Jeanne de Mauguet/1/2
II
C’est alors que nous les voyons réunis au vieux château de Mauguet, dans ce grand salon où tous les souvenirs du passé semblent s’être donné rendez-vous. Tandis que Jeanne, en présence du nouvel avenir qui s’ouvre devant elle, sent s’éveiller toute son énergie, Louis s’enivre du bonheur d’être près d’elle, de vivre de sa vie, de se sentir aimé, au moins d’amitié, par cette femme si longtemps admirée de loin, si passionnément adorée depuis une année.
Le curé restait absorbé dans la lecture du Génie du christianisme. Tantôt ses sourcils se contractaient en présence d’une déduction qui ne lui paraissait pas logique ou d’un argument sans valeur ; tantôt ses yeux lançaient des éclairs. Son cœur battait de joie en voyant cette religion, foulée aux pieds par la Révolution, se relever grande et fière, et renaître de ses propres ruines.
À voir ces trois jeunes têtes, plongées chacune dans des méditations différentes, mais toutes illuminées du feu de l’intelligence, on sentait qu’il y avait là une force réelle, une puissance qui accomplirait de nobles choses dans le cercle restreint où elle était appelée à s’exercer.
Le docteur Margerie allait et venait en tous sens, jetant à chaque instant au feu de nouvelles poignées de fagots, et avivant la flamme des tisons de toute la force des pincettes. Pourtant, depuis longtemps déjà, la température du salon était excellente. Mais ceux qui connaissaient le caractère inquiet et actif du docteur auraient compris, à ce manège, qu’il s’en prenait au feu de ses préoccupations intérieures. Évidemment il cherchait la solution de quelque problème ou s’efforçait de combiner quelque plan difficile.
De temps en temps il quittait le foyer et allait se planter devant l’un des portraits accrochés à la muraille, comme s’il eût consulté, sur l’objet de ses pensées, ce muet spectateur. Puis, il revenait à la table et froissait les journaux avec une expression d’impatience. Sans doute, il allait se décider à rompre le silence, quand la porte du salon s’ouvrit.
Une grosse servante, carrée par le faîte et par la base, la tête solidement campée sur les épaules et coiffée d’un bonnet rond garni de longs tuyaux empesés, qui ressemblait à une couronne de créneaux, apparut sur le seuil.
— Mademoiselle est servie, dit-elle d’un ton majestueux qui allait à son air important.
Le curé ferma son livre, Jeanne marcha vers la porte, le docteur lui présenta le bras, et Louis les suivit.
Une soupe aux choux fumante, des boudins grillés, des galettes de blé noir au beurre, un pâté de gibier froid et des châtaignes nouvelles décoraient la table de chêne que les servantes avaient disposée de leur mieux.
Mademoiselle de Mauguet trouva un grand fauteuil de cuir aux bras tors à sa place, et, tout autour de la table, des chaises de paille. Elle voulut faire les honneurs du fauteuil au curé qui refusa.
La servante au bonnet crénelé approuva ce refus par un geste et s’écria :
— C’était le fauteuil de votre père, mademoiselle, et il vous appartient de droit, jusqu’à ce que M. le vicomte soit revenu d’exil.
Jeanne sourit et s’assit de bonne grâce.
— Comme tu as retrouvé et réparé notre pauvre mobilier, ma bonne Myon, dit-elle en servant le potage. En vérité, on jurerait que depuis quinze ans le château s’est conservé comme celui de la Belle au bois dormant ! Je revois toutes choses à leur même place. Les meubles semblent à peine avoir été dérangés. Cependant, le temps n’a guère respecté nos vitres et nos murailles, étales patriotes du voisinage ont dû visiter nos greniers comme nos caves et nos bois…
— Mademoiselle sait bien que je n’étais pas loin, et, du moulin, je venais souvent ici entretenir les choses le mieux que je pouvais. J’avais barricadé les greniers et caché le linge. Mademoiselle devait être certaine que, du moment où je restais aux environs, son bien serait défendu convenablement, reprit Myon avec dignité.
— J’étais bien sûre de l’intention, ma bonne Myon ; mais votre seule volonté n’aurait pas suffi pour arrêter les malfaiteurs, si le château avait été sérieusement attaqué.
— Oh ! oh ! fit la servante en hochant la tête, on ne me méprise pas si fort dans le pays ! On sait que je suis bien avec les charmeurs et les remégeuses, et si je voulais du mal à quelqu’un… pas vrai, Nicou ?
