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Jeanne de Mauguet/1/3

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Alphonse Durr, Michel Lévy frères (p. 49-70).


III

Beau temps ! beau pays ! beau soleil ! Sur les bruyères à fleurs roses s’étendent des toiles d’araignée couvertes de rosée, qui scintillent comme des rivières de diamants. Les champs de blé noir secouent leurs pétales blancs sur leurs feuilles rougies par les premières gelées blanches. Le soleil n’a pas encore bu la vapeur qui se condense en larges nuages au-dessus des vallées. Il fait un petit vent piquant qui fouette le visage et effeuille les arbres. Çà et là, les laboureurs apparaissent, au détour des champs, menant leurs bœufs rejoindre la charrue qui les attend, le soc profondément enterré dans un sillon commencé la veille. Quelques rares voyageurs s’échelonnent le long du chemin vicinal, chassant devant eux les bestiaux qu’ils mènent à la foire voisine. Il est six heures du matin.

Sur une hauteur couverte de landes, qui fait vis-à-vis au château, mademoiselle de Mauguet, enveloppée de sa pelisse et la tête couverte d’un large capuchon, regarde ses propriétés en écoutant les explications du docteur Margerie. Louis Thonnerel est à côté d’eux ; le curé est reparti, déjà depuis une heure, pour Saint-Jouvent, où sonne le troisième coup de la messe.

— Le fait est, docteur, dit Jeanne en regardant un massif d’arbres qui bordait vers la gauche du château un chemin défoncé, le fait est que voici de beaux acacias ! L’acacia pousse vite. Vous souvenez-vous, Louis, qu’ils étaient encore jeunes quand vous y grimpiez ? Les voilà, maintenant, presque aussi gros que les chênes du bois de haute futaie.

— Savez-vous que vous devez vous estimer heureuse de retrouver ce bois-là aussi intact, s’écria le docteur. J’ai vu des paysans patriotes se chauffer avec des arbres dignes de faire des mâts de navire, et ils ont ici oublié des chênes centenaires et des pins du Nord gigantesques.

— Voyez un peu la fière mine de votre manoir, entre ces deux étangs et ce magnifique bois, reprit Louis. En vérité, d’un peu loin, les ravages disparaissent. Il ne reste plus que l’ensemble majestueux et pittoresque.

— Oui, mais que de ruines cache cette apparence ! Dans vos terres en friche, l’ajonc et la fougère ont pris leur libre essor. Il faudrait presque défricher à nouveau une partie des champs des colons, et, quant à la réserve, elle est devenue un vrai hallier.

— Tout cela reverra de meilleurs jours. D’ici à trois ou quatre ans, si vous le voulez bien, mademoiselle Jeanne, les anciennes terres labourées vous auront toutes rendu au moins une récolte. Les granges pourront, si l’on y met de l’activité, être réparées pendant la belle saison prochaine. On devrait, dès à présent, se mettre aux travaux intérieurs du château, rétablir les fenêtres et les portes… Au printemps, on s’occuperait de la toiture qui est à reprendre de tous côtés. En attendant, on peut protéger les endroits effondrés par des nattes de paille. Cet hiver, vous camperez encore dans une sorte de bivouac ; mais, l’année prochaine, vous serez convenablement installée,

— Hélas ! mon excellent ami, où voulez-vous, encore une fois, que je trouve de l’argent pour toutes ces réparations ? Il en faudrait beaucoup. Je n’en ai pas, et on ne m’en prêtera guère. D’abord, vous savez que les capitaux sont rares : je payerais des intérêts énormes, je grèverais ma propriété, c’est-à-dire celle de mon frère et de son fils, d’une lourde hypothèque. Et qui sait quand nous pourrions rembourser ? Avec nos revenus, ce serait bien assez de payer l’intérêt. D’ailleurs, est-il sûr que je trouverais des prêteurs ?

