Jeanne Bijou/Acte II
ACTE II
Scène PREMIÈRE
Je n’ai pas cédé, je n’ai pas pardonné, c’est fini ; depuis deux mois, nous nous voyons à peine, sans nous parler autrement que pour ne rien nous dire. Il me semble qu’il fait froid en moi-même et que je m’engourdis lentement. Oh ! je l’aurais tant aimé ! Il est venu à moi, qui ne savais rien, et m’a dit d’une voix tremblante : Voulez-vous être mienne ? Il parlait tout bas, tout bas, et c’était si délicieux ! À présent ma joie est morte. Mais que sont donc ces femmes qui nous les prennent ! et qu’ont-elles de plus que nous ? Cette Jeanne Bijou les traîne à sa suite, l’un après l’autre, et ils ne se révoltent pas, ils acceptent le partage ! (Un silence) ; Croyez-vous qu’il l’aime encore ?
Non, certes, et je crois même qu’il ne l’a jamais aimée.
Oh ! si !
Aimée, j’entends comme il vous aime.
Il y a donc des façons différentes…
Mais oui, ma pauvre enfant ; ces femmes dont vous parliez ne nous prennent pas tout entiers, ne le croyez pas. Et c’est ce qui souvent fait leur colère ; elles n’ont de nous que l’heure, que la minute, mais rien d’elles ne reste au fond de notre vie, et lorsque nous pensons à celles que nous nommions nos maîtresses, nous leur faisons une suprême injure dans notre mémoire : c’est de les y confondre. Pardon de vous parler de cela…
Non, dites toujours, c’est bon de vous entendre.
Lorsqu’on nous parle d’elles, nous hésitons sur la couleur de leurs cheveux ; nous les avons aperçues, ces femmes, mais nous ne les avons pas regardées. Vous, au contraire, nous faisons plus et mieux que vous regarder, que vous voir, nous vous sentons, notre âme se mêle à la vôtre, nous nous unissons si complètement, que nous ne sommes plus qu’un…
Tandis qu’avec elles…
Nous sommes si souvent trois !
C’est pour m’être agréable que vous me dites cela ?
C’est la vérité. Pourquoi tenez-vous rigueur à Albert, et si longtemps ?
Parce que je ne puis plus même l’estimer, que des doutes constamment m’oppressent. J’ai peur de moi, j’ai peur de me diminuer en lui pardonnant…
De l’orgueil dans la jalousie. Écoutez. Vous avez confiance en moi, n’est-ce pas ?
Oh ! oui.
Eh bien, laissez-vous aller ! Le cœur se trompe quelquefois, mais être vaincu par lui, ce n’est pas une défaite dont il faille rougir.
Je ne sais.
J’entends Albert ; soyez bonne, c’est si facile.
Scène II
Au revoir, madame, je vous laisse ; à plus tard, toi !
À plus tard. (Silence.) Christine, c’est moi, ce n’est que moi qui veux vous voir, vous parler, savoir enfin si votre attitude n’est pas un jeu pour me punir, s’il est vrai que tout s’est brisé entre nous depuis la malencontreuse visite d’il y a deux mois.
Malencontreuse visite, en effet ; vous n’avez pas l’exagération facile. Cette malencontreuse visite n’avait rien de criminel en elle-même, je le sais, mais l’idée de la faire prouvait que vous aviez assez du… hors-d’œuvre du mariage, et j’en ai été blessée irrémédiablement, vous devez le comprendre ; pourquoi venir me demander alors d’oublier ce que vous savez inoubliable ?
Parce que vous m’avez aimé, parce que vous ne pouvez pas ainsi briser notre vie à tous les deux ; il n’y a rien d’inoubliable ; aimer c’est oublier tout ce qui n’est pas l’amour, et nous pouvons aimer encore, Christine ; hors de là, tout est folie ; on ne détruit pas l’avenir parce qu’il y a une tache dans le passé ; on ne s’arrête pas sur la route parce qu’on a buté du pied contre un caillou, voyons, écoutez-moi, je me mets à vos pieds, vous êtes celle que j’aime… Mais vous ne sentez donc plus rien, vous ?
