand’porte.

— Qui peut venir maintenant ? Tout le monde est couché dans la maison !

— Oh dame ! ça n’est pas Cadet qui se réveillera. Une fois parti, c’est pour jusqu’au petit jour. La maison pourrait bien lui tomber sur le corps sans le déranger. Je m’en vas voir ce que c’est.

— Attends, Jeanne, j’irai avec toi : il ne faut pas ouvrir au premier venu. Nous parlementerons par le guichet.

— Venez, si ça vous amuse, Mam’selle !

Mademoiselle de Boussac jeta une écharpe de barége sur sa tête, prit la petite lanterne de Jeanne, et descendit avec elle légèrement, un peu curieuse, un peu effrayée de l’aventure.

On sonnait avec précaution, et comme si on eût craint de réveiller brusquement les hôtes du château.

— C’est du monde qui n’est pas hardi, dit Jeanne en ouvrant le guichet : qu’est-ce que c’est donc que vous voulez ?

— C’est un ami qui vous revient, répondit une voix que Marie reconnut sur-le-champ pour celle de sir Arthur.

— Eh ! vite ! eh ! vite ! ouvrons ! s’écria-t-elle en le saluant affectueusement à son tour du nom d’ami par le guichet.

Sir Arthur, pour arriver plus vite par les mauvais chemins, avait pris un cheval à Sainte-Sévère. Jeanne, dont il ne vit pas les traits dans l’obscurité, prit la bride du locatis, et se chargea de le conduire à l’écurie, tandis que l’Anglais aidait gaiement la jeune châtelaine à refermer les portes. Ils se dirigèrent ensuite vers le château et entrèrent dans la grande salle aux gardes, qui était devenue la cuisine, et qui occupait le rez-de-chaussée.

— La nuit est fraîche, et je suis sûre que vous avez besoin de vous chauffer, dit Marie ; tenez, il y a encore du feu ici, je vais éveiller maman et Guillaume.

— Guillaume, je le veux bien… mais votre mère, je m’y oppose… Laissez-la dormir, et demain matin, je lui jouerai une fanfare sous sa fenêtre, à l’heure où elle s’éveille ordinairement.

— Au fait, elle a eu la migraine aujourd’hui, et son sommeil est précieux… mais Guillaume…

Marie allait monter à la chambre de son frère, lorsque celui-ci parut sur le seuil de la cuisine. Il avait entendu la cloche, le grincement de la grande porte sur ses gonds, et surtout les aboiements des chiens, qui n’étaient pas encore apaisés par les caresses de sir Arthur. Il s’était habillé à la hâte, et venait dans la cuisine chercher de la lumière.

— Oui-da ! s’écria-t-il en voyant sir Arthur, un tête-à-tête nocturne avec ma sœur ! Et il se jeta dans les bras de son ami, heureux de le revoir, bien qu’une étrange souffrance vînt en même temps s’emparer de son âme. Claudie, que Jeanne avait éveillée, accourut offrir ses services, et sir Arthur, ne voulant à aucun prix déranger les autres habitants de la maison, Marie et sa soubrette alerte lui servirent une espèce de souper sur le bout de la table de la cuisine. Le sans-façon de cette réception campagnarde égaya beaucoup les jeunes hôtes, et leur convive, serein et enjoué comme à l’ordinaire, fit honneur aux viandes froides et aux sauces figées du repas impromptu.

— Nous ne vous espérions pas si tôt, lui dit Guillaume ; voilà pourquoi le veau gras est encore debout dans l’étable.

— Mes enfants, je suis venu deux jours plus tôt que je ne comptais, et je vous dirai pourquoi tout à l’heure.

Marie comprit que M. Harley ne voulait pas s’expliquer devant Claudie, et elle ordonna à celle-ci d’aller aider Jeanne à préparer la chambre de sir Arthur.

— Je vous dirai présentement, mes enfants !… dit sir Arthur d’un ton solennel en prenant dans chacune de ses mains la main du frère et celle de la sœur. Et il garda un instant le silence comme pour se recueillir. Guillaume sentit le feu lui monter au visage.

— J’ai pris une grande résolution, mon cher Guillaume, reprit l’Anglais avec gravité ; et comme je sais que vous n’avez pas de secrets pour votre sœur, je suis bien aise de lui soumettre mes plans. J’ai résolu de me marier, et comme j’ai trouvé enfin la personne selon mon cœur, je viens ici pour tâcher de l’obtenir d’elle-même, et de ses parents, si elle en a.

