Jeanne la Folle/01

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Jeanne la Folle
Revue des Deux Mondes4e période, tome 149 (p. 556-594).
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JEANNE LA FOLLE

PREMIÈRE PARTIE

La Reina dona Juana la Loca. estudio historico por Antonio Rodriguez Villa de la Real Academia de la Historia), 1 vol. in-8o ; Madrid. — Dona Juana la Loca viadicada de la nota de herejia, par Vicente de la Fuente, broch. in-12 ; Madrid.


Longtemps les écrivains qui ont parlé de Jeanne la Folle s’en sont tenus à la tradition sans remonter aux pièces originales. Il y a seulement une trentaine d’années que des documens sérieux ont été découverts aux archives de Simancas. La plupart confirmaient la tradition, mais quelques-uns ont laissé des doutes dans l’esprit d’un savant allemand, M. Bergenroth, qui les avait recueillis, et qui, en les publiant dans les State Papers, y a joint une intéressante dissertation. Interprétant ces pièces, incomplètes d’ailleurs et souvent ambiguës, dans un sens contraire à l’opinion commune, il a cru pouvoir soutenir que Jeanne n’avait pas été folle, mais qu’elle devait être considérée comme une victime (de l’ambition et du fanatisme de son père et de son fils. La Revue, à cette époque (juin 1869), a étudié cette thèse imprévue dans un article approfondi sans doute, mais l’auteur, n’ayant sous les yeux que le travail de l’érudit allemand, a reproduit ses conclusions en se bornant à quelques prudentes réserves.

Nous sommes aujourd’hui mieux informés, en présence d’un complément de textes contemporains, les uns provenant de Simancas, les autres des Archives de l’Académie d’histoire de Madrid ou de collections particulières. Un éminent écrivain espagnol, M. Rodriguez Villa, les a résumés et commentés dans un remarquable ouvrage qui donne, si je puis dire, le dernier état de la science sur cette question, et qui contredit complètement les opinions de M. Bergenroth. Le nouvel historien, d’une part, apporte au procès des élémens jusqu’alors inconnus, de l’autre il explique différemment ceux qui étaient déjà au dossier. Son récit très circonstancié, solidement étayé de preuves, maintient, dans son ensemble, celui de la tradition et dégage Ferdinand le Catholique aussi bien que Charles-Quint des imputations aventurées dont on avait chargé leur mémoire. Entre temps M. Gachard, dans une monographie, avait manifesté des tendances analogues ; et de plus une brochure substantielle de M. de la Fuente avait péremptoirement démenti les sentimens hérétiques attribués à la reine de Castille. M. Villa, tenant compte de ces travaux et muni, sur tous les points, d’un riche contingent d’informations inédites, était en mesure de se prononcer en pleine connaissance de cause. Il l’a fait avec un talent auquel nous sommes heureux de rendre hommage. Le moment est donc venu pour la critique française de reprendre cet épisode et de l’apprécier d’après les documens produits et les opinions diverses.

Les faits sont d’ailleurs fort intéressans à un double titre : d’abord, par leur caractère romanesque et bizarre, ensuite par leurs relations intimes avec les événemens politiques qui, à la fin du XVe siècle et au début du XVIe, ont changé la forme intérieure et l’action diplomatique de la monarchie espagnole. Nous n’aurons pas évidemment ici à étudier l’œuvre unitaire accomplie par Ferdinand et Isabelle, non plus que les conceptions idéales et les entreprises du grand rêveur qui s’est appelé Charles-Quint : mais nous devons rappeler — c’est notre sujet même — les circonstances qui ont modifié les destinées de la Péninsule : l’histoire de Jeanne la Folle se confond en effet avec les origines de cette évolution qui certainement n’eût pas eu lieu si la fille de Ferdinand et d’Isabelle, reine exclusivement nationale, eût paisiblement recueilli les royaumes dont elle était l’héritière. C’est par suite de ses funestes aventures que l’Espagne, entraînée en dehors de sa sphère d’action au profit d’intérêts étrangers, est devenue pour ainsi dire une fraction d’un empire cosmopolite, et s’est épuisée sur tous les champs de bataille de l’Europe sous la direction de souverains hantés par le fantôme de la monarchie universelle.


I

Jeanne était née le 6 décembre 1479, le troisième enfant de Ferdinand et d’Isabelle. Elle ne semblait donc pas destinée au trône ; mais sa sœur aînée, reine de Portugal, et son frère Don Juan, marié à Marguerite d’Autriche, fille de l’empereur Maximilien, moururent l’un et l’autre avant leurs parens, en pleine jeunesse, sans laisser d’héritiers. Jeanne se trouva ainsi appelée à la succession de la Castille et de l’Aragon, primant ses sœurs cadettes Doña Maria, elle aussi reine de Portugal, et Catherine, femme de Henri VIII d’Angleterre.

D’après tous les témoignages contemporains, les Rois Catholiques donnèrent à l’éducation de leurs enfans les soins les plus assidus. Pour ne parler que de Jeanne, les chroniqueurs constatent qu’elle fut parfaitement instruite et dirigée. Isabelle, qui s’entourait volontiers de musiciens et de poètes, s’efforça d’inspirer les mêmes goûts à sa fille : celle-ci apprit à jouer de plusieurs instrumens, et le savant Vivès, dans son livre « De l’Instruction des femmes chrétiennes, » la cite comme fort cultivée et même comme familiarisée avec la langue latine, ainsi que plusieurs princesses de son temps. Je lis ailleurs qu’on lui enseigna de même les travaux féminins tels que la tapisserie et la broderie. Il est inutile d’ajouter que son éducation religieuse fut également suivie de près, conformément à la piété de sa race. Enfin, dans ce royal intérieur qui n’était pas alors opprimé par l’étiquette, les souverains, attachés à la vie de famille, montraient à leurs enfans l’affection la plus tendre : Isabelle les appelait « ses anges ; » Ferdinand marquait même à Jeanne une certaine préférence, et, en raison de la ressemblance de la princesse avec Jeanne de Cordoue dont il était le fils, il se plaisait, dans l’intimité, à la nommer « sa mère. »

Elle grandit sous cette discipline grave et douce, et toute cette première période de sa vie s’écoula ainsi dans une paisible obscurité. Avait-elle, dès lors, donné quelques indices de bizarrerie ou d’inquiétante tristesse ? Rien de précis n’autorise à le dire. Si, d’après certaines anxiétés manifestées plus tard par Isabelle, il paraît vraisemblable que des symptômes fâcheux s’étaient présentés dès lors, on peut supposer qu’ils ont été considérés à cette époque comme des accidens passagers et très peu clairs. Quoi qu’il en soit, lorsque Jeanne eut douze ans, ses parens commencèrent à se préoccuper pour elle d’une illustre alliance. Au moment où des négociations officieuses se poursuivaient entre Ferdinand et Maximilien pour le mariage de l’Infant Don Juan avec l’archiduchesse Marguerite, il fut question, subsidiairement et en termes vagues, de l’union éventuelle de Jeanne avec l’archiduc Philippe, fils de l’Empereur. Nous n’indiquons ici ces pourparlers que pour mémoire, car plusieurs années s’écoulèrent sans qu’ils fussent repris. D’une part, la Princesse était trop jeune, et d’un autre côté Ferdinand avait des motifs politiques pour ne point s’engager prématurément avec Maximilien : il recherchait, à cette date, un accord avec Charles VIII au sujet du Roussillon et de la Cerdagne, et n’ignorait pas que la France envisagerait avec défiance une entente aussi marquée entre l’Espagne et la maison d’Autriche : il craignait de compromettre sa campagne diplomatique par l’éclat d’une double alliance avec un souverain hostile à la France et qui persistait à revendiquer la Bourgogne. Tout resta donc en suspens durant les trois ans qui suivirent, et les Rois Catholiques semblèrent s’occuper exclusivement de leur établissement dans le royaume de Grenade dont la conquête récente appelait en effet toute leur sollicitude.

Ce fut seulement en 1495 que la question des deux mariages autrichiens fut traitée sérieusement. Alors l’état des choses s’était modifié : Ferdinand n’avait plus rien à ménager du côté de la France ; Charles VIII entreprenait son expédition d’Italie où il prétendait se substituer dans le royaume de Naples à la dynastie d’Aragon ; le souverain espagnol était en présence d’un ennemi déclaré ; il désirait lui montrer son ressentiment tout en se fortifiant contre une ambition aussi menaçante. Il décida donc d’abord d’entrer dans la ligue formée par Maximilien et les États d’Italie contre Charles VIII, puis de consacrer ces traités par les deux unions jusqu’alors ajournées et indécises. En février 1596, ces arrangemens politiques et matrimoniaux furent simultanément conclus, et tout aussitôt des mesures furent prises pour conduire en Brabant Jeanne à l’archiduc Philippe et amener en Espagne la princesse Marguerite à l’infant héritier des Rois Catholiques.