Nicou, en français Nicole, était une grande fille dégingandée et mal bâtie, qui se tenait sur le seuil de la salle, et dont l’aspect contrastait absolument avec celui de Myon. Elle portait le jupon court en droguet, le tablier de cotonnade, le fichu à fleurs et la coiffe à grandes ailes que les paysannes appellent un barbiché. Son visage plat, irrégulier, couvert de taches de rousseur, ses yeux ronds et inquiets avaient l’expression de la crainte et de l’idiotisme.
À l’interpellation de Myon, elle jeta un regard de côté, baissa la tête et répondit en frémissant :
— Ah ! c’est bien sûr !
Myon, ou Marie, posa ses poings sur ses hanches avec un air de satisfaction et de puissance calme qui pouvait se traduire ainsi :
— Vous voyez, mademoiselle, que mon autorité est bien établie, que je règne aux environs, que j’ai un ascendant reconnu sur Nicou et, en général, sur toute la maison.
— Mais, demanda le jeune avocat en regardant le docteur Margerie, est-ce que les patriotes de Nieulle, Saint-Jouvent, Conore et autres lieux, étaient de bien fougueux démolisseurs ?
Le docteur continuait à être absorbé dans des réflexions profondes. Il ne prit pas la question pour lui et garda le silence.
— Pas précisément, si vous voulez, monsieur, dit Myon, qui se vit avec joie, pour le moment, le seul orateur en état de répondre, et sans cet infâme Maillot, ce brigand, cet assassin, ce damné !…
— Chut ! Myon, interrompit avec autorité l’abbé Aubert. Si Maillot a péché, c’est à Dieu de le juger, et non point à vous.
— D’ailleurs, les lois républicaines le protégent, ma bonne Myon ; elles en ont fait un magistrat… il est votre maire et…
— Alors, si mademoiselle elle-même trouve que Maillot a bien fait de faire déclarer le propre château de ses pères un bien national, si elle trouve qu’il est le légitime propriétaire des quatre domaines dont il l’a spoliée, volée…
— Myon, Myon, encore une fois, silence ! Ne comprendrez-vous pas qu’il pourrait être pour notre famille un ennemi d’autant plus dangereux que sa conscience doit lui faire plus de reproches ? Mais, malheureuse ! il pourrait à cette heure vous faire mettre en prison, et moi je ne pourrais pas vous en tirer.
— Me faire mettre en prison ! moi ! Myon Miroux ! Oh ! non ! mademoiselle. Monsieur Maillot, comme disent ceux qui veulent avoir ses grâces, n’est pas encore assez puissant pour ça… C’est des idées de Paris que vous avez là.
— Assez là-dessus, Myon, nous avons à parler d’autre chose avec ces messieurs.
— Nicou ! reprit la redoutable Myon sans tenir compte de la défense de sa maîtresse, Nicou !
La paysanne, qui tenait la tête baissée, la releva par un mouvement machinal et fixa ses yeux ronds sur son interlocutrice.
— Nicou, penses-tu que le maire de Saint-Jouvent, Monsieur Maillot, comme on dit à présent, oserait bien me faire mettre en prison, moi ?
— Ça n’est pas possible ! répondit Nicou avec l’accent d’une conviction si solide que mademoiselle de Mauguet ne put retenir un sourire.
Rien au monde ne donnerait une idée de l’expression de respect craintif et d’obéissance aveugle qui se peignait sur les traits de Nicou à la voix de Myon. Les séides du Vieux de la Montagne ne devaient point être soumis à une fascination si grande.
— Allez souper à votre tour, mes bonnes filles, dit Jeanne, quand les plats chauds furent enlevés et qu’il ne resta plus sur la table que les châtaignes et quelques fruits secs.
Myon sortit d’un pas solennel et à reculons ; Nicou suivit en emportant de la vaisselle et en faisant claquer ses sabots.
Quand la porte fut refermée, mademoiselle de Mauguet se mit à éclater de rire.
— Bon Dieu ! mon cher monsieur Margerie, quelle suprême importance a donc acquis Myon pendant notre absence ? s’écria-t-elle. Ne dirait-on pas qu’elle est aussi redoutable qu’un membre du conseil des Dix ?
Mais le docteur, qui n’avait semblé prêter aucune attention aux scènes précédentes, et qui mangeait des châtaignes avec acharnement, comme, un moment auparavant, il jetait des bourrées dans la cheminée du salon, ne sortit point encore de sa rêverie.
— Décidément notre voisin est trop loin de nous dit Louis Thonnerel, en le tirant par la manche de son habit.
— Hein ? fit le docteur, comme éveillé en sursaut… Oui, vous avez raison, c’est le meilleur parti à prendre…
— Quoi ? s’écrièrent d’une seule voix le curé, Jeanne et Louis.