Je sens le vide et la solitude ; je vous aurais pardonné peut-être encore si vous n’étiez pas retourné chez cette femme…
Par dépit, par désespoir, oui, j’y suis retourné ; chassé par vous, j’ai voulu consommer ma première faute, mais je ne l’aimais pas, je ne l’aime pas, vous dis-je, et je suis revenu dégoûté d’elle, parce que je sentais qu’ici seulement il y avait le calme, la pureté, le repos…
J’étais l’hôtellerie où l’on se délasse après une longue marche, n’est-ce pas ? Vous songez à moi lorsque vous êtes fatigué, et vous m’appelez comme vous appelez votre valet, — pour qu’il vous donne vos pantoufles ? Rompons-là, monsieur ; cet entretien n’aboutirait qu’à rouvrir d’anciennes blessures ; laissez-les tenter de se fermer, ne leur faites pas de mal. Sur toutes choses passées je tente d’endormir ma vie, et si je souffre, c’est d’une douleur lente à laquelle vous n’avez pas le droit de toucher, elle est bien à moi.
Vous êtes impitoyable, et doucement, avec votre rancune, vous me poussez à des folies et à des désespoirs.
Vous pensez trop à vous, monsieur.
Est-ce ma faute ?
Vos folies et vos désespoirs ne pourront effacer ce que vous avez fait.
Ce que j’ai fait s’éloigne dans le passé ; je vous demande l’oubli ; si vous n’avez rien gardé pour moi, madame, c’est qu’un autre…
Prenez garde ; vous allez être brutal.
… Et cet autre, c’est Gaston de Cléry ; tout le monde le dit, tout le monde le sait, et votre rancune, la voilà ; votre obstination, la voilà ! Vous ne m’aimez plus, mais c’est parce que vous avez porté votre amour autre part ! Mais répondez donc, je vous en supplie ; défendez-vous !
Il ne me plaît pas de vous répondre et je ne me donnerai pas la peine de me défendre. (Elle sort.)
Scène III
Je l’aime ! je l’aime ! mon Dieu ! mon Dieu !
Scène IV
Bonjour, ami.
Bonjour.
Tu ne me donnes pas la main ?
Non.
Pourquoi ?
Entends-tu ce que dit le monde ?
Je l’entends beaucoup, beaucoup trop même, mais je l’écoute peu.
Tu as tort. Lorsque le monde éclabousse une femme d’un nom d’homme, il est du devoir de cet homme de défendre celle qu’on accuse.
Ceux qu’on accuse à tort n’ont pas à se défendre — et le monde peut parler.
Eh bien, je ne veux pas moi qu’il parle, tu m’entends ; je ne veux pas qu’il dise : M. Gaston de Cléry est l’amant de la comtesse de Morteroche.
Ah ! il dit cela ?
Eh bien, que dis-tu, toi ?
Je dis qu’il faut le laisser dire.
Même s’il dît vrai ?
Même s’il dit vrai. As-tu parlé de cela à ta femme ?
Oui, elle m’a répondu comme dans les comédies : je ne veux pas me défendre.
C’est très bien dit, je n’ai qu’à l’imiter, et toi — tu feras ce que tu voudras.
Ce que je veux, c’est savoir ; c’est m’enfoncer dans la tête ou l’en rejeter tout de suite ce soupçon que le monde me souffle à voix basse, à toute heure. Ma femme, Christine, je l’aime, entends-tu ? je veux l’avoir à moi, à moi seul, je l’ai payée de mes angoisses, de mes doutes, de cette attente de deux mois dont j’ai le cœur broyé. Réponds-moi, réponds-moi.
Je n’ai rien à dire.
Réponds-moi.
Je n’ai rien à dire.
Scène V
Et vous avez raison, merci. (À Albert) Ce que vous faites en ce moment, monsieur, est de la folie. M. de Cléry est mon amant, vous ne vous êtes pas trompé.
Vous avez dit qu’il est votre amant ?
Mais oui, pourquoi pas ? N’avez-vous pas une maîtresse, vous ? (Albert court la main levée vers Gaston. Christine l’arrête au moment où il va frapper.)
Non ; il ne peut y avoir de sang, monsieur, entre vous et Gaston ; ne frappez pas ; oui, je sais, vous voyez rouge, vous ne vous connaissez plus. Attendez, attendez, je vous en supplie… demain… Allez, Gaston !