Philippe, né à Bruges en 1478, passait pour le plus beau prince de l’Europe. On le disait, d’après Pierre Martyr, « sage dans ses mœurs, d’un caractère doux, d’un esprit ouvert et actif. » Nous verrons plus loin la valeur de ce jugement. Quant à Jeanne, il est assez difficile de se la représenter, au physique et au moral, à l’époque de son mariage. Le seul portrait que l’on ait d’elle, et dont la gravure est placée en tête du livre de M. Villa, est postérieur de quelques années : il date d’un temps où déjà les soucis avaient marqué leur empreinte sur son visage. Toutefois, et à défaut d’autre donnée contemporaine, nous devons dès à présent le décrire.

C’est un tableau dans le style un peu raide de la première école flamande. La Princesse est vêtue d’une robe de velours rouge, brodée d’or, à larges manches, ornée de perles et de pierres précieuses. Elle porte sur la tête une cape de velours noir qui ne laisse voir qu’une tresse de cheveux bruns : le visage est assez régulier, le front haut et un peu bombé, les yeux longs, le regard sans lueur, le nez et la bouche sans caractère. Il n’y a là ni défauts saillans, ni beauté de ligne ou de couleur. La physionomie triste, les yeux atones ne révèlent qu’une sorte de lassitude intellectuelle, une vague et douloureuse obstination. La force et la vie semblent refoulées à l’intérieur et l’âme paraît noyée dans un morne rêve : toute cette figure, à demi archaïque, demeure une énigme. Ce sont bien sans doute les traits de Jeanne, mais immobiles et froids : ils déconcertent l’étude ; ils n’ont même pas l’attrait du mystère. L’artiste, habile cependant, n’a-t-il pas su voir au-delà de cette surface indifférente ? ou bien lui était-il impossible de donner une expression à ce type inanimé ? quoi qu’il en soit, il n’apporte à l’histoire que le portrait matériellement exact d’une femme mélancolique, sans charme, maladive, dépourvue de pensée. Jeanne nous reste inconnue dans cette œuvre muette.


II

La route de France lui étant fermée pour des considérations politiques, la Princesse dut se rendre en Flandre par mer. Les Rois Catholiques voulurent, à cette occasion, donner à Philippe une grande idée de leurs ressources militaires et maritimes. S’il faut en croire les annalistes contemporains, la flotte, concentrée à Laredo pour ce voyage, comptait environ cent navires, et portait, tant en personnes de suite qu’en troupes de parade, un effectif de quinze mille hommes : elle était commandée par l’amirante de Castille et les meilleurs capitaines de mer ; la maison de Jeanne était formée de nombreux officiers de haute noblesse, de quatorze dames pour accompagner, et d’une foule de serviteurs. Les préparatifs durèrent plusieurs mois, et ce fut seulement le 24 août 1496 que l’escadre mit à la voile. Isabelle ne se sépara de sa fille qu’au dernier moment, ayant même passé auprès d’elle, à bord, les deux jours qui précédèrent le départ.

La traversée fut assez rude : deux bâtimens coulèrent en vue des côtes anglaises, et l’infante ne débarqua à Rotterdam qu’après quinze jours de navigation. Elle gagna de là Anvers et Lille, mais son fiancé ne la rejoignit que plus d’un mois après. Un tel retard était-il prémédité ? Ce n’est guère vraisemblable : on doit croire plutôt à quelque malentendu ; l’archiduc était alors en Tyrol et les communications étaient fort lentes. En tout cas, il montra dès son arrivée tout l’empressement du monde, et le mariage eut lieu le jour même de son entrée à Lille, le 18 octobre. Peu de jours après, l’union de Marguerite d’Autriche avec l’infant Don Juan fut célébrée à Anvers, par procuration. Cette princesse se rendit aussitôt à Rotterdam pour s’embarquer sur les bâtimens qui avaient amené sa belle-sœur, mais elle y fut retardée jusqu’en février soit par des avaries, soit par la violence de la mer. Notons en passant que Philippe prit si peu de soin des troupes espagnoles de l’escadre que plusieurs milliers de marins et de soldats périrent de froid, de faim et de misère sur cette côte humide et glacée. Ce désastre, qui attestait tout au moins l’incurie de l’archiduc, fut très vivement ressenti par les Rois Catholiques. L’avenir leur réservait sur les mérites et le caractère de leur gendre d’autres graves déceptions.

Philippe était un homme d’armes, robuste, sensuel, passionné pour la chasse, les femmes et les tournois. Brillant cavalier, mais peu expert en politique, conduit par ses favoris, aveuglément désireux d’acquérir par la force de nouveaux domaines sans savoir comment il pourrait les administrer, on doit le considérer comme un prince de l’âge précédent, à la fois obtus et violent, lourdement rusé, dépourvu des qualités délicates qui devenaient nécessaires, en un siècle nouveau, pour la direction des choses humaines. Il gardait les mœurs impérieuses de la chevalerie d’autrefois dont il n’avait pas les vertus héroïques, et représentait assez bien la souveraineté féodale en décadence qui allait être remplacée sur la scène du monde par la monarchie diplomatique inaugurée déjà par Louis XI et Ferdinand d’Aragon. Fastueux et ignorant, il mettait sa nature de reître et une malice grossière à la fois et sournoise au service de subalternes qu’il s’imaginait diriger. Sa conduite était tout ensemble inspirée par son arrogance et par leurs intrigues : livré exclusivement à lui-même, il n’eût été redoutable que par la rudesse de sa nature, mais il devenait beaucoup plus inquiétant par les conseils cauteleux de ses ministres. On pouvait, il est vrai, compter sur les fautes provoquées par la complication de leur fourberie malavisée et de son audace brutale, mais il n’en restait pas moins par sa rapacité et sa puissance un prince fort dangereux. Il ne semblait pas toutefois que l’Espagne eût rien à en craindre, lorsque des circonstances imprévues le placèrent au cœur même des affaires de la Péninsule.

La fortune, jusqu’alors si favorable aux Rois Catholiques, les frappa soudain de coups redoublés. Leur fils, l’Infant don Juan, héritier de leurs couronnes, mourut après quelques mois de mariage, en octobre 1497 ; l’année suivante, sa sœur aînée, Isabelle, reine de Portugal, qui succédait à ses droits éventuels, succomba en donnant le jour à un fils qui la suivit deux ans après dans la tombe (1500) ; ainsi, contre toute attente, Jeanne devenait l’héritière de tous les royaumes espagnols. Philippe, déjà souverain des Pays-Bas, destiné à recueillir de son père Maximilien les États de la maison d’Autriche, et vraisemblablement l’Empire d’Allemagne, devait attendre du chef de sa femme la succession de Castille, d’Aragon et de Grenade, peut-être Naples, et devenait ainsi le premier potentat de l’Europe. Ses prospérités furent comblées, en cette même année 1500, par la naissance d’un fils qui concentrait en sa personne tous ces droits héréditaires, Charles, duc de Luxembourg, qui fut depuis Charles-Quint. Ainsi, au moment où expirait le XVe siècle, la Providence accumulait avec une sorte de précipitation, en Espagne et en Flandre, les élémens de la période future. L’avenir devait montrer tout ce qu’il y avait, pour les peuples et pour les princes, de combinaisons et de pièges cachés dans les rapides événemens qui modifiaient tout à coup le sort de l’Espagne et par suite les conditions générales de la politique européenne. C’était dans la Péninsule qu’allaient apparaître les premières conséquences de ces deuils inattendus.

La situation de l’archiduc se trouvait sans doute singulièrement accrue, mais en même temps il lui incombait une tâche que même un homme supérieur aurait eu peine à accomplir. Il était déjà surchargé par le gouvernement de ses États personnels, et il lui fallait se préoccuper dès lors d’un pays inconnu, se préparer même à le conduire, puisque, d’après les usages du temps, il accéderait aux trônes de Castille et d’Aragon au même titre que sa femme. Or ces royaumes étaient difficiles à comprendre, surtout pour un prince étranger : depuis peu de temps réunis, ils demeuraient distincts et jaloux de leur autonomie, de leurs coutumes et constitutions locales ; une administration, à la fois féodale et communale, y affectait des formes compliquées ; l’aristocratie était fière et puissante, la bourgeoisie des villes remuante et ombrageuse, le peuple incertain et flottant entre ces diverses autorités : tous se défiaient des influences extérieures. Il eût été nécessaire que Philippe étudiât longuement l’état des choses, les dispositions sociales et les caractères de la race, et mît à profit le temps qu’il avait devant lui pour être en mesure d’exercer le pouvoir lorsqu’il arriverait à recueillir effectivement l’héritage des Rois Catholiques. Mais il était loin d’une semblable pensée : avec une superbe confiance en lui-même, il considérait l’Espagne comme soumise d’avance à sa force et à son droit, sans qu’il eût rien autre chose à faire que de la prendre quand le jour serait venu. Bien plus, loin de chercher, comme il eût été de simple bon sens, à se concilier l’expérience profonde de son beau-père, il se mit en opposition vague d’abord et bientôt déclarée à l’égard de ce souverain soupçonneux. Tant qu’il resta dans les Pays-Bas, ses intentions malveillantes furent peu sensibles, mais on va voir qu’il en fut autrement dès qu’il vint dans la Péninsule, et quelle fâcheuse impression ce premier et rapide séjour laissa dans l’esprit de Ferdinand et d’Isabelle. Le triste état mental de Jeanne commençait alors à s’accentuer, de sorte que l’attitude de l’archiduc porta au comble leurs inquiétudes pour l’avenir des royaumes qu’ils avaient rassemblés avec tant d’efforts et gouvernés avec tant de gloire.