— C’est un singulier effet des révolutions, reprit le docteur, de donner à la jeunesse le vrai sens pratique des choses. Qui se fût avisé, autrefois, de prendre l’avis d’un jeune homme, d’un avocat arrivant de Paris, pour tirer parti d’un bien ?… Aujourd’hui…
— Mais, docteur, interrompit Jeanne, sérieusement consternée de cette étrange rentrée, mais docteur, nous parlions de nos servantes…
— Il faut décidément refuser d’affermer Mauguet à ces prix dérisoires. Il faut trouver et prendre de bons métayers et s’associer avec eux pour améliorer vos domaines. Il faut vous faire fermière de votre bien, enfin, ma chère mademoiselle, et vous y donner tout entière. Sans cela, vous, votre frère et son fils, toute votre famille enfin, vous resterez dans une triste misère et dans une misère sans fin.
— Excellent docteur ! Vous pensiez à mes affaires, à ma fortune en péril, et aux moyens de sauvetage, tandis que nous rêvions au passé ou que nous nous amusions du babil de Myon !
— Ah ! c’est vrai. Je n’ai pas entendu tout cela. Je suis toujours distrait comme autrefois, vous savez ? Plus qu’autrefois même.
— Mais vous pensez à vos amis ou à leur bonheur, et, pendant qu’ils accrochent leur attention à mille détails futiles, vous suivez un raisonnement ou une délibération intérieure… Au bout d’une heure, vous avez pesé le pour et le contre de toutes choses et résolu le problème ; les autres ont oublié même leur point de départ, pour aborder vingt sujets ou tourner à tous les vents de la conversation, comme de vraies girouettes. Voilà ce que vous appelez être distrait !… Nous autres nous ne sommes point distraits. Oh ! non !
— Vous êtes bonne, dit M. Margerie avec un regard heureux. Vous arrangez toujours bien les choses. Au fait, voici ce que j’ai pensé : vos trois domaines rapportent peu en ce moment : d’abord parce qu’ils sont mal cultivés, ensuite parce qu’ils contiennent beaucoup de landes ; mais ils sont vastes. Défrichés ou mis en valeur, qui sait ce qu’ils pourraient devenir ? Les bâtiments d’exploitation ne vous manquent point non plus ; seulement ils sont délabrés. Vous avez un moulin, des granges, plusieurs logements de colons. Tout cela est en mauvais état, c’est vrai, mais peut être réparé. Si vous aviez une dizaine de mille francs à mettre en réparations, Mauguet changerait entièrement de face et on en offrirait plus de dix-huit cents francs de ferme.
— Oui, mais, docteur, je n’ai pas dix mille francs et ne saurais où les trouver.
— Peut-être… Des fermiers, en prenant aujourd’hui Mauguet à bail, tel qu’il est, ne peuvent guère en donner plus de dix-huit cents francs à deux mille francs. Je conçois cela. Il faut qu’ils vivent sur le bien, eux, leur famille et leurs gens. Or, la moitié des terres est en friche ; les métayers actuels, qui sont les mêmes que jadis, ont tiré ce qu’ils ont pu d’un sol dont la propriété était incertaine et discutée. Ils savaient que leur domaine pouvait être vendu d’un moment à l’autre, et que le nouveau propriétaire aurait le droit de les chasser. De plus, comme usufruitiers de biens nationaux, les percepteurs d’impôts les rançonnaient. Ils n’avaient aucun intérêt à améliorer la propriété ; au contraire. C’est pourquoi ils n’ont ni réparé leurs murailles, ni ensemencé les terres ingrates, ni entretenu les prairies trop éloignées de l’habitation. Aujourd’hui les métairies ne rendent plus guère que de quoi nourrir les colons et le bétail.
— Alors, selon vous, docteur, Mauguet ne vaut que deux mille francs de ferme ?
— Oui, actuellement. Mais si les terres sont remises en valeur, il en vaudra rapidement le double. Seulement, un fermier forcé de récolter et de jouir ne peut entreprendre des réparations et des travaux qui dureraient plusieurs années et nécessiteraient des dépenses considérables. Il s’arrangera pour faire rapporter à ses terres le plus qu’il pourra, sans bourse délier. Vous pensez bien qu’avec un bail de neuf ans un fermier ne songera point à planter des arbres, à diriger des eaux et à défricher des landes. Il ne s’occupera avec ardeur que de la récolte des céréales. Or, en Limousin, et à Mauguet surtout, les principales richesses des propriétés consistent en prairies et en bois : le fermage ne sera donc jamais favorable au développement des fortunes territoriales…
— Mais, mon excellent ami, vous êtes un agriculteur, vous ; en théorie au moins. Vous savez le fort et le faible de toutes les méthodes de culture ; vous êtes capable d’apprécier la qualité d’un terrain et la valeur d’un bois. Moi, que ferai-je, en présence de mes deux cents hectares de terre dont les trois quarts sont en landes, châtaigneraies, halliers, pâturaux, taillis, etc. ?