— Aussi ne vous conseillé-je point d’emprunter, chère mademoiselle. Je sais dans quelle suite d’ennuis et de difficultés vous vous engageriez. Comme vous le comprenez fort bien, les charges seraient énormes, et d’autant plus lourdes que vous seriez forcée de les subir pendant plusieurs années. Payer des intérêts qui sont toujours les mêmes, en dépit des inondations, des grêles et des gelées, mais c’est la ruine des cultivateurs ! Non ! Il faut tirer vos ressources de votre propriété même !

— Cela me paraît difficile, mon cher docteur, répondit Jeanne en souriant, et en jetant sur ses domaines dévastés un regard moitié triste et moitié railleur.

— Je sais que cela vous coûtera,… que Mauguet découronné de ses beaux arbres aura un aspect bien plus désolé encore… Mais il le faut, et… vous y viendrez.

— Que voulez-vous dire, docteur ?

— Je veux dire que le bois d’acacia est un bois dur, excellent pour faire des chevilles de navire, et qu’à cette heure il se vendrait cher.

— Couper ces beaux arbres ! jeter bas, pour les vendre, ces acacias magnifiques qui se massent le long du chemin de Saint-Jouvent ? Y pensez-vous, monsieur Margerie ? s’écria Louis avec véhémence. Mais, mademoiselle, vous êtes née sous leurs ombrages, vous avez fait vos premiers pas dans ce chemin ! Votre père, votre mère, votre oncle, vos ancêtres, depuis des siècles, y ont marqué leur passage…

— Oui, dit M. Margerie ; mais le bois de chêne…

— Les uns, reprit Louis, les uns l’ont parcouru cent fois à la suite de leur meute lancée dans les taillis ; les autres ont veillé à son aménagement, à sa conservation. Combien de fois n’y ai-je point rencontré votre oncle, un livre à la main ! Combien de fois ne vous y ai-je pas vue, assise à côté de votre belle-sœur, cousant pour les petites filles du village, ou leur enseignant à lire ! Et les acacias !… Ne vous souvenez-vous pas comme leurs fleurs blanches tombaient en neige odorante au mois de juin, comme l’air s’embaumait de leur senteur ? Je cueillais des grappes pour les mettre dans les vases du salon. Une fois même j’en enfilai des fleurs ; je vous en fis un collier et des bracelets… Oh ! ne vous souvenez-vous pas ? ne vous souvenez-vous plus de rien ?…

Jeanne ne répondit pas. Elle s’était assise sur le gazon, et, la tête appuyée sur sa main, elle regardait, en rêvant, son château aux murailles grises, aux toits couverts de mousse, et ce grand bois séculaire qui jetait ses feuilles au vent. Plus bas, vers la gauche, elle regarda aussi les acacias qui cachaient à demi le clocher de Saint-Jouvent. Chacun de ces arbres était pour elle un vieil ami, et les paroles de Louis ne trouvaient que trop d’écho dans son cœur. Mais, en même temps, son esprit juste et ferme appréciait le conseil du docteur Margerie. Elle savait qu’un avis de lui ne venait qu’après de longues réflexions. Évidemment, ces magnifiques arbres représentaient une grande valeur. Jusqu’alors, elle les avait admirés ; de ce moment, elle les évalua ; mais ce fut avec un serrement de cœur. Louis s’attrista de voir que Jeanne ne se révoltait pas, dès l’abord, contre la proposition du docteur. Il s’éloigna de quelques pas, fronça les sourcils, et revint en face d’elle.

— Est-ce que vous donnerez l’ordre d’abattre ces arbres ? lui demanda-t-il. Est-ce que vous aurez le courage d’entendre, l’un après l’autre, tous les coups de hache qui les jetteront à terre ?

— Docteur, demanda Jeanne sans répondre directement à la question de Louis, n’y a-t-il pas d’autre moyen ?

