Jeanne Bijou/Acte III
ACTE III
Scène I
Eh bien ! major, j’apprends qu’il s’est passé des événements tragiques depuis quelques heures. On parle soufflets, duel, adultère, mort !
Pas tant que cela. Un valet de chambre de la comtesse de Morteroche assure qu’Albert a fait une scène bruyante à Gaston de Cléry. Jusqu’ici, il n’y a pas de soufflets en cause. De l’office au Boulevard, il n’y a pas loin, et le bruit court avec une rapidité vertigineuse. Au reste, les deux adversaires ne peuvent manquer de venir au bal de l’Opéra, et nous saurons bientôt…
Je crains bien que nous ne sachions rien du tout.
Que si !
Rien du tout.
Dussé-je me réconcilier avec M. de Cléry pour connaître l’histoire.
Comment, vous êtes brouillés ?
Un peu ; je crois l’avoir mis à la porte il y a deux mois, dans un moment de… vivacité.
Il vous avait donc blessée ! Je ne permettrai pas…
Laissez donc, c’est insupportable d’avoir sans cesse des défenseurs d’office.
D’office est bien dur, Jeanne !
Eh oui ! laissez-nous donc nous défendre nous-mêmes ; les hommes gâtent vraiment nos vengeances. L’un tue l’autre pour nous servir, et c’est presque toujours… l’autre que nous regrettons. N’ouvrez pas de grands yeux, baron, et surtout laissez-moi faire. Major, tâchez donc de me trouver Gaston de Cléry.
J’y vais, madame (Exit.)
C’est un défi, vraiment !…
Là, là, encore de grands mots ! Mais au bal de l’Opéra il n’y a que les petits qui comptent, mon ami. On ne se fâche pas ici ; je désire parler à Gaston, ce n’est pas un péché ; cela vous déplaît-il ?
Cela m’inquiète. Depuis que vous croyez que la comtesse Christine a Cléry pour amant, il me semble que vous voulez le lui prendre.
Tiens, tiens, tiens, en quelques heures vous avez vu cela ; mais, savez-vous bien que vous êtes très fort !
Pendant le dîner vous parliez avec un tel dédain et une telle colère de la jeune comtesse…
Oh ! oui ! (Haut) N’ayez pas peur, cher ami, il n’y a aucun danger… pour aujourd’hui.
Mais pour demain ?
Oh ! demain ! ce mot là, dit à une femme, est presque inconvenant d’indiscrétion.
Vous me ferez perdre la tête.
Ne vous gênez pas. Voici Gaston.
Je vous laisse.
C’est très beau de votre part. Je note, à l’actif.
Scène II
Le major Barine m’a dit que vous désiriez me voir, madame.
Oui, pour faire la paix. Voulez-vous ? il y a deux mois j’ai été vive…
Très vive.
Mais être mis à la porte par une femme, ce n’est pas un affront, n’est-ce pas ?
C’est quelquefois un honneur.
Encore mauvais ! Décidément vous ne m’estimez pas du tout.
Je n’ai pas dit cela.
Vous le prouvez ; chacune de vos paroles est une ironie, chacun de vos gestes un dédain. Si vous vouliez cependant, nous serions bons amis. Vous n’êtes pas bête comme les autres, vous !
Merci beaucoup, mais être moins bête que les autres, ce n’est pas encore extraordinairement flatteur !
Prétentieux !
Donc, nous faisons la paix, comme cela, tout simplement ?
Mais oui, vous souperez avec moi.
Et le baron Crésus ?
Non, nous deux, avec Albert de Morteroche, si vous voulez !
Avec monsieur de Morteroche, c’est difficile.
Pourquoi ?
Mon Dieu, je ne sais ; l’histoire est un peu longue…
Ah ! il y a une histoire, dites-la moi ! oh ! dites-la moi !
C’est la suite de ce que vous me disiez, il y a deux mois, vous savez… le bruit qui court…
Eh bien ?
Eh bien ! à force de courir, il a pris le mors-aux-dents, et Albert l’a reçu dans les jambes.
Et vous sur la joue !
Quoi ! vous saviez !
Non, j’ai deviné, mais je voulais apprendre de vous le détail. Vous vous taisez ?
Puisque vous connaissez l’histoire ; sauf le soufflet, elle est vraie.