— Eh bien ! vous vous ferez agriculteur, comme le disait tout à l’heure notre jeune ami ; vous relèverez votre maison et reconstituerez sa fortune… Au moins voilà ce que vous pouvez faire avec du courage et de la patience, chère mademoiselle.
— Est-ce vrai, docteur Margerie ? Êtes-vous sûr de ce que vous dites-là ? demanda Jeanne d’une voix vibrante et fortement émue.
— Oui, j’en suis certain, répondit M. Margerie avec conviction. Toute la soirée j’ai réfléchi à ce parti. Il est grand, noble, digne de vous.
— Après tout, pourquoi la science rurale ne s’étudierait-elle pas comme une autre et serait-elle plus inaccessible ou plus méprisée ? ajouta Louis Thonnerel. Pourquoi ne deviendrait-on pas fermier comme on devient helléniste ou mathématicien, si l’on juge la science agricole digne d’autant d’attention et d’étude que la langue de Périclès ou les formules d’Euclide ?
— Vous avez trop de volonté et de persévérance pour ne pas réussir, reprit M. Margerie. Dans vingt ou vingt-cinq ans, vous pouvez ainsi avoir refait la fortune de votre maison. Et puis, vous aimerez bientôt vos travaux, vos terres ensemencées, votre ouvrage enfin, vous verrez ! Pour mon compte, je sais que je me passionnerais pour une œuvre semblable !
— C’est une grave résolution à prendre, dit l’abbé Aubert. Pour essayer de refaire une fortune territoriale avec les débris que la révolution rend à mademoiselle de Mauguet, il faut une longue patience et beaucoup de dévouement. Ces fortunes-là ne se font pas en dix ans, comme celle des traitants et des fournisseurs. Si mademoiselle Jeanne veut entreprendre de refaire la fortune de sa maison, il faut qu’elle s’y donne tout entière, qu’elle y consacre toute sa vie…
— Oh ! mais, interrompit vivement Louis, ce sera au vicomte à continuer l’œuvre de sa sœur, quand il sera de retour ; une fois le domaine en état et la marche donnée…
— Le vicomte est incapable de s’occuper de son bien, même en j^rand seigneur ; comment s’en occuperait-il en simple fermier ? Non. Au point de vue de ses intérêts, le vicomte Raoul aurait besoin d’être mis en tutelle. Vous avez raison, mon cher abbé : si mademoiselle de Mauguet se mettait à faire de l’agriculture, il faudrait qu’elle prît la résolution de s’y consacrer uniquement.
C’était au tour de Jeanne de rester rêveuse. Les yeux baissés vers son assiette, et le front pensif, elle jouait du bout de son couteau avec les reliefs du dessert.
Louis semblait préoccupé aussi de la tournure que prenait la conversation. Sans doute l’importance de l’entreprise l’effrayait. Il promenait des regards troublés autour de la vieille salle à manger de Mauguet.
Cette salle à manger était d’une simplicité monacale. Des solives de chêne entre-croisées, que le temps avait brunies, formaient le plafond. Les murs étaient blanchis à la chaux, du haut en bas. Mais pendant le long abandon du manoir, la mousse et le salpêtre les avaient marbrés de taches grises et verdâtres. Deux hauts dressoirs de chêne, uni et noir comme celui des poutres, une armoire pareille, se rangeaient autour des murs. Sur les dressoirs on voyait, çà et là, quelques pots d’étain damasquinés et quelques plats de faïence à fleurs. La cheminée, au vaste manteau, ouvrait un large foyer au-devant des convives. Elle était en pierre et peinte en blanc comme les murailles. Au-dessus du manteau, des bois de cerfs, cloués symétriquement, soutenaient de vieilles armes de chasse rouillées ; et, plus haut que les armes, au sommet du cône qui terminait l’auvent de la cheminée, un Christ d’ivoire sur une croix d’ébène semblait présider comme un vieil ami aux repas de la famille.