— Je ne vois que l’emprunt, si vous voulez vous engager dans cette voie ; mais elle est absurde et onéreuse. Il faut prendre un grand parti et agir avec énergie, dit M. Margerie d’un ton un peu brusque. Ma chère mademoiselle, croyez-moi, songez à l’avenir de votre maison et à sa fortune compromise, et non point seulement aux poétiques souvenirs de votre enfance. Avec ces vagues rêveries, vous arriveriez à vous entourer de reliques et à mourir dans des ruines, au milieu des landes. Ce n’est pas ce qu’il faut. Voyez-vous, d’ici, Mauguet plus dévasté encore, ayant ses tours décoiffées de leurs toits, et ses terrasses éboulées dans les étangs ? L’eau se répand au hasard dans la vallée, noyant les prés, effondrant les chemins, creusant, çà et là, des fondrières. Les chênes épaississent encore leur masse imposante, les pins entre-croisent leurs branchages, les pierres moussues des créneaux se dressent sur l’herbe, comme des dolmens celtiques. Ce serait pittoresque, à coup sur, et les peintres viendraient de loin prendre des vues de votre manoir. Mais vous n’auriez pas un sac de grains et pas un écu de six livres ; mais, vous et votre frère, vous seriez absolument ruinés !

— Docteur, docteur, ne vous emportez pas ; ne raillez pas si durement un moment d’hésitation bien naturelle. Je céderai à vos avis, vous le savez bien ! Vous me disiez hier que j’avais de la volonté et du courage. Croyez-vous donc que ce matin je n’en aie plus ? Mais vous les aimez aussi, vous, ces vieux arbres. Et voulez-vous que je vous dise d’où vient votre irritation ? C’est que vous ne pouvez vous défendre d’être ému vous-même : vous vous prêchez en me grondant, voilà tout.

Le docteur sourit et essuya une larme. Louis s’était éloigné. Jeanne se leva et prit le bras du docteur.

— Eh bien ! parlons affaires, dit-elle.

— Savez-vous, reprit-il, qu’avec vos arbres vous pouvez facilement faire une dizaine de mille francs ? On ne trouve pas partout des bois de construction pareils à ceux-là ! On ménagera, près du château, sur le talus qui s’élève entre les deux étangs, deux ou trois beaux chênes, autant de pins sur le versant, et tous ces jeunes ormeaux qui étaient jadis des buissons ; avec les peupliers et les saules qui bordent les étangs, cela vous fera encore un bel ombrage. Dix mille francs, sagement employés, changeront bien la face de vos domaines, croyez-moi.

— Qui achètera mes chênes à leur valeur, dans ce pays ?

— Je connais à Limoges un ingénieur distingué, un homme savant et modeste, qui me renseignera là-dessus. Mais j’y pense ! Si M. Maurel voulait bien s’occuper un peu de vos affaires, voilà qui transformerait Mauguet ! C’est un des collaborateurs de Cassini, un des auteurs de cette belle carte de France qui mériterait une récompense nationale. Il nous apprendrait à diriger les eaux, à trouver leurs niveaux. Permettez-vous que j’essaye de l’amener ici ?

— Mais sans doute, mon cher docteur. Et je serais bien heureuse que vous pussiez réussir ; car j’ai grand besoin des conseils des gens d’expérience.

Mademoiselle de Mauguet et le docteur rejoignirent Louis, qui était descendu de la lande dans un pré plein de joncs et de roseaux.

— Est-ce un rhume que vous cherchez les pieds dans ce marécage ? lui cria M. Margerie dès qu’il fut à portée de la voix. Allons, Louis ! venez avec nous. Profilons de cette belle matinée pour faire un tour de promenade dans les environs.

Louis parut réveillé par la voix du docteur. Il fit volte-face et revint près de Jeanne. Comme elle se trouvait seule en ce moment, il lui offrit le bras. Tous trois descendirent le long des petits sentiers tracés par les pas des bergers ou l’eau des ravins.

Ils gagnèrent à pied les limites de la propriété, et firent le tour des métairies. L’excursion fut longue, et Jeanne s’étonna de l’étendue de ses domaines. Elle ne s’était pas rendu compte, jusqu’alors, de la superficie de deux cents hectares de terrain. Du côté de Saint-Jouvent, ses terres atteignaient presque les premières maisons du village ; du côté de Nieulle, elles longeaient le chemin vicinal, et la métairie la plus éloignée avait une partie de leurs dépendances dans la commune de Périllac.