Alors, vous l’aimez beaucoup, la petite comtesse ?
Beaucoup.
Et vous allez l’enlever ?
Que non ! d’abord on n’enlève pas les femmes ; ce sont presque toujours elles qui commandent la voiture !
Le souper tient-il ?
Sans le comte.
En tête à tête, à nous deux.
Et des écrevisses ?
Sans le moindre Coquelin. Est-ce dit ?
Oh ! dit !
Et fait ?
C’est dit et fait. À tout à l’heure (Exit Jeanne).
Scène III
Vous ici ?
Oui, qu’allez-vous faire ? Avez-vous vu mon mari ?
Pas encore. Ce que je vais faire, c’est à vous de me l’ordonner, Christine.
Quelle était cette femme à qui vous parliez ?
Ce n’était pas une femme, ce n’était qu’un domino.
Qui se nomme ?
Père et mère inconnus. Mais il ne s’agit pas d’elle. Dites moi vite, qu’allons-nous faire ? Vous avez frappé un coup terrible. J’ai suivi le courant où vous m’entraîniez, je me livre à vous ! Cette scène qui me fait rougir, on sait qu’elle a eu lieu.
Mon Dieu !
Un valet a vu, a entendu, a parlé : à l’heure qu’il est, sans en être sûr, on ne conte que cela dans le bal ; aujourd’hui l’on bavarde ; demain l’on s’étonnera s’il n’y a pas de dénouement. Tous les drames ont cela — même les comédies.
Comment ! un dénouement ?
Pauvre naïve ! Vous oubliez les barbaries de notre monde !
Vous allez provoquer Albert ?
Lui me provoquera.
Mais vous ne pouvez pas vous battre ; c’est de la folie ; Gaston, je vous en supplie, aidez-moi, trouvons un moyen, une idée ; je ne veux pas que vous vous battiez, je ne veux pas, je ne veux pas !
Masquez-vous vite, on vient. (Christine se dérobe.)
Scène IV
Encore en bonne fortune. Quel est ce joli masque ?
Connais pas.
Cachotier !
Décachotier !
Ça se prononce indiscret. Je saurai bien trouver moi-même. (Il va pour suivre Christine.)
Non, baron, inutile.
Comment inutile ! Mais laissez-moi donc !
Que non, je vais vous dire qui c’est.
Bon, je l’ai perdue de vue !
J’y compte bien.
Eh bien, c’est ?
C’est ?
« N’avez-vous pas remarqué que ce doit être une grande dame ? »
Comme dans la Tour de Nesle.
« Avez-vous vu dans vos amours de garnison beaucoup de mains aussi blanches, beaucoup de sourires aussi froids ? »
Farceur ! elle avait un masque et des gants !
C’est vrai, « Avez-vous vu ces riches habits, avez-vous entendu cette voix si douce, c’est une grande dame, une très grande dame, je vous le répète. »
Tout le rôle de Buridan, alors ? Je crois que vous vous moquez agréablement de nous, monsieur le séducteur !
Tiens, il a vu cela ! (Haut.) Agréablement, certes.
Voyons, qui est-ce ?
C’est Marguerite de Bourgogne ! (il s’enfuit en riant aux éclats)
Scène V
Qu’il aille au diable ! Il n’y a même pas moyen de se fâcher Il vous dit tout cela si drôlement.
Nous sommes roulés.
Je suis de votre avis, mais il me le paiera cher, le Gaston !
Et l’affaire de ce matin ?
J’espérais obtenir un mot de ce gaillard, mais il nous a à peine laissé le temps de respirer ; l’affaire est… enfin elle est mystérieuse. Si Jeanne était ici, elle nous expliquerait.
Me voici, messieurs, comme sortie d’une boîte à surprise.
À surprise agréable, belle dame.
Et l’on parlait de moi ?
De qui parlerait-on, sinon…
Oui, je connais la suite. Et vous disiez ?
Nous disions que vous alliez prendre place dans ce canapé, que vous alliez faire votre plus joli sourire, et nous conter les incidents qui ne peuvent manquer d’être tombés dans votre oreille mignonne.
Ah ! des indiscrétions ; un petit récit bien corsé avec les noms en blanc.
Oh ! en blanc ! ce n’est pas nécessaire.
Avez-vous vu Gaston de Cléry ?
Il sort d’ici.