On reconnaissait bien là l’intérieur austère de cette vieille noblesse de province qui n’avait jamais quitté son castel pour aller chercher fortune à la cour ; qui ne savait rien du luxe de Versailles, mais qui ne croyait point encore, lorsque 93 vint l’éveiller en sursaut, que les gentilshommes français pussent courber l’échine devant les financiers et les favorites ; cette noblesse dont on ne parlait pas sur les gazettes enfin, mais dont les parchemins authentiques auraient facilement fourni les preuves de 1399, s’il s’était agi de monter dans les carrosses du roi.
Après quelques instants d’un silence gros de pensées tumultueuses, qui s’étaient succédé rapides et vives comme une suite de mirages aux brillantes couleurs et aux scènes changeantes, Jeanne releva la tête et regarda le docteur Margerie en face.
— Ainsi, dit-elle, vous croyez, mon ami, qu’avec le temps, et en y donnant tous ses soins, on pourrait refaire une propriété de quelque valeur avec les trois domaines que l’État m’a rendus ? Vous croyez que la maison de Mauguet pourrait, peu à peu, sortir de ses ruines et reconquérir une modeste fortune, rien que par les efforts persévérants d’un de ses membres, et sans attendre le retour et les grâces du roi de France.
— Sans doute, reprit M. Margerie, dont les petits yeux brillaient sous ses épais sourcils, et dont toute l’intelligente physionomie s’animait. Oui, j’en suis sûr. Savez-vous que vos trois métairies occupent, après tout, une des meilleures positions de la province ? Car, vraiment, il faut que ce Maillot ait été stupide, pour ne pas les préférer aux autres, quand il s’est mis à acheter vos terres sous le titre de propriété nationale. Mais tous ces paysans, enrichis et avides, sont aveuglés par l’amour du lucre immédiat et de l’argent sec et liquide, comme ils disent. Il n’a songé qu’à la fertilité du sol le plus cultivé, au nombre des bestiaux attachés au domaine, à l’étendue des prairies toutes faites, au bon état des bâtiments d’exploitation, et il a oublié, l’imprudent ! qu’il laissait, dans les trois métairies abandonnées, les sources des deux cours d’eau qui arrosent ses prés, et un moulin, en ruine, il est vrai, mais qui peut facilement être réparé, et qui moudra le blé de trois villages et de cinq ou six hameaux ; car les habitants de Nieulle, Saint-Jouvent, Périllac, etc., n’iront point porter leur grain aux moulins de la Glayeule, à quatre lieues d’ici, quand le vôtre marchera. Le chemin vicinal passe à votre porte et au milieu de vos terres ; vos halliers contiennent des carrières de pierres ; vous avez un bois de chênes haute futaie forts beaux, des châtaigneraies magnifiques, des étangs qui peuvent déverser leurs eaux sur une immense étendue de prairies ; et puis, presque toutes vos landes produisent de la fougère…
— Oui, mais la fougère est bonne pour chauffer les fours, ou pour faire des brûlis sur les terres en jachères.
— La fougère indique la qualité de la terre. Tous les terrains qui produisent de la fougère peuvent produire le froment. Ainsi, la plupart de vos landes défrichées seront propres à la culture des céréales ; et si, sur les cent trente hectares incultes que vous avez, les deux tiers étaient cultivés… Mais je ne veux pas que l’envie que j’ai de vous voir riche me fasse envisager la position trop favorablement ; demain, s’il fait beau, voulez-vous que nous hasardions une excursion sur les terres de Mauguet ? Nous ferons une reconnaissance ; nous verrons ce qu’il a d’actuellement possible, et vous prendrez votre décision.
— Volontiers. Cher et excellent docteur, tout ce que vous venez de dire me plonge dans des réflexions sans fin. Jamais, je l’avoue, dans mes rêves, qui toujours ont eu la même direction, je n’avais entrevu ce moyen simple et pratique d’être utile à ma famille. Mais… vous me connaissez, M. Margerie, et vous aussi, mon cher abbé ;… vous savez quelles aspirations font battre mon cœur… quelle ambition exalte mon courage… Ah ! vous aviez raison tout à l’heure, Louis ;… si j’étais née aux temps héroïques, j’eusse peut-être illustré ma maison !… Mais ne croyez pas, mes amis, que je sois poussée par l’orgueil personnel ; non. Aujourd’hui que le dévouement d’une femme s’exerce dans l’ombre, et que le retentissement de ses plus belles actions ne doit pas dépasser son foyer, je me sens prête à tous les sacrifices, à tous les travaux, à toutes les patiences, pour refaire un héritage au fils de mon frère…
— Bien ! mademoiselle, s’écria l’abbé Aubert. Vous êtes une noble fille, et une fille noble !