Malheureusement, les châtaigneraies et les landes couvraient la plus grande partie de ce territoire. Il y avait peu de terres arables et de prairies bien entretenues ; les halliers ne manquaient point. Parfois, des masses de roches grises, couvertes de mousses et de genêts, occupaient un long espace nourrissant à peine des bouleaux chétifs.

Les pâturaux étaient vastes, mais pleins d’ajoncs. Pour arriver à en faire de grasses prairies, il fallait des travaux considérables. Quelques-uns, dans les terres basses, étaient marécageux. Certains champs de blé noir, aussi, retenaient les eaux pluviales dans leurs sillons comme si le sol eût renfermé, en dessous, des couches de glaise. D’autres terres paraissaient d’excellente qualité, mais épuisées.

— Il y aura beaucoup à faire, dit le docteur, après avoir observé l’état des champs. Avec les années et du courage on peut reconstituer ici une des belles terres de France.

— Je crains d’avoir en Maillot un rude ennemi, reprit mademoiselle de Mauguet. On ne pardonne guère aux gens le mal qu’on leur a fait, et, d’après ce principe, Maillot doit avoir contre nous de fortes rancunes.

— Maillot voit nécessairement votre retour à Mauguet avec déplaisir. Cela ne peut être autrement. Il espérait, avec le temps, se faire adjuger la totalité du domaine ; et puis, il est toujours désagréable de se trouver en face des gens qu’on a volés. Évidemment, la première fois que vous serez en présence, monsieur Maillot éprouvera un moment de gêne ; sa belle écharpe tricolore ne l’empêchera pas de se souvenir qu’il a été le domestique de votre père. Cependant si vous m’en croyez… Ah ! ce sera dur, je le sais…

— Mon ami, je comprends ce que vous allez me dire, interrompit Jeanne avec un sourire mélancolique… Mais rassurez-vous. J’ai été l’institutrice de mademoiselle de Brives, et j’ai vu Paris de 1794 à 1800. Je sais où en est le monde, et à quoi il faut se résigner !…

— Vous serez bien habile et vous aurez remporté une belle victoire, pour vous et pour les vôtres, si vous avez la force de ne pas lui témoigner votre mépris, reprit le docteur ; mais, en vérité, le pourrez-vous ?

— Je recevrai Maillot quand j’aurai affaire au maire de Saint-Jouvent, comme si je le voyais pour la première fois ; je l’appellerai Monsieur et n’aurai pas l’air de me souvenir du passé.

— Si vous agissez ainsi, monsieur le maire ne vous sera point hostile. Il gardera celles de vos terres qu’il a achetées à l’État, et ne vous empêchera point de cultiver paisiblement les autres… Je ne crains plus que votre frère ; comment, à son retour, s’arrangera-t-il de tout cela ?

Un nuage passa sur le front de Jeanne. Déjà cette idée s’était présentée à son esprit, et y avait jeté l’inquiétude.

— J’espère, dit-elle, que mon frère comprendra…

— Votre frère ! s’écria Louis avec une véhémence étrange, votre frère !…

— Eh bien ! qu’avez-vous, mon cher Louis ? depuis une heure, je vous croyais à cent lieues de nous ! Vous sembliez plus absorbé que le docteur ne l’était hier au soir, et voilà que vous rentrez dans la conversation comme un coup de tonnerre.

— Pardon, reprit Louis, mais… mais pouvez-vous espérer que le vicomte Raoul admettra jamais les nouvelles lois et les nouveaux usages ? Ne connaissez-vous plus le caractère entier et intraitable de votre frère ?

— Les années donnent de l’expérience, mon ami, surtout lorsqu’elles s’écoulent en exil.

— Vous croyez ? Mais non ! la souffrance aigrit, au contraire, ces caractères violents. Et comment voulez-vous que le vicomte Raoul ne traite pas Maillot de voleur, en lui voyant ensemencer vos terres ou chasser dans vos garennes ?