— Nous y voici ! pensa Marie en soupirant, et elle regarda son frère comme pour l’avertir de ne pas laisser sir Arthur s’engager plus avant. Mais Guillaume était absorbé dans ses pensées.

— J’ai écrit deux lettres, continua sir Arthur : une à la personne, directement, et une autre à madame de Charmois, que je suppose être la protectrice, et, pour ainsi dire, la tutrice de la demoiselle attachée à sa fille… Je n’ai pas reçu de réponse, et dans l’inquiétude que ma demande, un peu contraire aux usages peut-être, n’ait pas été prise au sérieux, je suis venu vite pour m’en expliquer nettement. Je ne crois pas madame de Charmois très-bien disposée en ma faveur. C’est donc vous, mon cher Guillaume, et peut-être vous aussi, ma bonne mademoiselle Marie, que je veux charger d’être tout naïvement et tout loyalement les négociateurs de mon mariage avec miss Jane…, dont je ne sais pas le nom, mais dont la figure me plaît et me donne une entière sécurité.

— Cher Arthur, répondit Guillaume, vous êtes noble et admirable, surtout dans vos bizarreries ; mais vous nous voyez bien malheureux, ma sœur et moi, d’avoir à vous désabuser. Vous avez donné, bien plus que nous ne voulions, et bien malgré nous, à la fin, dans une plaisanterie dont nous étions loin de prévoir les conséquences. Il faut donc vous le dire… miss Jane n’a jamais existé.

— Hô !… dit M. Harley avec l’accent indéfinissable de surprise flegmatique que les Anglais mettent dans cette exclamation.

— Hélas, non ! dit mademoiselle de Boussac avec un sourire compatissant et en pressant la main de M. Harley. Ni mademoiselle de Charmois ni moi n’avons de gouvernante. Miss Claudia et miss Jane sont tout bonnement Jeanne et Claudie, l’une femme de service, l’autre vachère et laitière de la maison.

— Hô ! fit l’Anglais, dont les grands yeux bleus s’arrondissaient de plus en plus.

— Consolez-vous, reprit Marie avec douceur. Vous vous êtes trompé sur la condition sociale de la personne ; mais ni la cranioscopie du docteur Gall, ni la physiognomonie du révérend Lavater n’ont menti relativement au mérite moral de Jeanne. Jeanne est aussi bonne et aussi pure qu’elle est belle. C’est un ange. Mais je dois vous dire bien vite qu’elle n’a reçu aucune espèce d’éducation, qu’elle a vécu aux champs avec les troupeaux, qu’elle est fille de la nourrice de Guillaume, une simple paysanne, enfin qu’elle ne sait pas lire, et qu’il est à craindre qu’elle ne puisse jamais l’apprendre, car elle manque d’aptitude pour toutes nos vaines connaissances, et elle comprend mieux les choses du ciel que celles de la terre.

— Hô ! fit l’Anglais pour la troisième fois, et il resta plongé dans ses réflexions.

— Mon cher Arthur, lui dit Guillaume, ne craignez pas les suites de votre erreur. Nous serions désespérés que notre folle plaisanterie autorisât seulement un sourire hors de la famille. Madame de Charmois ne nous a point parlé de votre billet, nous ignorons même si elle l’a reçu. Quant à Jeanne, comme elle ne sait pas lire, c’est nous qui seuls avons eu communication de votre lettre, et nous ne lui en avons nullement fait part. Nous vous remettrons cette lettre ; qu’il n’en soit jamais question, même en riant. Ma mère elle-même ignore tout. Quant à la Charmois, il vous sera facile de lui faire croire que votre billet est une suite du poisson d’avril, et que c’est vous qui vous êtes moqué d’elle.

M. Harley n’avait pas entendu un mot du discours de Guillaume. Il était occupé à commenter celui de Marie, qui résonnait encore à ses oreilles. Il se tourna vers elle, et lui fit, d’une manière posée et très-méthodique, une série de questions sur le caractère, les goûts et les habitudes de Jeanne. À quoi la jeune fille répondit avec toute la vivacité de sa tendresse et de son admiration pour Jeanne, et elle termina par un panégyrique complet, mais parfaitement sincère, où elle ne lui dissimula rien des difficultés qu’il aurait sans doute dans les commencements à échanger ses pensées avec un être si candide et si différent du monde où il avait vécu jusqu’alors.

M. Harley écouta attentivement, froidement en apparence. Puis, l’horloge sonnant une heure après minuit, il baisa la main de Marie en lui disant : « Vous êtes un ange, vous aussi. Je vous demande la nuit pour réfléchir et prendre mon parti.