Je me retire, madame, et j’attends les ordres de M. de Morteroche. (Albert fait un signe d’acquiescement las.)
Scène VI
Madame, à vous entendre, je comprends que l’on meure de rire. Votre sang-froid m’a rendu le mien ; je vous écoute ; développez cette théorie en attendant que je brûle la cervelle à votre amant.
Ce sera facile à faire ; il ne se défendra pas.
Nous verrons
Vous verrez. Il ne se défendra pas ; s’il vous tuait, on dirait que je suis complice.
Vous êtes adorable !
J’ai un amant ; je l’ai pris le jour où vous avez été chez Jeanne Bijou, votre maîtresse ; je suis veuve de vous, donc, libre de me faire aimer par qui je veux.
Libre de me faire la risée de tous, de me mettre dans le coin comme un enfant qui n’est pas sage.
Libre de demander à un autre ce que vous n’avez pas voulu me donner ; libre de disposer de mon cœur, que vous avez rejeté après l’avoir brisé.
Les morceaux en sont bons, paraît-il ?
Vous ne savez pas, vous autres, comment nous arrivons dans le mariage. Pendant toute une jeunesse, nous nous sommes gardées pour un être inconnu que nos rêves faisaient beau, tendre, caressant. Nous le voulions noble, fort, assez puissant pour nous dominer en nous aimant bien, assez doux pour que sa domination fut imperceptible. Nous songions que, la main dans la main, nous traverserions la vie avec lui, comme un sentier plein de parfums où les pas sont lents, où les baisers sont adorables. Et lorsqu’il est venu à nous, l’inconnu, que nous avons entendu sa voix nous dire : « C’est moi », nous avons cru défaillir tant nous avions de bonheur !
Et nous ?
Et vous, que nous choisissons pour maître et que nous nous promettons d’aimer, d’envelopper de tendresse, vous arrivez avec des mots qui mentent et des regards qui trompent. Nous sommes si faciles à tromper ; nous ne demandons qu’à vous croire, en somme, et quand vous venez, les yeux encore cernés par la dernière nuit blanche, nous pensons que c’est d’avoir pleuré pour nous. Vous nous apportez les reliefs de votre cœur et nous n’avons de vos sourires que ce qu’ont bien voulu nous laisser vos maîtresses.
Il est plaisant que ce soit moi qui essuie en ce moment vos reproches et vous devez me trouver risible de les accepter. Finissons-en.
Alors, vous allez provoquer monsieur de Cléry !
Assurément.
Et si monsieur de Cléry vous tue ?
J’aurai eu toutes les chances.
Et après ?
Après, j’imagine que les choses du monde me gêneront peu. Vous serez libre.
Et si vous tuez Gaston ?
C’est que le hasard n’est pas trop injuste, et je serai vengé.
De qui ?
De lui.
Et moi qui vous ai offensée ?
Vous n’aurez plus votre amant, cela me suffit ; au moins ne serai-je ni rabaissé, ni ridiculisé.
Ah ! le ridicule ! Vous ne voyez que cela, vous autres. La peur d’être ridicule vous ferait commettre toutes les iniquités et toutes les folies. Ridicule ! Ah ! cela tue, dit-on ? cela fait qu’on se tue, voilà tout. Ridicule ! mais c’est nous qui le sommes, à toute heure, de tenter de nous faire comprendre, de nous mettre à vos pieds, d’immoler notre pureté, nos rêves, nos tendresses, à vous qui ne savez pas comment l’on aime !
Ce n’est pas vous qui nous l’enseignerez, je pense ; j’ai commis une faute ; je l’ai regrettée et la regrette encore ; je suis venu vers vous, mains jointes, implorant l’oubli… Que m’avez-vous répondu ? — Que vous ne vouliez pas vous défendre et que vous aviez un amant.
Oui, c’est vrai, je vous ai répondu cela, oui, c’est… vrai.
C’est vrai, vous le dites encore ; mais en réalité, madame, vous devez vous étonner que je reste ainsi, calme devant vous (crescendo), sans rien dire, sans crier de colère…
Non… non… je ne m’étonne pas… car, écoutez ! Lorsque je vous ai dit que monsieur de Cléry est mon amant, vous ne m’avez pas crue… (Elle va vers la porte, puis, violemment :) Et vous ne pouviez me croire !