— Nous ferons tout ce qu’il sera possible, ses amis et moi, pour lui apprendre la résignation et la modération, et après… Que voulez-vous, mon cher Louis, à la grâce de Dieu !

— À quoi bon mettre l’avenir au pis ? reprit le docteur. Louis, vous chagrinez inutilement notre amie !

— Pardon… mais c’est que je me souviens, voyez-vous, je me souviens, comme d’hier, de l’orgueil du vicomte ! hélas !… Croyez-vous, par exemple, qu’il donnerait la main de sa sœur à un honnête et brave bourgeois comme moi, quand bien même le pauvre garçon apporterait en dot des trésors de dévouement ?

Louis avait dit cette dernière phrase d’une voix brève et émue. Jeanne devint extrêmement rouge, et le docteur balbutia péniblement quelques mots embarrassés.

Heureusement qu’on était arrivé à la porte du château. Jeanne courut en avant et disparut un instant. M. Margerie et Louis Thonnerel allèrent l’attendre dans la salle à manger, car midi sonnait et le dîner était servi.

Le repas fut silencieux. Chacun paraissait plongé dans des pensées graves.

Louis sentait qu’il venait, par un mot, de changer sa position vis-à-vis de Jeanne ; son cœur battait violemment. D’une part il éprouvait une sorte de soulagement, en se disant qu’il avait enfin osé parler ; de l’autre, une crainte douloureuse, en songeant au résultat possible de sa démarche. La passion profonde qui s’était lentement enracinée en lui anéantissait, à cette heure, toutes ses facultés. Il avait peur devant Jeanne. Ne venait-il pas, en effet, de jouer le tout pour le tout ? Car, si mademoiselle de Mauguet ne l’accueillait pas comme prétendant, sans doute elle allait le tenir à distance et lui reprendre, peu à peu, cette intimité d’ami qui, depuis un an, le rendait si heureux.

Jeanne, elle, se sentait agitée d’émotions inconnues. Elle avait besoin de toute sa volonté pour cacher son trouble. Depuis quelques jours, elle ne pouvait manquer de s’apercevoir que Louis l’aimait avec un enthousiasme qui touchait de près à la passion ; mais la différence d’âge, dont elle s’exagérait beaucoup les effets, mais la distance que mettaient entre eux mille choses et mille idées, l’avaient empêchée de croire à un amour sérieusement affermi par l’espoir du mariage.

Et puis, jamais elle n’avait songé au mariage. Dès l’enfance, elle s’était destinée à la vie religieuse. Plus fard, lorsque, après la dispersion de son couvent et pendant son séjour à Paris chez mademoiselle de Brives, elle trouva des prétendants enrichis qui ambitionnaient l’alliance d’une fille noble, elle ne fit que rire de leurs prétentions. Jusqu’alors, elle s’était regardée comme engagée par le vœu de sa famille, par son noviciat au couvent de Beaulieu, par la force même des choses. Pour la première fois, elle se dit qu’elle était libre et maîtresse d’elle-même, qu’elle était aimée et qu’elle allait être forcée de répondre : oui ou non.

Elle avait peur aussi… peur de répondre et peur de se taire. Elle s’effrayait des mouvements intérieurs qui l’agitaient et qu’elle ne pouvait contenir. Elle n’osait ni regarder Louis, ni lui adresser la parole sur les choses les plus indifférentes. Il devait retourner à Limoges le soir même. À cette heure, elle désirait vivement le voir partir, pour se trouver seule avec elle-même et se rendre compte de ses sentiments.

M. Margerie comprenait parfaitement l’embarras réciproque des deux jeunes gens, mais sa situation de tiers n’était pas moins gênante. Il cherchait en vain à relever la conversation, à attirer l’attention sur les travaux à entreprendre, sur l’état du pays, etc. : rien ne réussissait. Lui-même, d’ailleurs, savait trop à quoi s’en tenir sur les idées du vicomte de Mauguet et sur l’amour profond et inguérissable de Louis, pour ne pas être inquiet de l’avenir.