III

Philippe estimait si peu qu’il eût rien à apprendre ou à ménager en Espagne, que loin de se hâter d’y venir, il laissa passer près de deux années avant de quitter les Flandres. Comme il fallait pourtant que sa femme et lui reçussent le serment des Cortès de Castille et d’Aragon en qualité d’héritiers des deux couronnes, il céda enfin aux instances de Ferdinand et partit en décembre 1501. Louis XII ayant consenti, dans l’intervalle, à demander à l’Empereur Maximilien l’investiture du Milanais et à conclure avec le roi d’Aragon un traité pour le partage du royaume de Naples, le voyage de Philippe et de Jeanne pouvait sans difficulté s’effectuer par le territoire français. Ils furent reçus au passage avec la plus grande courtoisie et l’on déploya en leur honneur le plus magnifique appareil. Les fêtes de la Cour furent brillantes et prolongées jusqu’à la fin de janvier 1502. Un seul incident, provoqué par Jeanne, faillit troubler leur séjour : Philippe devait, à l’occasion de sa venue en France, rendre à Louis XII l’hommage féodal pour le comté de Flandre ; cette formalité, de droit incontestable, avait été différée par suite de diverses circonstances, et il avait été convenu qu’elle serait accomplie pendant que l’archiduc serait l’hôte du Roi. Celui-ci, avec une généreuse bonne grâce, avait même fait remettre au prince la somme d’argent symbolique que le vassal devait offrir au seigneur. Les choses étaient réglées lorsque Jeanne, soit par vanité, soit par un bizarre caprice, refusa de se conformer à ce cérémonial et de s’associer à l’hommage. Vainement lui fit-on remarquer combien son abstention serait blessante à la fois pour le roi de France dont elle méconnaissait le droit, et pour son mari qu’elle paraissait désavouer. Rien ne put la fléchir et il fallut passer outre. Louis XII eut le bon goût de ne pas insister, mais on n’en fut pas moins fort surpris d’un procédé aussi malséant. Ce fut un des premiers symptômes publics d’une disposition d’esprit qui devait bientôt présenter des caractères beaucoup plus décisifs et redoutables.

Jeanne et Philippe trouvèrent à la frontière espagnole le connétable de Castille et les plus grands seigneurs des deux royaumes qui les accompagnèrent par Burgos, Valladolid, Ségovie et Madrid jusqu’à Tolède où ils firent leur entrée solennelle le 7 mars. Ferdinand s’avança à leur rencontre hors des portes de la ville, la reine les accueillit au seuil du palais : tous deux leur témoignèrent l’affection la plus vive, et le 22 mai, les Cortès de Castille prêtèrent en grande pompe le serment officiel. La même cérémonie eut lieu pour l’Aragon, à Saragosse, le 27 octobre. Les princes jurèrent, de leur côté, de maintenir les droits, privilèges et fueros des deux royaumes unis.

À peine ces actes accomplis, l’archiduc manifesta la volonté de retourner immédiatement en Flandre, sans avoir en quoi que ce fût cherché à connaître les affaires et à s’attirer les sympathies des peuples. En outre, — ce qui déplut davantage aux Rois Catholiques, — il déclara son intention arrêtée de reprendre la voie de France. Or la situation politique n’était plus la même : à la suite d’interprétations divergentes du traité de Naples, Louis XII et Ferdinand se trouvaient en guerre et Gonzalve de Cordoue était assiégé dans Barletta par une armée française. Philippe, devenu prince de Castille et d’Aragon, était solidaire de la politique espagnole : son passage par la France devenait non moins inconvenant que périlleux. De plus, Ferdinand, qui, pendant le séjour de son gendre, avait appris à se méfier des vues allemandes et flamandes de l’archiduc, pouvait craindre — et la suite a prouvé que ce n’était pas une inquiétude vaine — que Louis XII n’engageât Philippe dans quelque négociation suspecte.

Les Rois Catholiques ne négligèrent donc rien pour dissuader le prince d’un tel projet. Ils lui représentèrent qu’il ne pouvait s’éloigner avant d’avoir établi ses relations avec les Grands et sans être initié aux détails du gouvernement. Isabelle invoqua en particulier la grossesse de Jeanne qui rendait ce voyage presque impossible. L’archiduc dit alors qu’il partirait seul, et insista sur l’urgence de son retour en Flandre. En vérité, il avait déjà demandé et obtenu à Paris les sauf-conduits nécessaires : ce dernier acte qui révélait une entente secrète entre Philippe et Louis XII augmenta encore les légitimes défiances du cabinet espagnol. Ferdinand alors essaya d’une suprême ressource, et engagea les Cortès de Castille et d’Aragon à présenter à l’archiduc leurs observations et leurs vœux : malgré les instances de ces assemblées, Philippe demeura inflexible aussi bien pour le départ que pour l’itinéraire.

Le roi d’Aragon dut se résigner, mais il résolut du moins de se prémunir contre les imprudences et même contre les intentions de son gendre. Il rédigea donc et lui remit des instructions éventuelles très catégoriques, impérieuses même, pour le cas où les questions espagnoles seraient en cause ; en outre il expédia sur ses pas un conseiller intime, Bernardo Boyl, muni de pouvoirs secrets que celui-ci était autorisé à produire si les instructions étaient oubliées ou dédaignées. Ce n’était pas une précaution inutile. Philippe, en effet, bien qu’il eût juré à son beau-père de se conformer à ses ordres précis, s’en écarta singulièrement au cours de ses entretiens avec Louis XII à Lyon. Sans avoir égard aux intérêts évidens du roi d’Aragon, non plus qu’à la bonne tournure que prenaient, à Naples, les affaires militaires de Ferdinand, sans s’arrêter davantage devant les remontrances que Bernardo Boyl lui faisait entendre, il conclut audacieusement, le 5 avril, au nom du Roi Catholique, un traité contraire au texte et à l’esprit des directions qu’il avait reçues. Les clauses de cet acte rétablissaient le statu quo contre lequel Ferdinand protestait par les armes, et remettaient à l’archiduc, c’est-à-dire à la maison d’Autriche, une partie des territoires revendiqués par le souverain espagnol. De telles combinaisons étaient si évidemment malavisées que Gonzalve de Cordoue refusa d’y souscrire sans même attendre la réponse de son maître qui les désavoua dès qu’il en eut connaissance. En quoi l’un et l’autre furent bien inspirés, car le grand capitaine, continuant les hostilités, battit successivement le duc de Nemours à Cérignole et le comte d’Aubigny à Séminara. Sa victoire plus éclatante encore au pont du Garigliano et peu après la conclusion du traité de Blois qui attribuait définitivement le royaume de Naples au roi d’Aragon, démontrèrent péremptoirement la maladresse ou la perfidie de l’archiduc. Ferdinand se contenta de lui adresser quelques reproches paternels sur l’incorrection de sa conduite, mais n’oublia jamais cet épisode : à ses yeux, désormais, son gendre était jugé.


IV

Pendant que s’accomplissaient ces événemens, Jeanne était restée en Espagne, désespérée de n’avoir pas suivi son mari. Malgré les infidélités et le caractère violent du prince, elle l’aimait passionnément : l’absence était pour elle le plus cruel supplice et sa douleur se manifestait tour à tour par un sombre accablement et par une agitation fébrile, parfois même furieuse. Cette idée fixe, tenace et ardente, et les crises qui en étaient la conséquence provoquèrent autour d’elle les plus vives inquiétudes. Ses parens, dès longtemps en défiance, ne pouvaient plus se faire illusion : Isabelle, qui souffrait déjà de la maladie dont elle devait mourir l’année suivante, ressentit violemment cet âpre souci. Nous avons un irrécusable témoignage des angoisses de la famille royale et de l’état étrange de la princesse dans une consultation médicale publiée par M. Villa : ce document est conçu, selon l’usage, en termes discrets, mais, sous le voile des expressions générales et respectueuses, le sens apparaît avec clarté. Ces crises n’étaient pas nouvelles puisque les médecins de la cour en parlent sans surprise ; mais leur intensité s’était singulièrement développée : « Il y a, dit ce document, grand péril pour la Reine dans la vie qu’elle mène avec la princesse et l’on ne saurait s’en étonner ; l’état de la princesse est tel, en effet, qu’il doit non seulement causer grand chagrin à une mère qui l’aime si fort, mais à n’importe quelle personne étrangère. Elle dort mal, peu ou point ; elle est très sombre et faible ; quelquefois elle refuse de parler ; cet indice, aussi bien que plusieurs autres qui dénotent au contraire son agitation, font juger que sa maladie s’aggrave. Ce mal se peut soigner, soit par l’affection et la prière, soit par la contrainte : or l’affection et la prière ne sont point accueillies ; et quant à la force, ce serait grande pitié d’y recourir tant la moindre insistance lui cause de trouble et de douleur. » Les médecins ajoutent — et cette conclusion est significative : « Nous prions humblement Votre Altesse de faire brûler cette lettre. » C’est qu’il s’agissait d’un mal dont la révélation était attentatoire à la dignité royale, et sans doute les hommes de l’art n’avaient point osé le définir expressément, mais le peu qu’ils en avaient dit les effrayait encore comme s’ils eussent trahi un secret d’Etat.