Il ne vous a rien raconté ?
Si : la Tour de Nesles.
Ah ! pour vous distraire ?
Non, pour ne rien dire.
Il est discret ; c’est une leçon ; j’en profite.
Ah ! c’est trop fort ! (suppliant) Mais c’est le secret de Polichinelle.
Et vous ne le savez pas !
Par hasard, mais demain les journaux en seront pleins !
Eh bien, lisez-les !
Nous nous jetons à vos pieds.
Restez à mes pieds, cher major, mais comme je n’ai pas envie de les laisser là, demandez au baron de vous prêter les siens ! (Elle fuit en riant).
Et de deux ; décidément nous n’avons pas de chance ce soir.
Scène VI
Laissons-les partir, je voudrais vous parler. (À part) Attends-toi, c’est mon tour !
Je vous écoute, vous ne craignez pas le monde ?
Non ; puis, vous pourrez toujours vous masquer. J’ai beaucoup pensé à notre conversation de tout à l’heure. Je ne sais pas ce que vous voulez de moi, mais il y a au fond de votre esprit quelque chose que vous ne dites pas, qui me trouble et que je ne puis saisir.
Ah !
Oui, vous me parliez plus doucement et il me semblait…
Il vous semblait ?
Que sous votre froideur il y avait un peu de bienveillance ; vous ne me traitez pas comme les autres…
Je vous ai dit pourquoi.
Vous m’avez dit aussi : soyons camarades. C’est si difficile d’être camarade, avec vous !
Tiens, mais c’est une déclaration. Gare à l’homme d’esprit ! (À ce moment entre Albert qui reste caché derrière un bouquet de palmiers.)
Jeanne Bijou !
Il n’y a pas d’homme d’esprit, il y a un homme qui vous aimait au point de vous détester, qui se mentait à lui-même et qui se rend aujourd’hui, vaincu !
Que dirait la comtesse de Morteroche si elle vous entendait ?
Ne parlons pas de la comtesse, je ne l’ai jamais aimée, parlons de nous-mêmes ; laissez-moi vous aimer, Jeanne, pensez que vous n’avez aimé personne jusqu’ici ; oubliez que le passé existe…
Mais vous parlez comme un collégien !
Eh bien, oui, si vous voulez ! je parle comme je sens, comme je puis, écoutez-moi.
Je veux bien vous écouter, mon ami, mais notre souper… de garçons ?
De garçons ? pas trop n’est-ce pas ? (ils sortent)
Scène VII
J’étais fou, j’étais fou de la soupçonner. Et lui qui acceptait la dangereuse complicité de Christine et qui ne disait rien, pour lui obéir. Tout cela n’était qu’une épreuve pour me punir ; mais elle reviendra, elle pardonnera, je le sens, j’en suis sûr.
Scène VIII
Ce don Juan de Friedmann a des chances étonnantes, mon cher. Il vient de lever une petite femme exquise ; non, mais regardez-moi cela. Si Jeanne Bijou les rencontrait !
Jeanne Bijou s’en moque un peu, major ! elle est… en lecture.
Scène IX
Eh bien, baron, puisque vous le voulez, je vais vous la dire cette chose extraordinaire : figurez-vous que j’ai vu ce soir, au bal de l’Opéra, une grande dame qui avait perdu son mari depuis deux mois, et cette perte l’ennuyait beaucoup.
Cela m’étonne.
Moi aussi. (À la cantonnade) Et vous, messieurs ?
Certes, d’autant plus que j’ai précisément rencontré, moi, le mari de la dame en question qui faisait la même recherche et la même trouvaille.
Ce qui fait qu’ils sont contents tous deux ?
Non.
Je ne comprends pas !
Voilà : la jeune femme ne veut pas faire le premier pas ; oh ! elle a un orgueil invraisemblable.
Eh bien, cela s’arrange à merveille. Le mari, qui est la docilité même, est disposé à faire un, deux, trois, mille pas ; il m’a soumis son programme ; il s’approchera ainsi, (jeu de scène) prendra la main de sa femme ainsi, et lui dira d’une voix qu’il tâchera de rendre très douce : « Veux-tu me pardonner, je t’aime ». Elle lui tendra la main qu’il baisera, puis…
Puis elle prendra son bras (regardant Friedmann et se démasquant) et le baron finira peut-être par comprendre !