Mademoiselle de Mauguet se leva en le remerciant d’un regard. On récita les grâces, puis on reprit le chemin du salon.
Jeanne rayonnait. Elle semblait inspirée. Jamais, peut-être, elle n’avait été aussi belle qu’en ce moment. C’est que jamais, ou depuis bien longtemps au moins, elle ne s’était trouvée dans un milieu si sympathique. C’est que jamais elle n’avait trouvé l’occasion de crier si haut les vrais sentiments de son cœur.
Ni le docteur, ni Louis, ne songèrent à lui offrir le bras pour rentrer au salon. M. Margerie était retombé dans ses réflexions, et Louis devenait presque triste. Il semblait trouver dans l’enthousiasme de Jeanne comme le pressentiment d’un malheur.
Le silence régna pendant quelques instants. Mais l’abbé Aubert ne put s’empêcher de retourner au clavecin et de faire courir ses doigts sur les touches. Il sortit un son si discordant, que tout le monde fut comme réveillé en sursaut.
— Allons, prenez un peu de patience, mon ami, s’écria Jeanne, avec un éclat de rire qui rappela Louis et le docteur au sentiment des choses présentes. Vous pouvez être sûr que les réparations de Mauguet commenceront par celles de votre clavecin !
— Avez-vous travaillé la musique pendant ces années d’épreuves ? demanda l’abbé ; moi, je me suis consolé dans mes plus cruelles douleurs avec un vieil orgue, oublié dans un couvent des faubourgs de Poitiers. Le couvent était désert et séparé par de vastes jardins des dernières maisons de la ville. J’y allais le soir en longeant, les bords du Clain. De peur d’attirer l’attention des passants, je me privais de lumière et je mettais toutes les sourdines. Moi seul je jouissais de mes concerts. J’ai passé quelquefois des nuits entières devant cet orgue. Tantôt je me jouais et je me chantais à moi-même, et du mieux, que je pouvais, des oratorios complets avec toutes leurs parties. Tantôt je répétais pendant des heures la même antienne ; quelquefois c’étaient des airs de Lulli ou de Rameau, que nous avons chantés ensemble. Je revenais à deux ou trois heures du matin, m’orientant à travers les corridors noirs et suivant, dans les prés humides, les méandres du Clain sous l’ombre des grands saules. Quand il faisait clair de lune c’était une charmante promenade ; mais, par les nuits sombres, ce vieux couvent ruiné avait quelque chose de sinistre. Cependant j’y allais par tous les temps, et l’hiver comme 1 été. Souvent je me suis surpris au milieu de la nuit, et les pieds dans la neige, à l’entrée du faubourg. Je ne sentais pas le froid. La musique m’avait enlevé au delà de ce monde. Mon imagination habitait des contrées aux vagues horizons, baignées de soleil et saturées de parfums. Était-ce un sommeil ? était-ce une ivresse ? Je ne sais. Seulement les souffrances de mon âme étaient apaisées ; les cordes douloureuses ne vibraient plus : j’oubliais la vie présente.
— Comme vous aimez la musique ! s’écria Jeanne.
— Je l’aime trop, reprit l’abbé avec un accent de regret ; un prêtre ne devrait pas tant attacher son cœur à des joies terrestres. Quelquefois j’essaye de vaincre ce goût passionné. Mais que voulez-vous ? je prie mieux en chantant, et, quand je récite mes prières à voix basse, il me semble qu’elles montent moins vite jusqu’au ciel.
— Mais, mon cher curé, vous n’avez pas d’orgue à Saint-Jouvent, dit M. Margerie ; et malheureusement la pauvreté de votre paroisse ne vous permet pas d’en espérer un avant de longues années.
— Je chanterai, j’apprendrai à chanter à mes enfants de chœur… et puis, si mademoiselle Jeanne veut bien faire restaurer son clavecin… ici… quelquefois… je jouerai avec elle.
Le jeune prêtre, ordinairement d’un caractère ferme et énergique, devenait d’une timidité singulière dès qu’il parlait musique. Sa parole si nette s’embarrassait, il devenait rouge et baissait les yeux. Il éprouvait comme le remords et la honte d’une passion coupable. Mademoiselle de Mauguet ne put s’empêcher de sourire en lui promettant de faire mettre le vieux clavecin dans le meilleur état possible.
— Quelles impressions m’ont laissées certains airs que vous chantiez autrefois ensemble ! s’écria Louis Thonnerel, auquel la conversation venait de rappeler de radieux jours d’enfance, bien souvent évoqués depuis quinze ans. Je me souviens comme si c’était d’hier…
Louis ferma les yeux et se passa la main sur le front.