Il aurait voulu hâter le moment de la séparation. Les heures lui semblaient longues à passer entre trois personnes agitées par la même pensée, et décidées à fuir toute explication, il pouvait facilement partir avant le soir, en prétextant une visite à faire à quelque malade ; mais Louis et Jeanne, en tête à tête, ne seraient-ils pas plus embarrassés encore ?

Heureusement que chacun éprouvait le même besoin de solitude : Louis, par peur de compromettre sa position d’ami en s’avançant davantage soit auprès de Jeanne, soit même auprès de M. Margerie ; Jeanne, pour avoir le temps de se rendre compte de son trouble et de ses émotions, pour prendre un parti vis-à-vis d’elle-même.

Aussi, dès que le repas fut fini, le docteur et Louis s’occupèrent-ils de leur départ. M. Margerie dit que le temps paraissait à la pluie, et Louis s’empressa d’accepter ce prétexte.

En toute autre circonstance il aurait reçu avec joie la pluie sur le dos pendant deux heures, pour rester quelques instants de plus auprès de mademoiselle de Mauguet. Ce jour-là, il parut avoir une terrible frayeur des rhumes, et demanda son cheval sans retard.

Les chevaux furent bientôt sellés ; mademoiselle de Mauguet accompagna ses hôtes jusque dans la cour. Elle tendit, la première, la main au docteur en lui souhaitant une bonne tournée. Louis s’agita beaucoup autour de son cheval avant de monter en selle. Il arrangea sa bride, rajusta ses étriers, fit le tour de la jument du docteur, et critiqua l’allure et le port de cette bonne bête, qui s’appelait Lolotte et n’avait jamais désarçonné son cavalier. Tout cela prit dix minutes environ, et, au bout de ces dix minutes, il n’était pas plus décidé qu’auparavant à offrir à mademoiselle de Mauguet la poignée de main habituelle.

— Allons donc, Louis ! laissez en paix Lolotte, qui ne voudrait peut-être pas plus de vous pour cavalier que vous ne voudriez d’elle pour monture, et ne tenez pas plus longtemps mademoiselle Jeanne debout à nous attendre. Est-ce que vous avez peur que votre fier étalon ne vous jette en bas, la tête la première, à la descente du Petit-Limoges[1] ?

Louis rougit, et, par un brusque mouvement, tendit la main à Jeanne. Le cœur lui battait violemment, car, à cette heure, il attachait à cet adieu une signification grave. Jeanne donna la sienne, mais avec embarras.

— Adieu ! adieu ! dit-elle. J’espère que vous arriverez avant l’ondée.

À peine eurent-ils franchi le portail du château qu’ils se séparèrent. Au lieu de suivre le chemin communal avec le docteur, Louis prit la traverse pour gagner au grand trot la route de Limoges.

Jeanne rentra précipitamment, courut à sa chambre, et s’agenouilla devant le crucifix de son alcôve. Elle pria avec ardeur, mais non pas avec recueillement, car il lui était impossible de dominer son esprit agité. En vain elle cherchait à s’interroger elle-même et à sonder son cœur ; un bouleversement général obscurcissait toutes ses facultés. Elle resta longtemps agenouillée, sans pouvoir arrêter l’effervescence de son cerveau. — Aimerais-je Louis ? se dit-elle avec une sorte de terreur.

Elle se leva et sortit dans l’espoir que l’air la calmerait. Quelques gouttes de pluie commençaient à tomber. Néanmoins, elle descendit le long des terrasses et gagna le bois.

En se promenant, elle apaisa un peu l’agitation de son sang, mais son esprit demeura aussi troublé. Elle se reprochait d’avoir encouragé l’amour de Louis, sans le vouloir, et de s’être laissé prendre le cœur naïvement, par les tendresses exaltées du jeune homme.

En cet instant, l’idée d’un mariage entre elle, qui se sentait déjà vieille d’expérience, et Louis, qu’elle considérait comme un adolescent, lui semblait un rêve fou, presque coupable.