Ils avaient raison d’ailleurs de redouter les indiscrétions, car vainement les Rois Catholiques s’entouraient du plus grand mystère ; les serviteurs, les confidens intimes du palais, inévitables témoins de la vie des princes, commentaient ces épisodes dans leurs conversations ou dans leurs correspondances. Je relève notamment dans une lettre d’un secrétaire de la Reine à l’un de ses collègues, qui était alors à l’armée, diverses phrases, réservées assurément, mais intelligibles pour les initiés : « La Reine, dit-il, est en grande tribulation et fatiguée à cause de la princesse. » Plus loin, il fait allusion à un mémoire envoyé au Roi pour le tenir au courant de l’état de sa fille, et il ajoute : « Je n’ai rien de plus à en dire, sinon que, pour le peu de temps qu’ont duré les choses, elles m’ont donné de plus mauvaises nuits que vous n’en avez eues à la guerre. Cette nuit encore, il y a eu grande scène avec la Reine qui a tenu ensuite conseil avec quelques seigneurs. Je n’y étais pas et n’en saurais parler, mais la Reine m’a dit spontanément ce matin que les particularités de ce qui se passe ne sont ni à dire, ni à écrire. » C’était le mot d’ordre, mais on voit qu’il n’était pas tout à fait respecté.

Les circonstances allaient au surplus rendre la dissimulation impossible. L’objet sur lequel se concentrait en ce moment la volonté fiévreuse de la princesse, c’était son retour auprès de son mari. Elle était accouchée à Alcala de Hénarès d’un second fils, et l’on n’avait plus de prétexte pour différer son départ. Cependant il semblait difficile, en présence de ses accès intermittens de mélancolie et de fureur, qu’elle pût entreprendre un si long voyage : on redoutait des crises véhémentes et aussi les dangers d’une navigation en hiver. Les lenteurs calculées qu’on lui opposait exaspérèrent ses impatiences : sans consentir même à attendre le retour de son père qui venait de conclure une trêve avec la France, elle donna impérieusement des ordres pour sa route jusqu’à Laredo et pour l’expédition de ses bagages à Bayonne. Elle-même fit des préparatifs ostensibles pour quitter sa résidence de Medina del Campo.

Isabelle, malade en ce moment à Ségovie, fut aussitôt informée de ces dispositions combinées, il est vrai, d’une façon confuse et incohérente, mais qui attestaient des intentions inébranlables et faisaient redouter un coup de tête. Elle chargea l’évêque de Cordoue, qui se trouvait à Medina, de représenter à Jeanne la convenance de ne point partir avant d’avoir revu le Roi ; elle envoya à sa fille un de ses plus intimes secrétaires avec les mêmes recommandations instantes, et, malgré sa faiblesse, lui écrivit de sa main pour lui renouveler ses prières, ajoutant qu’elle se rendrait à Medina avec Ferdinand dès que celui-ci serait arrivé à Ségovie. Mais tout fut inutile : Jeanne annonça résolument son départ pour la fin de novembre. Sa décision fut même fortifiée par la lutte, et l’égarement de son esprit devint tel qu’elle ne recula point devant un éclat. Un jour, sans se préoccuper d’aucun appareil de voyage, ni des moyens de transport, elle se rendit à pied avec sa suite à la porte du château qu’elle habitait près de la ville, pour s’en aller où elle pourrait, et en quelque sorte au hasard, sans rien entendre aux représentations de son entourage effaré. Mais, en arrivant à la poterne, elle fut outrée de colère, car le gouverneur, prévenu à temps, avait fait lever le pont-levis. Ce fut vraiment un spectacle ridicule et lugubre : Jeanne s’obstinait à sortir, donnait des ordres inexécutés, s’énervait de plus en plus devant la résistance. Elle imagina enfin de rester quand même devant les barrières intérieures, et elle y demeura en effet toute la journée et la nuit suivante malgré la rigueur de la saison, refusant pour elle-même et interdisant aux gens de sa suite les vêtemens chauds qu’on était allé quérir. Isabelle apprit quelques heures après, à Ségovie, cet incident étrange, et partit pour Medina. Elle y arriva le lendemain au point du jour avec l’archevêque de Tolède, Cisneros Ximénès ; par son ascendant et ses prières, elle parvint enfin à calmer sa fille et à la ramener dans ses appartenons, mais après lui avoir promis d’autoriser son prochain départ.

Il n’y avait pas à s’y méprendre : la surexcitation mentale de Jeanne était au plus haut degré, et devenait pour ainsi dire publique par une telle aventure. Il fallait céder, et les Rois Catholiques firent préparer à Laredo l’escadre qui la devait conduire : on traîna en longueur, il est vrai, pour éviter à la princesse les gros temps d’hiver, et elle ne put s’embarquer avant le mois de mai 1504. Son voyage fut heureux : neuf jours après elle était à Blankenberghe. Philippe vint la recevoir à Bruges, et ils partirent ensemble pour leur résidence de Bruxelles. La malheureuse Jeanne devait y subir bientôt l’épreuve la plus rude pour une âme passionnée, les tourmens de la jalousie. C’était un coup suprême porté à sa raison chancelante.

Jusqu’alors les désordres de son mari lui avaient vraisemblablement été cachés, ou du moins elle avait pu fermer les yeux sur des erreurs secrètes et passagères. Mais à Bruxelles, l’archiduc, soit que l’état d’esprit de sa femme l’éloignât d’elle, soit que pendant leur longue séparation il eût pris l’habitude de ne se plus contraindre, lui laissa voir une froideur dont elle fut désespérée et dont elle ne tarda pas à rechercher la cause. Ses soupçons n’étaient que trop justifiés : Philippe avait une intrigue avec une femme de la plus haute noblesse et d’une grande beauté. Ces sortes d’aventures ne sont pas longtemps mystérieuses dans les Cours ; fut-ce une manifestation imprudente ou une indiscrétion qui instruisit la princesse ? on ne sait, mais elle ne put douter de la trahison. Elle résolut de se venger, ce qui était naturel, mais elle le fit avec des emportemens, une insouciance du scandale qui attestaient à la fois l’intensité de sa douleur et une bizarre brutalité. Elle accabla d’injures et de coups la maîtresse de son mari, et donna ordre qu’on lui coupât les cheveux jusqu’à la racine. Ces actes si peu conformes à la dignité du rang suprême eurent des conséquences particulièrement significatives et funestes. Philippe, en effet, indigné d’un emportement aussi étrange, qui avait eu tant de témoins et qui le blessait à la fois dans son amour et dans sa vanité, adressa à la princesse de sanglans reproches et s’oublia même, dit-on, jusqu’à porter la main sur elle. Jeanne perdit connaissance à la suite de cette querelle, puis elle eut un accès de délire et son faible organisme cérébral ne se rétablit jamais d’une aussi terrible épreuve. Elle retrouva depuis, sans doute, des périodes de calme, mais les crises nerveuses devinrent de plus en plus fréquentes et aiguës, et Philippe jugea nécessaire de l’entourer d’une surveillance permanente.

Cette décision provoqua les plus graves événemens. Elle marque le début de la seconde période de la vie de Jeanne, celle où, sans perdre encore l’appareil extérieur de son rang, elle cesse toutefois d’être considérée comme en possession de sa raison. Ferdinand fut profondément ému de ces nouvelles ; Isabelle en conçut tant d’amertume qu’elle ne fit plus que languir : la mort de son fils et de sa fille aînée l’avait déjà frappée au cœur, l’état mental de Jeanne avait achevé de l’ébranler ; des fièvres ardentes compliquées d’hydropisie la mirent aux portes du tombeau. Elle vit s’approcher sa dernière heure avec un courage digne de son grand cœur et dans la plénitude de son intelligence. Mais Ferdinand, ainsi qu’elle-même, étaient trop accoutumés à envisager toutes choses au point de vue politique pour ne songer qu’à l’infortune de leur fille et pour ne point se préoccuper, en ces momens terribles, des intérêts de la monarchie, et de l’œuvre nationale qu’ils avaient accomplie et consacrée par la sagesse et la victoire. Ils savaient désormais à n’en pouvoir douter que leur gendre, par ses sentimens et ses aptitudes, et Jeanne, par le désordre de son esprit, étaient également incapables de régner en Castille sans compromettre et ruiner peut-être l’avenir du pays ; ils prirent en conséquence une résolution suprême. Isabelle dicta et signa un testament qui dérogeait sans doute aux règles ordinaires de succession, mais qui devait dans sa pensée assurer le maintien de l’unité espagnole : d’après ce document, Jeanne et Philippe ne recevaient que le titre royal en Castille ; l’autorité effective était remise au roi d’Aragon.