— Prenez plus de temps, ami, dit Guillaume, rien ne presse. Jeanne ignore vos intentions… »

Mais M. Harley semblait être sourd à la voix de Guillaume. Guillaume, lui parlant de l’effet de ses démarches et du soin de sa dignité aux yeux d’autrui, ne pouvait le distraire de sa passion. Car, qui l’eût deviné ? Sir Arthur, sous son apparence imperturbable, avait une grande spontanéité et, en même temps une grande ténacité dans ses affections. Il prit congé de Marie sur l’escalier, traversa sur la pointe du pied les corridors du vieux château, et arriva avec Guillaume à la chambre qu’on lui avait préparée.

Le premier objet qui frappa ses regards en y entrant, et qui lui arracha encore un hô ! étouffé, fut Jeanne, debout auprès de son lit, couvrant de taies blanches les oreillers destinés à son sommeil… Jeanne, ayant le commandement en chef des lessives et les clefs du garde-meuble, présidait à la distribution du linge, et le fin ne passait jamais que par ses mains. La toile, blanche comme la neige, était parfumée, grâce à ses soins, d’iris et de violettes, et elle touchait sans les froisser les garnitures de mousseline légère qu’elle faisait flotter autour des coussins. Elle avait un peu de lenteur dans tous ses mouvements ; mais, comme elle ne se reposait jamais, son travail incessant devançait encore l’activité souvent étourdie et bruyante de Claudie. Il y avait dans sa physionomie une sorte de majesté angélique qui faisait disparaître la vulgarité de ses attributions. À la voir nouer lentement les cordons de ses oreillers, d’un air sérieux et pensif, on eût dit d’une grande-prêtresse occupée à quelque mystérieuse fonction dans les sacrifices.

L’Anglais resta immobile sans lui dire un mot. Guillaume, ému, se sentit cloué au plancher. Il eût mieux aimé en cet instant perdre l’amitié de sir Arthur que de le laisser seul avec Jeanne, et Dieu sait pourtant que sir Arthur eût été encore plus timide et plus réservé que Guillaume dans un tête-à-tête avec cette jeune fille. Cette dernière, impassible et la tête penchée, faisait tous ses nœuds en conscience. Il sembla à Guillaume qu’elle entrelaçait le nœud gordien, tant les secondes lui parurent longues. Enfin elle sortit, et l’Anglais amoureux, qui n’avait osé lui dire ni bonjour, ni bonsoir, se laissa tomber dans un fauteuil en poussant un gros soupir. « Demain, mon cher Guillaume, demain, dit-il en secouant la main du jeune baron pour prendre congé de lui, je vous dirai ce que tout cela sera devenu dans mon esprit. La nuit porte conseil.

— Vous comptez donc veiller ? lui demanda Guillaume, qui, malgré son affection pour lui, ne pouvait se défendre d’un peu d’amertume ironique dans le fond de son âme. Je vous conseille, au contraire, de bien dormir, mon ami, car vous devez être brisé de fatigue. Le repos vous rendra l’esprit plus libre et plus sain pour réfléchir demain.

M. Harley ne répondit pas, et Guillaume le quitta, douloureusement jaloux de sa liberté et de son courage.

Arthur ouvrit ses malles qui l’avaient devancé, et qu’on avait déposées dans cet appartement, endossa sa robe de chambre, chaussa ses pantoufles, alluma deux bougies sur la cheminée, et se plongea dans son fauteuil, pour se livrer plus à l’aise à ses méditations. Mais il n’y avait pas encore donné cinq minutes qu’on frappa légèrement à sa porte. Il alla ouvrir et vit paraître Jeanne qui lui apportait un plateau couvert d’un thé complet. « C’est mam’selle Marie qui vous envoie ça, Monsieur », dit Jeanne en posant le plateau sur la table ; et elle porta la bouilloire devant le feu. Pendant ce temps, M. Harley s’étant dit que cette apparition était fatale, et la regardant comme un coup du sort, alla résolument pousser la porte, et revenant s’asseoir dans son fauteuil d’un air pensif qui n’était pas fait pour effaroucher la pudeur, « Mademoiselle, dit-il pendant que Jeanne arrangeait les porcelaines sur la table, voulez-vous me permettre de vous adresser une question ? » Jeanne trouva l’Anglais excessivement poli, et lui répondit d’un air tranquille qu’elle attendait ses commandements.

  1. On sait pourtant que le druidisme comme le sivaïsme partait des augustes et impérissables croyances sur la trinité et l’immortalité de l’être, qui sont la base de toutes les grandes religions et dont le christianisme n’est qu’un développement.