Aussi, ne cherchait-elle que le moyen d’apaiser son cœur et de faire entendre raison à Louis. Elle se promit de s’attacher avec ardeur aux études agricoles qu’elle allait entreprendre, de chercher une distraction puissante dans la lecture. Elle se dit que Louis, prêché parle curé et maintenu par elle dans les bornes d’une sévère amitié, se calmerait et oublierait, après quelques mois, une chimère irréalisable.

À ces résolutions, il lui sembla que la paix rentrait dans son cœur, car elle se croyait surtout tourmentée du remords d’avoir laissé croître la passion du jeune homme. — Il oubliera l’impression que j’ai pu lui faire comme femme, se dit-elle encore, et bientôt ne verra plus en moi qu’une vieille amie, quelque chose comme une sœur aînée ou une jeune tante ; puis, il s’attachera à une brave jeune fille et se mariera…

Mais, à cette pensée, elle se sentit tout à coup singulièrement émue. Elle chancela, s’appuya contre un arbre, et des larmes chaudes roulèrent sur ses joues.

— Oh mon Dieu ! mon Dieu ! je l’aime donc ?… murmura-t-elle, en joignant les mains et en levant les yeux au ciel.

Depuis longtemps déjà la pluie tombait avec violence, mais Jeanne ne la sentait pas. L’eau ruisselait sur son front et sur ses vêtements sans qu’elle songeât à chercher un abri. Adossée à un chêne, et les yeux fixés vers la terre, elle oubliait les réalités de la vie eu interrogeant avec épouvante l’abîme de son cœur. Jamais Jeanne n’avait été aimée.

Tout à coup l’amour de Louis passa devant son imagination comme un éblouissant mirage. Des horizons inconnus s’ouvrirent devant elle.

La vie lui apparut.

Jusqu’alors elle s’était toujours vue derrière une grille, le front voilé et les mains jointes, ou, vieille fille, conduisant ses neveux à la messe de Saint-Jouvent ; elle venait de s’entrevoir un instant, jeune, belle, libre au grand soleil, appuyée sur le bras d’un mari aimé, berçant sur ses genoux des enfants à elle…

Et, depuis cette vision rapide, elle ne pouvait retrouver la paix. Toutes ses résolutions étaient inutiles. Tous les raisonnements qu’elle employait pour se convaincre de folie n’arrêtaient pas une seconde les pulsations rapides de son cœur.

Elle serait restée jusqu’à la nuit, peut-être, à recevoir la pluie, si Myon, inquiète de sa disparition prolongée pendant l’orage, n’était venue la chercher avec un vaste parapluie.

La voix de la femme de charge rappela Jeanne au sentiment du présent.

— Bon Dieu ! mademoiselle, que faites-vous là, par un temps pareil ? s’écria-t-elle. En vérité, vous êtes toute trempée ! La pluie traverse les feuilles depuis longtemps-, d’autant plus qu’il n’en reste guère…

La présence d’esprit était soudainement revenue à Jeanne.

— Ma bonne Myon, dit-elle, il va falloir faire de l’argent pour réparer Mauguet ! Hélas ! je ne vois pas d’autre moyen que de faire abattre ces beaux arbres et de les vendre !

— Abattre le bois de haute futaie ?… Mademoiselle veut plaisanter, sans doute ? reprit Myon.

— Je parle très-sérieusement, au contraire. Mais il est inutile de nous mouiller davantage, Myon : rentrons vite. À présent j’ai froid.

Myon se remit en marche, mais ne put contenir ses protestations.

— S’il s’agissait d’un bois situé loin du château et soumis à des coupes réglées, sans doute, mademoiselle aurait raison de s’en faire une ressource, ajouta doctoralement la servante. Mais abattre la haute futaie de Mauguet, autant vaudrait raser ses tours !

— Dans ma position, on fait ce qu’on peut et non pas ce qu’on veut, ma bonne fille.

— C’est bon pour un Maillot de faire argent de tout !

— Oh ! oh ! Myon, ceci me regarde ! Je sais ce que j’aurai à faire, et je ferai ce que je dois.