La rédaction de cet acte, qui devait susciter tant de dissentimens et de péripéties, fut concertée avec le double désir de n’en indiquer la cause majeure qu’en termes réservés, et, d’autre part, d’établir nettement les pouvoirs extraordinaires conférés à Ferdinand. En ce qui concerne la princesse, la Reine, ne voulant point caractériser la situation d’une façon précise et blessante, use d’une formule conditionnelle : « dans le cas, dit-elle, où ma fille ne voudrait ou ne pourrait entendre au gouvernement de mes royaumes et pour que ceux-ci soient administrés en paix… j’ordonne que si celle-ci ne veut ou ne peut entendre au gouvernement, le Roi les gouverne et administre pour elle jusqu’à la majorité de mon petit-fils l’infant Don Carlos. » On remarquera ici la répétition voulue des mêmes expressions : cet euphémisme redoublé démontre la conviction d’Isabelle ; à ses yeux sa fille est incapable de régner, elle appelle directement Don Carlos à l’héritage, elle ne fait même pas mention de son gendre, elle confie solennellement la Castille à son mari. Sous forme hypothétique, elle vise la véritable situation. Elle a soin d’ailleurs, pour qu’il n’y ait aucun doute, de rappeler un peu plus loin les vœux des Cortès de 1500 et de 1503 qui avaient déjà réclamé l’administration de Ferdinand. Ajoutons que ce langage est une preuve irréfragable de la situation morale de Jeanne, puisque c’est sa mère elle-même, c’est-à-dire la personne la moins suspecte d’erreur et de malveillance, qui l’écarte résolument du trône. Isabelle expira le 26 novembre 1506, six semaines environ après avoir signé ce testament qu’elle avait prémédité en pleine connaissance de cause, mais qui devait inévitablement créer un irréconciliable antagonisme entre le beau-père et le gendre, également jaloux des droits dont ils considéraient être investis, celui-ci par le fait de son mariage, celui-là par la volonté de la Reine. C’est ainsi qu’une mesure si prudente en elle-même et si favorable au bien de l’Espagne devint l’origine d’un scandaleux conflit.


V

Ferdinand avait trop d’expérience pour croire que tout se passerait sans lutte ; il voulut donc, en tout cas, et sur-le-champ, prendre possession légale de l’autorité. Il fit proclamer Jeanne reine de Castille, et en même temps reconnaître ses pouvoirs d’administrateur. Dans la cérémonie officielle, il se borna à donner lecture de la clause du testament sans insister sur les motifs auxquels la testatrice faisait allusion : c’était en effet un discours inutile tant que nulle réclamation ne s’élevait contre la validité de l’acte. En outre, il eut soin, pour ménager les susceptibilités castillanes et prévenir les observations malséantes de son gendre, de renoncer spontanément au titre de roi de Castille qu’il portait depuis trente ans du chef de sa femme. Peu lui importait le protocole, puisqu’il gardait le gouvernement. Pleinement autorisé par l’absence de Philippe et de Jeanne à prendre les rênes de l’Etat, il assuma immédiatement la direction suprême avec sa fermeté accoutumée, veilla au bon ordre dans toutes les provinces, munit les places fortes, et attendit les événemens. On put croire d’ailleurs dans les premiers temps que les choses seraient ainsi aisément réglées : les communications de condoléance entre les deux Cours d’Espagne et des Pays-Bas furent insignifiantes ; aucune question politique ni intime n’y fut soulevée.

La position de Ferdinand était toutefois incertaine et ambiguë. Jeanne était trop indifférente et trop accoutumée à obéir respectueusement à son père pour qu’il eût de son côté rien à craindre : mais Philippe serait-il aussi résigné ? En supposant même qu’il admît que sa femme « ne voulait ou ne pouvait gouverner, » il était vraisemblable qu’il réclamerait l’administration en vertu des droits héréditaires de la communauté et du serment prêté par les Cortès. Que s’il discutait la maladie mentale de la princesse, faudrait-il la déclarer ouvertement et invoquer des faits jusqu’alors atténués avec tant de sollicitude ? Faudrait-il en venir à une guerre civile ? Le roi d’Aragon ne pouvait compter sur le concours des Grands de Castille : ceux-ci, qui l’avaient subi comme mari de leur reine, préféreraient probablement au vigoureux souverain qu’ils n’avaient jamais aimé un jeune prince léger, ignorant, facile à dominer, et qui achèterait cher au besoin leur adhésion et leur conditionnelle obéissance.

Le Roi Catholique s’entretenait de ces inquiétudes lorsqu’il reçut de l’archiduc une lettre qui l’éclaira sur la gravité des conjonctures. Philippe ouvrait les hostilités avec sa rudesse ordinaire : il enjoignait nettement à son beau-père de quitter la Castille et de se retirer en Aragon. En lisant cette missive qui déconcertait tous ses plans, passait sous silence le testament d’Isabelle, et dont la forme était si éloignée des commentaires et périphrases diplomatiques auxquels il pouvait s’attendre, Ferdinand fut très ému et irrité sans doute, mais il s’abstint d’en rien laisser paraître. Accoutumé à suivre la voie oblique des négociations un peu confuses, troublé peut-être par une attaque aussi violente, il ne voulut point résister de front. Il répondit à son gendre sur un ton conciliant et sans aller au fond des choses ; il se jeta dans une dissertation générale sur les travaux longs et assidus par lesquels il avait, de concert avec Isabelle, fondé la prospérité de l’Espagne après tant de troubles intérieurs ; il fit remarquer à Philippe sa jeunesse et son inexpérience des affaires de la Péninsule, si différentes de celles des Flandres ; il rappela qu’il avait abandonné le titre de roi de Castille pour celui de gouverneur, enfin il affecta de souhaiter la venue de l’archiduc en Espagne pour régler d’un commun accord l’administration de l’Etat. Le secrétaire auquel fut confiée cette dépêche fut chargé de mettre Philippe en garde contre les projets du roi de France et de lui dire que, s’il venait en ami et en fils, le roi d’Aragon serait heureux de se retirer dans son propre royaume.

Toutes ces phrases si peu sincères avaient pour objet de gagner du temps, et Ferdinand s’empressa, dès qu’il eut expédié ce message, de réunir les Cortès à Toro et de leur faire prêter serment de fidélité à la fois à sa fille et à son gendre comme rois, et à lui-même comme administrateur. Il confondait ainsi par une égale consécration les droits de sa fille et les siens, de sorte que les mandataires du pays, reconnaissant implicitement l’incapacité de Jeanne et explicitement l’autorité viagère de Ferdinand, donnaient à la lettre de l’archiduc la réponse la plus catégorique du monde. Si adroite que fût cette manœuvre, elle ne satisfit pas complètement le roi d’Aragon : il sentait bien, en effet, qu’on pourrait lui objecter l’absence du consentement de sa fille. Il n’hésita donc point à se prémunir contre cet argument redoutable : s’écartant de la discrétion qu’il avait jusqu’alors observée, il fit lire aux Cortès une déclaration, pénible sans doute pour le cœur d’un père, mais qui lui parut exigée par les circonstances, et qui, affirmant pour la première fois officiellement l’état mental de Jeanne, donnait toute sa valeur à la clause du testament d’Isabelle. On en était venu au point où la vérité devait être connue, et il était urgent d’établir que Jeanne, conformément aux prévisions de sa mère, « ne pouvait pas » gouverner. Cette communication était ainsi conçue :


L’un des motifs qui ont fait attribuer au Roi D. Ferdinand le gouvernement du royaume a été l’impossibilité où serait la Princesse de l’administrer elle-même. Cette impossibilité n’a pu être et n’a été ni spécifiée, ni déclarée particulièrement : mais aujourd’hui la situation est si grave et si triste qu’il a paru tout à fait nécessaire de vous en informer. Longtemps avant sa mort, la feue Reine, notre souveraine, avait eu pleine connaissance d’un maladif trouble d’esprit survenu à notre souveraine actuelle, la reine Jeanne. Affligée de ce malheur autant qu’il était naturel et raisonnable, et voulant sauvegarder les intérêts de son royaume, Elle a ordonné et disposé de l’administration dans la clause de son testament ; mais, tant par courtoisie et bonne grâce que par suite de sa grande et intime douleur, Elle n’a pas voulu définir l’empêchement en lui-même et ne l’a indiqué que par cette expression générale « ne pas pouvoir administrer. » L’état violent de Son Altesse s’étant maintenu et même aggravé depuis son départ d’Espagne, d’après un rapport que le Roi D. Philippe nous a envoyé et aussi d’après les dépêches de nos ambassadeurs en Flandres, il faut que vous appréciiez les détails et circonstances relatés dans ces pièces ; mais, eu égard à la gravité d’un fait qui touche à la personne royale, il est nécessaire qu’au préalable vous prêtiez le serment solennel de garder le secret.