— Votre mère est là, dit-il d’une voix saccadée, brève, interrompue par des silences rapides ; je la vois, avec ses cheveux déjà blancs et ses yeux bleus et doux. Elle tisonne le feu, assise dans cette même bergère que vous occupez à cette heure. Le chevalier et le vicomte jouent aux dames. Sylvain Aubert est au clavecin. Vous chantez un air d’Armide que j’écoute… que j’entends… Ah ! comme je vivais alors !… Que de pensées tumultueuses dans ma tête ! que d’émotions violentes dans mon cœur d’enfant !
— Mais vous aviez douze ans à peine !
— Oui… et pourtant j’ai senti à cette époque des émotions si vives qu’elles ont dominé toute mon existence. Nous oublions, d’ordinaire, en prenant des années, nos passions enfantines ; mais si nous pouvions nous en souvenir, nous serions étonnés de leur développement et de leurs ravages. Il me semble, parfois, que l’homme dépense plus de forces dans sa première enfance que dans tout le reste de sa vie. Avez-vous songé au nombre d’opérations intellectuelles qu’il faut faire pour apprendre à lire ? Moi, j’en suis effrayé. Que de facultés mises en œuvre, qui se cherchent, se joignent, s’accordent, se combinent et agissent avec une précision merveilleuse ! À dix ans, je savais, comme presque tous les enfants de cet âge, lire, compter, écrire et déchiffrer la musique. J’avais appris tout cela. C’est-à-dire j’avais créé en moi des forces immenses en cinq années ; juste le temps que nous mettons plus tard à nous bourrer la mémoire d’axiomes de droit et de textes barbares. S’il se présentait aujourd’hui pour mon esprit pareil travail à entreprendre, certainement je reculerais. Je sens que je n’aurais plus la puissance de l’accomplir… Et comme nos désirs sont vifs aussi pendant les années d’enfance ! Comme nos antipathies sont franches et nos amitiés violentes ! Voyez quels tremblements, quelles agitations bouleversent un bambin de huit ou dix ans, si on lui refuse un objet envié, ou si on s’attaque à la personne qu’il aime entre toutes !… Vous parliez musique, n’est-ce pas ? eh bien ! quelques phrases des airs que vous chantiez alors m’exaltaient à me faire pleurer. Il y a des motifs du Déserteur et du Devin de village auxquels j’ai attaché tant d’émotions qu’ils éveillent encore les fibres les plus intimes de mon cœur. Je puis dire, sans mensonge, que je n’ai jamais entendu de musique qui les valût pour moi. Cependant, à Paris, j’ai écouté les opéras de Grétry, de Gluck, de Lesueur, etc., mais les échos de mon cœur n’ont répété que ces romances et ces duos, chantés ici par vous deux… Et vous êtes là, aujourd’hui ! Et si le clavecin n’était pas brisé, vous pourriez les redire !… Où est le passé ? Qu’est-ce que le présent ?… Y a-t-il quinze années entre ces deux temps ? En vérité, ces années n’existent pas pour moi… Ce sont des ombres,… des fantômes qui ont traversé une nuit de sommeil !…
— On ne se méfie pas assez des enfants de douze ans, dit Jeanne en souriant. Allons, Louis ! j’espère que vous passerez encore quelques bonnes heures dans ce salon et près de nous ! ajouta-t-elle en lui tendant la main.
Louis prit cette main, la serra longtemps et doucement ; ses yeux s’obscurcirent comme voilés par des larmes : — Si vous le voulez bien, murmura-t-il d’une voix émue.
Jeanne ne répondit pas cette fois. Elle se sentit embarrassée. Mais le curé, qui rêvait toujours à sa musique, reprit :
— Que dit-on de la musique allemande, maintenant, à Paris ? On ne s’occupe guère des opéras et des oratorios de Haendel et de Haydn, n’est-ce pas ? Les Parisiens ne doivent pas aimer cela. Mais qu’est-ce donc que Mozart ? Dans nos provinces arriérées, on connaît à peine son nom. Vous, mademoiselle, qui arrivez de Paris et qui avez vécu dans un monde intelligent, instruit, artiste, vous devez avoir entendu de sa musique. Est-ce bien beau ?
— Mon cher abbé, vous allez me traiter de barbare, et vous aurez tort. Je ne connais pas la musique de Mozart. À peine en ai-je entendu quelques motifs, et je n’ai pas eu le temps de la juger. Voyez-vous, Paris, pendant ces dernières années, offrait à l’esprit de si singuliers spectacles que les beaux-arts ne l’occupaient guère. J’ai entendu des opéras de Lesueur, de Méhul, de Chérubini, mais comme en courant. Je regardais passer la révolution, et j’avais assez à faire.