— Mais M. le vicomte…

— Assez, Myon. Parlons d’autre chose. Demain, je sortirai de bonne heure. J’irai voir les métayers. Fais les prévenir pour qu’ils m’attendent.

— Savoir le temps qu’il fera demain ?

— N’importe ! S’il y a trop de boue, j’irai à cheval. Auras-tu les harnais nécessaires ?

— J’ai conservé ceux de mademoiselle.

— Bonne Myon ! reprit Jeanne qui se repentit de son mouvement d’humeur envers la dévouée servante. N’est-il pas naturel, pensa-t-elle, que la pauvre fille se croie en droit de donner son avis pour le gouvernement des biens qu’elle a gardés avec tant de soins ?

Cette distraction d’un instant tira Jeanne de l’état de prostration où l’aveu de Louis l’avait jetée. Elle s’efforça de s’occuper de mille soins d’intérieur, fit l’inspection complète du château, compta le linge et les meubles qui lui restaient, et donna des ordres pour faire boucher les trous des toitures.

Avec Myon et Nicou, elle avait sous ses ordres un domestique, loué par Myon dans le voisinage ; plus un jeune gars de quinze ans, envoyé par un de ses métayers.

Dans l’écurie, où piaffaient autrefois les chevaux nombreux de son frère et de son oncle, elle trouva une pouliche de quatre ou cinq ans, élevée sur les terres de Mauguet.

À côté de la pouliche, assez belle bête de pure race limousine, l’âne de Myon allongeait mélancoliquement son cou maigre pour atteindre au râtelier.

Deux chiens de garde avaient été attachés dans la cour d’entrée ; quelques volailles, que Myon avait prises dans les fermes, voletaient dans la basse-cour.

Jeanne se rendit compte de tous ces détails. Elle força son esprit rebelle à s’occuper des soins du ménage, mais rien ne put empêcher la pensée de Louis de l’accompagner sans cesse. Tout en comptant son linge et en rangeant sa chambre, elle causait avec lui, pour lui persuader de renoncer à elle, pour lui énumérer tous les empêchements qui les séparaient.

Elle visita les greniers et les chambres abandonnées que Myon n’avait point encore fait mettre en ordre. Çà et là elle reconnut des ustensiles et des meubles qui étaient déjà mis au rebut au temps de son enfance. Dans une pièce autrefois habitée par son frère elle trouva de vieux papiers, des lettres, des fragments de journaux. Ces papiers, sans doute, avaient été jetés là au moment du départ. Jeanne les ramassa dans la poussière, et les lut avec un intérêt inexprimable : c’étaient des comptes rendus des séances de l’Assemblée constituante, des récits des premières émotions populaires ; puis des lettres, insignifiantes alors qu’elles avaient été reçues, mais qui, maintenant, rappelaient les mille petits détails de la vie passée.

Elle retrouva une longue lettre d’elle, datée du couvent de Beaulieu, et une de Louis, datée de Paris. L’une était une homélie encore enfantine sur le malheur des temps ; l’autre semblait comme un écho vivant des bruits delà rue, des tempêtes parlementaires, des déclamations des clubs qui s’ouvraient à chaque carrefour.

Par un aperçu rapide elle entrevit l’heure du départ de sa famille pour l’étranger, les préparatifs faits à la hâte, les papiers inutiles jetés dans le foyer et qu’une main distraite oublie de brûler, les effets empaquetés au hasard, la fuite à travers les armées républicaines, tandis que tonnait à Paris le canon du 10 août. L’impression fut vive et profonde. Ce fut comme le mirage d’une heure fiévreuse de la révolution.

Le cours de ses pensées se tourna vers son frère, dont elle attendait impatiemment des nouvelles, car il ne lui avait pas répondu depuis qu’elle lui avait annoncé le gain de son procès. Elle pensa qu’il allait sans doute bientôt revenir avec son fils, né en exil.

— Je ferai préparer, à tout hasard, la chambre d’honneur, pensa-t-elle ; peut-être vont-ils arriver très-prochainement.

  1. Nom d’un des faubourgs de Limoges.