Il fut ensuite donné lecture aux Cortès d’un mémoire transmis par Philippe l’année précédente à la suite des scènes de Bruxelles, et où se trouvaient exposées les perturbations morales qui ne laissaient pas à la Princesse l’usage de son libre arbitre et avaient obligé son mari de la soumettre à une surveillance spéciale. Ce document n’a malheureusement pas été retrouvé : il a été vraisemblablement détruit soit par ordre de Philippe lorsqu’il vint en Espagne, soit par les rois descendans de Jeanne comme un témoignage fâcheux pour la famille royale. Mais la communication qui en a été faite aux Cortès est indéniable, et le sens était à ce point péremptoire que les Cortès de Castille, peu suspectes de complaisance pour le roi d’Aragon, votèrent immédiatement et à l’unanimité une adresse qui exprimait leurs condoléances et approuvait formellement la clause testamentaire qui lui conférait l’administration du royaume. Cette décision fut notifiée, d’ordre de cette assemblée, à Philippe et à Jeanne par un message extraordinaire.


VI

Légalement, tout semblait terminé. Ferdinand était couvert par l’assentiment des députés de Castille : il avait corroboré devant eux ses assertions personnelles par un texte émané de son adversaire ; il plaçait son gendre dans l’alternative de se soumettre ou de s’opposer par la force ouverte aux représentais du pays. Philippe néanmoins n’entendit pas reculer : il avait conscience de la force que lui donnaient ses possessions territoriales, ses entours et le titre de Roi qu’on ne pouvait lui refuser ; il savait que son beau-père était haï des Grands et de plus contraint de détourner vers le royaume de Naples la majeure partie de ses ressources pécuniaires et militaires ; il s’entendait avec la France et avec l’Empereur son père ; il comptait sur l’astuce, la corruption et au besoin la violence pour lutter et pour vaincre. Ses ministres flamands, avides et ambitieux, et qui considéraient d’avance la Castille comme une proie, l’encourageaient à la résistance. Aussi, affectant de dédaigner l’adresse des Cortès, il leur envoya l’ordre de ne rien décider en son absence ; il écrivit à Ferdinand des lettres insidieuses qui maintenaient son droit, fit des préparatifs d’hommes et d’argent, s’engagea dans des pourparlers diplomatiques tant avec Louis XII, Maximilien et le Pape qu’avec les seigneurs castillans ; et se disposa ostensiblement à se rendre dans la Péninsule.

La partie était ainsi engagée et chacun des adversaires jouait serré. Un incident assez singulier et qui vint à ce moment aigrir encore leurs relations, les montre l’un et l’autre fort peu soucieux de se contredire : on va les voir en effet, pour consolider leur cause, invoquer respectivement leur bon accord avec cette même princesse qu’ils avaient tous deux, par des documens publics, déclarée hors d’état de se conduire et de gouverner. Pour comprendre cette tactique inattendue, il faut se reporter aux idées du temps et se souvenir du prestige que, malgré tout, l’héritière légitime de la Castille gardait en ce pays loyal et fidèle. Ferdinand et Philippe avaient un égal intérêt à se prétendre soutenus par Jeanne et à produire des déclarations signées par elle en faveur de leurs droits opposés. La Princesse, sous l’empire de suggestions continues, et dans une complète inconscience de la portée de ses actes et de ses discours, a paru jouer ici un rôle double et n’a fait en réalité que donner une preuve de plus de sa faiblesse et de l’incohérence de son esprit et de sa volonté. Voici cet épisode qui n’est, il faut le dire, à l’honneur ni du beau-père, ni du mari.

Un affidé du roi d’Aragon, nommé Lopez Conchillos, autrefois secrétaire d’Isabelle, avait été envoyé par celui-ci en mission secrète à Bruxelles. Admis dans l’entourage de Jeanne, cet agent fort expert obtint beaucoup de crédit auprès d’elle, d’autant qu’il se présentait sous le patronage d’un père qu’elle vénérait. Il capta sa confiance, et à un tel degré qu’il parvint par ses intrigues à lui persuader d’écrire au Roi, à l’insu de l’archiduc, une lettre confidentielle. Dans ce document, suggéré à coup sûr et peut-être même rédigé par le mystérieux négociateur, elle exprimait d’une façon ferme et péremptoire son intention de maintenir Ferdinand dans l’administration viagère de la Castille. Un tel acte était l’arme la plus utile qui pût être remise au roi d’Aragon : il sanctionnait à la fois le testament d’Isabelle et la décision des Cortès en leur donnant le concours de la souveraine. Malheureusement pour Conchillos, un Aragonais qu’il avait chargé de porter cette lettre au roi la communiqua à Philippe, soit par erreur, soit par trahison. On comprend quelle fut la fureur du prince en lisant une lettre aussi contraire à sa politique ; toutefois, d’après les récits du temps, il n’aurait point osé l’intercepter, soit par respect pour le haut rang du destinataire, soit dans la pensée, qu’il était préférable de faire à cette occasion une manifestation significative dans un sens opposé. En attendant, il fit jeter Conchillos dans un cachot d’où celui-ci ne sortit que plusieurs années plus tard et à demi perclus. Il interdit ensuite l’entrée du palais à tout Espagnol quel qu’il fût, et plaça des gardes à toutes les issues de l’appartement de sa femme. Elle n’était jusque-là que surveillée, elle devint dès lors à peu près captive. L’indignation de la Princesse à la suite de ces mesures éclata avec une violence extrême : il suffira de rappeler que deux conseillers intimes de Philippe, le prince de Chimay et M. de Frenoy, lui ayant rendu visite, elle leur adressa les paroles les plus outrageantes et s’emporta même jusqu’à frapper M. de Frenoy au visage. En même temps, son agitation ordinaire devint plus redoutable encore pour son entourage, de sorte que l’archiduc aggrava la sévérité de ses dispositions premières. Ainsi s’établissait ce cercle vicieux dont elle ne devait jamais sortir : on la renfermait à cause de ses égaremens, et son esprit s’égarait et s’exaspérait de plus en plus dans les tristesses de la solitude.

Ces actes de vengeance avaient donné satisfaction à la colère de l’archiduc contre sa femme et Conchillos, mais il ne perdit pas de vue la nécessité de rendre coup pour coup à son beau-père, et de prévenir l’effet de la missive de Jeanne par un document contradictoire. Fut-ce par séduction ou par force, on ne sait, mais il obtint d’elle qu’elle écrivît à M. de Vere, son ambassadeur en Espagne, une lettre conçue en sens inverse de la communication destinée au roi d’Aragon. Cette pièce, trouvée récemment dans les archives du duc d’Albuquerque, est évidemment l’œuvre de l’archiduc et de ses conseillers : jamais la princesse n’eût combiné des phrases aussi artificieuses et n’eût chargé un diplomate de parler à Ferdinand sur ce ton ironique et impérieux. Sa signature a été contrainte ou surprise ; on en jugera par la traduction in extenso :

Monsieur de Vere, jusqu’ici je ne vous ai pas écrit parce que, comme vous le savez, je suis mal disposée à écrire : mais, puisqu’en Espagne on juge que je suis dépourvue de cervelle, il est raisonnable que je m’en préoccupe un peu, bien que je n’aie pas à m’étonner qu’on suscite contre moi de faux témoignages, puisqu’on en a bien suscité contre Notre-Seigneur. Mais la chose est de telle qualité et malicieusement produite en de telles circonstances, que je vous invite à entretenir le Roi mon père, de ma part, parce que ceux qui publient cela ne le font pas seulement contre moi, mais aussi contre Son Altesse elle-même. Il ne manque pas en effet de gens qui disent que cela lui convient en vue du gouvernement de mes royaumes. Ce que je ne saurais croire, Son Altesse étant un roi si grand et si catholique, et moi une fille si obéissante.

Je sais bien que le Roi, mon Seigneur (Philippe), a écrit en Espagne pour se justifier, se plaignant de moi en quelque manière ; mais cela ne devait pas sortir d’entre les parens et les enfans, d’autant plus que si j’ai agi passionnément et manqué à tenir l’état qui convenait à ma dignité, il est notoire que la seule cause a été la jalousie. Non seulement cette passion existe chez moi, mais la Reine, ma mère, qui fut si excellente et si exceptionnelle en ce monde, fut aussi jalouse. Le temps l’a guérie, comme il plaira à Dieu qu’il me guérisse de même.

Je vous prie et demande de parler en Espagne à toutes les personnes auxquelles vous jugerez qu’il soit convenable, afin que les gens bien intentionnés se réjouissent de la vérité et que ceux qui ont des idées mauvaises sachent que quand bien même je me sentirais telle qu’ils désirent, je ne penserais jamais à ôter au Roi mon époux le gouvernement de mes royaumes et de tous ceux du monde qui m’appartiendraient et que je ne laisserais jamais de lui donner tous les pouvoirs possibles aussi bien par amour pour lui que par la connaissance que j’ai de ses mérites, et parce que je ne saurais raisonnablement donner le gouvernement de ses héritages à l’un de nos fils sans manquer à ce que je dois. J’espère que nous serons bientôt en Espagne, où mes bons sujets et serviteurs me verront avec beaucoup de joie. Donné à Bruxelles, le 3 mai 1505. Moi, la Reine.