— Je comprends cela ! s’écria le docteur Margerie ; pour mon compte, j’aurais fait comme vous. Au milieu du sang et des ruines, que d’idées ont été remuées, pendant ces huit années ! Que d’horizons nouveaux se sont ouverts ! Que de personnalités remarquables ont surgi de la foule ! Vous avez vu Robespierre et Danton, Tallien et Barras ; vous avez vu Bonaparte s’élever et grandir. Vous avez entendu passer, à côté de vous, le peuple en furie, acclamant tour à tour le 9 thermidor, le 21 prairial, le 18 brumaire. Ce devait être beau et terrible.
— J’ai vécu double, mes amis, dit-elle. Aujourd’hui, docteur, je suis plus vieille que vous. C’est une étrange chose, en effet, qu’un peuple en révolution ! À côté des grands événements, il y a les petites comédies. Près des statues colossales qui s’élèvent sur des ruines de granit, il y a les statuettes d’argile qui trébuchent sur la poussière. En regardant autour de soi seulement, et rien que la société qui s’agite dans un salon, on voit les mélanges les plus singuliers et les jeux plus intéressants. Je sais bien des choses. En révolution, comme il faut vivre vite, les artistes en palinodies prennent peu de ménagements ; aussi ai-je compris, jeune, ce qu’on ne sait d’ordinaire que tard. Mon esprit a mûri rapidement. J’ai perdu des illusions et des préjugés en gardant mes convictions : chose rare ! En bien des points, vous trouverez peut-être que je n’agis point selon ce que vous auriez attendu de moi. C’est que les luttes politiques, vues de près, enseignent l’indulgence. Vous auriez ri, malgré votre colère contre les démagogues, en voyant les terroristes de la veille, thermidoriens le lendemain. Je sais de fougueux jacobins qui sont devenus les humbles valets de Bonaparte, et dont Bonaparte ne voudra bientôt plus pour valets. Savez-vous, maintenant, quelle est la plus jolie prétention de ces messieurs les citoyens à bonnets rouges de 93 ? C’est d’être gentilshommes. Oui, vraiment ! Dans les salons, ils s’appliquent avec fureur à copier les façons de la bonne compagnie ; leur plus cher désir est d’être admis dans la société des ci-devant qui ont, pour un peu, goûté au brouet révolutionnaire. M. de Brives était un des représentants les plus entourés depuis quelques années. Pour mon compte, je recevais chez lui les adulations de tout un petit monde de regrattiers, enrichis à vendre les dépouilles de l’aristocratie, qui aspiraient à devenir aristocrates à leur tour. Jamais la noblesse n’a valu si cher qu’à présent. Il y a des fournisseurs qui payeraient des millions l’alliance d’une fille noble, fût-elle laide et bossue. En vérité, ces gens et ces choses ne valent pas la haine. Ne confessent-ils pas leurs crimes, puisqu’ils nous adorent ? Rions, monsieur le marquis, disais-je à M. de Brives, qui s’indignait de la lâcheté humaine, en regrettant au fond du cœur son castel en Périgord, son habit de chasse et ses illusions.
La conversation, mise par Jeanne et le docteur sur le terrain de la politique et de la nouvelle organisation sociale, continua longtemps. On effleura tous les sujets, on discuta toutes les idées en cours. Louis, qui avait aussi vu de près toutes les orgies révolutionnaires et touché à toutes les questions brûlantes du moment, sortit de ses rêves pour se mêler à la discussion et y jeter ses mots vifs, ses aperçus profonds, nouveaux, pittoresques ou railleurs.
À onze heures seulement, heure indue jadis au château, mademoiselle de Mauguet donna le signal de la retraite. Ce soir-là, tout le monde couchait à Mauguet. Jeanne l’avait exigé. C’était une sorte de consécration d’hospitalité.
Ce vieux manoir qui depuis si longtemps semblait une tombe se ranimait tout à coup d’une extrémité à l’autre. Au milieu de la nuit, les fenêtres, percées çà et là dans les murs épais, s’illuminèrent et reflétèrent leurs feux dans les étangs noirs. Les chauves-souris, étonnées, sortirent de leurs trous et voletèrent en se heurtant aux vitres et aux volets. Quelques chouettes s’enfuirent en jetant un cri plaintif. Les portes rouillées se refermèrent dans les corridors, et chacun pria devant son alcôve avant de s’endormir.