Il est inutile d’insister sur le caractère de cette lettre où, sous forme de prétermission, Ferdinand était accusé d’avoir, par ambition, donné le change sur l’état moral de sa fille ; où celle-ci faisait une allusion inconvenante aux sentimens jaloux d’Isabelle ; et où, sans parler des droits de son père, elle maintenait uniquement ceux de son mari. Tout y était concerté en vue de nuire au roi d’Aragon en l’obligeant à se retirer ou à résister illégalement à la mise en demeure de sa fille. C’était simplement la revanche de la lettre de Conchillos.

Philippe ne se contenta point de cette riposte : non seulement, ainsi que nous l’avons dit plus haut, il poursuivit des pourparlers suspects avec le roi de France et l’Empereur, mais encore il prétendit susciter à son beau-père des embarras dans le royaume de Naples et à Rome. Il essaya d’attirer Gonzalve de Cordoue dans son parti et envoya au Saint-Père un agent ecclésiastique pour le prévenir contre la politique du roi d’Aragon. Disons tout de suite qu’il ne réussit nulle part. Le Roi Catholique avait pris les devans : il avait eu soin de mettre Gonzalve de Cordoue en garde contre les rapports de Philippe avec la France et de faire remarquer au grand capitaine que c’était l’archiduc qui, le premier, par missive de sa main, avait déclaré la folie de Jeanne et en même temps l’avait séquestrée à Bruxelles. Quant à Jules II, il écouta plus volontiers l’ambassadeur de Ferdinand que l’agent du prince et se borna à conseiller à Philippe de se réconcilier au plus tôt avec son beau-père. L’archiduc ne fut pas plus heureux du côté de Louis XII ; là encore, la diplomatie de Ferdinand réduisit la sienne à l’impuissance, mais par une résolution bien inattendue, préoccupé avant tout du péril imminent d’une intervention française, le roi d’Aragon eut recours à une alliance de famille qui lui assurait la neutralité de son puissant voisin. Oubliant son âge, et aussi peut-être les égards qu’il devait à l’illustre mémoire d’Isabelle, il ne vit que la question politique engagée et demanda la main de Germaine de Foix, nièce de Louis XII. Celui-ci, embarrassé de pourvoir une princesse collatérale et sans domaines, consentit au mariage avec empressement, conclut à cette occasion une transaction assez équivoque sur ses droits dans le royaume de Naples ; et l’union projetée eut lieu en octobre 1505. Ainsi se trouva déconcertée la coalition imminente entre Maximilien, Philippe et la France : Ferdinand recouvrait la liberté de ses mouvemens en Italie et sur les Pyrénées.

Au point de vue des affaires extérieures, le Roi Catholique avait admirablement mené la campagne : il avait rendu à l’Espagne le service de lui éviter de graves complications au dehors. Mais les difficultés intérieures n’étaient point résolues, et il put bientôt se convaincre de cette vérité que, là où les questions de gouvernement sont très aiguës, les combinaisons diplomatiques ne sont que des accessoires et ne suffisent point pour dominer la situation. Au fond, et malgré son habileté administrative, il n’avait en Castille qu’une autorité discutée et chancelante, et il le sentait si bien qu’il répondait aux lettres fort aigres et arrogantes de son gendre dans les termes les plus concilians : une seule fois, lorsque Philippe affecta de se plaindre de ses ententes avec Louis XII, il lui écrivit avec une pénétrante ironie qu’étant si bon ami de la France, il devait se réjouir au contraire de l’accord survenu entre son beau-père et son allié ; mais toute sa correspondance témoigne, par sa bonne grâce et sa mesure, des craintes que lui inspiraient tout ensemble les dispositions de l’archiduc et sa propre faiblesse en Castille. Enfin, pour ajourner autant que possible l’instant décisif de la querelle, il accepta un arrangement provisoire sur la base d’un gouvernement commun, tous droits réservés. Ce modus vivendi n’était ni clair, ni pratique : Jeanne, fatiguée et troublée par ces affaires confuses, jeta au feu dans un accès de colère les parchemins qu’on lui soumettait pour la forme, et déclara même qu’elle ne ferait rien contre la volonté de son père. On passa outre, car Philippe qui ne pouvait en ce moment venir dans la Péninsule, et Ferdinand qui se flattait avec le temps de s’affermir en Castille, avaient intérêt l’un et l’autre à se contenter de formules vagues et de clauses transitoires dont aucun d’eux n’était dupe.

Le royaume se trouva donc officiellement avoir deux gouvernemens, et l’on prépara le texte du traité préliminaire. C’était pousser loin l’hypocrisie, car dans l’intervalle, la conduite des deux rivaux ne cessa d’attester les haines réciproques : d’une part, Ferdinand continua d’administrer seul et en véritable souverain ; de l’autre, Philippe, interdisant toujours à l’ambassadeur d’Espagne tout accès auprès de Jeanne, expédia aux Grands et aux villes de Castille une circulaire qui était un violent réquisitoire contre son beau-père, dénonça toutes les mesures prises par celui-ci comme attentatoires à ses droits légitimes et prescrivit aux autorités locales de ne s’y point soumettre. Néanmoins, et si étrange que paraisse cette persévérance dans la duplicité, les deux princes firent signer par leurs plénipotentiaires la convention qui confirmait leur combinaison dérisoire et mensongère. Le 24 novembre 1505, à Salamanque, ce traité fut conclu solennellement entre les ministres espagnols et les ambassadeurs de l’archiduc, André du Bourg et M. de Vere.

La seule lecture de cet acte en atteste la vanité. Toutes les prétentions y sont sanctionnées pêle-mêle : Jeanne, Philippe et Ferdinand doivent recevoir conjointement le serment des villes, la première comme reine et propriétaire, le second comme roi-époux, le troisième comme administrateur. Il n’est nulle part indiqué par quels procédés ces diverses autorités peuvent fonctionner d’accord. Le texte se réfère aux termes du testament d’Isabelle, c’est-à-dire à l’hypothèse où Jeanne « ne pourrait ou ne voudrait régner, » et déclare que les décisions souveraines seront revêtues de la signature des deux rois. En l’absence de l’un des deux, l’autre serait autorisé à signer seul. Le cas de conflit n’est point prévu. L’unique fait qui ressort nettement de ce texte qui prépare d’inévitables discordes, c’est l’incapacité de Jeanne reconnue ainsi à la fois par son mari, intéressé cependant à la nier puisqu’il était certain de régner sans difficulté sous son nom, et par son père qui s’en tient purement et simplement à la volonté d’Isabelle. Il est superflu d’ajouter qu’elle ne prit aucune part au traité de Salamanque. Il est ratifié par les deux Rois : chacun garda pour soi ses réserves et attendit tout de son savoir-faire. En attendant, ils se concédèrent mutuellement des dispositions favorables à leurs serviteurs respectifs : Conchillos fut mis en liberté et Ferdinand rendit, en apparence, ses bonnes grâces à Don Juan Manuel, son ennemi particulier et l’un des intimes conseillers de l’archiduc.

Les choses paraissant ainsi pacifiquement réglées, l’accès du territoire espagnol était ouvert à Philippe qui jusqu’alors pouvait craindre de s’y aventurer ; désormais il y venait en roi, et en mesure de poursuivre le complément de sa fortune : il résolut donc de ne plus tarder à se rendre dans la Péninsule, accompagné de la reine. Il avait un parti considérable parmi les Grands : le marquis de Villena, le duc de Najera, beaucoup d’autres, tenaient pour lui, et n’attendaient qu’un signal ; mais encore fallait-il le leur donner, se mettre personnellement à leur tête, prendre résolument d’abord une part du gouvernement en se prévalant du condominium établi par le traité de Salamanque, et s’emparer de l’autorité tout entière dès qu’on serait assez fort pour y réussir. Tel était son plan de campagne, et il décida de le mettre à exécution promptement, les choses étant arrivées à ce point où il faut qu’une solution intervienne. A la suite du mariage de Ferdinand avec Germaine de Foix, il se défiait trop des sentimens de Louis XII pour demander le passage sur le territoire français, tant pour lui-même que pour le corps de troupes qu’il comptait emmener en Espagne, et il prépara son voyage par mer.

Jeanne et lui s’embarquèrent donc en Zélande avec une escorte de 1 500 hommes de guerre bien équipés, le 8 janvier 1506. Les chroniqueurs du temps ont longuement raconté les dramatiques incidens de cette traversée hivernale. Une série d’affreuses tempêtes accueillit la flotte dans la Manche. La capitane, qui portait les princes, fut particulièrement en péril : au plus fort de la tourmente, un incendie se déclara à bord, et lorsqu’il eut été éteint à grand’peine, le navire était désemparé. On raconte que Philippe et la Reine montrèrent beaucoup de courage, mais ils durent se réfugier sur la côte d’Angleterre, à Falmouth, pour réparer les avaries des bâtimens éprouvés. L’archiduc fut donc obligé de faire prévenir le roi Henri VII de sa présence en lui exprimant le désir courtois de lui rendre visite à Londres.

Le monarque anglais s’empressa d’envoyer complimenter les hôtes illustres que les ouragans amenaient inopinément auprès de lui, et les invita à venir à Windsor où il allait les attendre. Philippe partit le premier et fut reçu avec la plus grande solennité et les démonstrations les plus cordiales. Jeanne arriva quelques jours après, mais ses caprices et son humeur lugubre étonnèrent la Cour et donnèrent lieu aux plus tristes commentaires. Vainement fut-elle comblée de tous les témoignages de tendresse et de sollicitude par sa sœur Catherine, mariée à l’héritier du trône ; rien ne put la distraire de son morne accablement, et sans se préoccuper du mécontentement de son mari non plus que de l’impression qu’elle laisserait en Angleterre, elle se retira brusquement à Falmouth malgré tout ce qu’on put tenter pour la retenir, « n’aimant, disent les correspondances contemporaines, que les appartemens les plus sombres et la solitude. »

Philippe demeura donc seul à Windsor, fort occupé des fêtes données en son honneur et aussi de ses entretiens politiques avec le roi d’Angleterre. Celui-ci aimait assez se mêler des affaires du continent, et de plus désirait obtenir l’extradition du duc de Suffolk, prétendant à la couronne et réfugié en Flandre. De son côté, l’archiduc souhaitait intéresser Henri VII à sa cause, et contrebalancer l’alliance de son beau-frère avec Louis XII par un accord analogue avec le souverain anglais. Il consentit donc à livrer le duc de Suffolk sous la promesse que ce personnage serait bien traité en Angleterre, et il négocia assez étourdiment un mariage entre le vieux roi et sa sœur Marguerite, veuve du prince de Castille. Mais cette fois encore sa diplomatie ne fut pas heureuse : Henri VII donna de bonnes paroles, parut entrer dans ses vues, mais ne fit jamais rien pour lui : le projet de mariage demeura dans le vague ; en revanche, le duc de Suffolk fut remis à son rival qui, sans tenir compte de l’engagement qu’il avait pris, le fit enfermer à la Tour de Londres. Philippe n’eut que la honte d’avoir trahi la confiance d’un seigneur qui s’était cru en sûreté sur le territoire flamand, et il n’obtint en échange que de vaines protestations d’amitié et l’ordre de la Jarretière. Dès que sa flotte fut en état de reprendre la mer, il s’embarqua, et le 24 avril 1506, il aborda à la Corogne.


VII

Dès les premiers jours de son arrivée, on put voir qu’il n’avait jamais pris au sérieux le traité de Salamanque et que le seul objet de son voyage en Espagne était la prise de possession exclusive du gouvernement. Loin de chercher à voir promptement son beau-père et à s’entendre avec lui, il retarda autant qu’il put une entrevue embarrassante et prit sur-le-champ l’attitude d’un souverain qui entre dans ses États. Ferdinand qui, sans croire plus que lui à la validité d’un traité fallacieux, voulait cependant mettre de son côté les bons procédés, était venu au-devant de lui jusqu’à Astorga. Philippe, sans paraître s’en apercevoir, demeura en Galice, y régla toutes choses en maître, reçut avec ostentation les hommages populaires, nous des intrigues avec les Grands de Castille accourus auprès de lui, leur laissa comprendre le peu de valeur qu’avait à ses yeux la convention récente, se plaignit à eux de Ferdinand, se posa en maître qui vient redresser une administration vicieuse et rétablir la véritable autorité. Il affecta même de mal recevoir les alcades et officiers que lui avait envoyés son beau-père et de les considérer comme suspects et importuns : enfin il assuma le gouvernement du pays sans entrer en pourparlers avec le roi d’Aragon.

Celui-ci ne s’attendait pas à une mainmise aussi audacieuse et aussi prompte sur le pouvoir qui, d’après le traité, devait être exercé en commun. Il pensait que des négociations seraient entamées et qu’avec son adresse ordinaire il envelopperait son gendre dans les réseaux de sa diplomatie. La violente irruption de Philippe dans les affaires du pays, l’ajournement de tout entretien, le caractère ouvertement hostile que prenaient les actes et les paroles de l’archiduc, les manifestations des Grands, presque tous favorables à son gendre, les acclamations des naïfs habitans de la Galice qui, sans s’arrêter aux subtilités du traité de Salamanque, considéraient tout simplement le mari de Jeanne comme leur roi légitime, tous ces incidens multipliés et redoutables firent sur son esprit une impression profonde. Il se trouvait de plus en présence d’un appareil militaire imposant. Il savait que de nombreux contingens féodaux conduits par des seigneurs, ses ennemis notoires, se réunissaient chaque jour aux soldats allemands et flamands fort bien aguerris que Philippe avait amenés en Espagne. Le vieux stratège politique se sentit joué par la brutale initiative d’un jeune homme médiocre, sans doute, mais hardi et qui allait droit son chemin.

Quels que fussent toutefois ses pressentimens inquiets, et le peu d’espoir qu’il conservait de pouvoir dominer les chances contraires, il restait le prince temporisateur, tenace, le diplomate qui, même lorsqu’il cède, ne perd jamais sa foi dans l’efficacité des bonnes manœuvres et son espoir dans le retour de la fortune. Il pensait peut-être dès lors qu’il lui faudrait à un moment donné renoncer pour un temps à une partie aussi compromise, mais en attendant, il jugeait opportun d’être patient, modeste, de ne point brusquer les événemens. Il estimait, non sans raison d’ailleurs, que si les engouemens de la première heure sont irrésistibles, ils sont aussi éphémères, que Philippe s’userait par des fautes, que ses conseillers étrangers et ses hommes d’armes blesseraient bientôt l’orgueil national, et que la popularité reviendrait au roi sagace et vigoureux qui avait fait la grandeur de l’Espagne. Il ne manifesta donc aucune aigreur, continua de faire bon visage aux Grands, de traiter le peuple avec une aménité familière : il se concilia de plus en plus la fidélité du duc d’Albe et surtout de Gonzalve de Cordoue, cherchant à tourner les obstacles qu’il ne pouvait attaquer de front. Il suivit — c’était la nature même de son esprit — la voie des atermoiemens et des négociations, il alla même jusqu’à expédier Cisnéros Ximénès à l’archiduc en offrant de modifier le pacte de Salamanque, et, poursuivant obstinément le projet d’une entrevue, il se rapprocha de son gendre et s’avança jusqu’à Toro, c’est-à-dire à une très faible distance de la résidence provisoire de Philippe.

Mais en même temps, — car une immense rancune et la plus astucieuse prévoyance se cachaient sous ces apparences pacifiques, — il préparait une circulaire aux Grands et aux villes pour le cas où il se déciderait à recourir à la force ouverte. Disons tout de suite que ce document n’a jamais été expédié : on en retrouve seulement quelques passages dans les manifestes ultérieurs. Il est bon néanmoins de le signaler à sa date : plaidoyer pour Ferdinand, réquisitoire contre l’archiduc, il caractérise l’instant le plus aigu de la crise. Toute la première partie de ce précieux brouillon conservé à Simancas est une longue antithèse entre la conduite sage et douce du roi d’Aragon et le mauvais vouloir, les insolences, l’ambition perverse de l’archiduc. Ferdinand fait ressortir ensuite avec une conviction énergique éloquemment servie par l’admirable style du XVIe siècle, le danger de livrer à des étrangers les emplois, les faveurs, l’influence politique en Castille. Il passe de là aux mesures excessives dont Jeanne était la victime. Sans nier, — il ne le pouvait plus — la maladie mentale de la Princesse, il la montre soumise, non pas seulement à une tutelle légitime, mais à de véritables violences, séparée de ses serviteurs, privée de toute communication avec le dehors, notamment avec son père et les ambassadeurs. Il ajoute que Philippe lui avait proposé d’enfermer Jeanne dans une forteresse, que pendant le séjour en Angleterre, peu s’en était fallu qu’il ne la renvoyât en Flandre, que maintenant, il prétendait régner seul au mépris des droits de la reine et de ceux du roi d’Aragon. En regard de ces manœuvres, la circulaire présentait sous les plus brillantes couleurs la modération de Ferdinand, son horreur du désordre, son désir d’entente, son abnégation personnelle. Elle invitait en conséquence les seigneurs et le peuple à aider de toutes leurs forces le Prince dont ils connaissaient le dévouement, et à préserver avec lui les droits de Jeanne et l’indépendance espagnole.

Si ce factum eût été publié, c’était la rupture et la guerre civile. Ferdinand, incertain de vaincre, n’osa en venir à cette extrémité. Il garda sa circulaire en portefeuille, jugea préférable de ne rien faire avant de s’être entretenu avec son gendre, et insista plus fortement que jamais pour une entrevue. Ximénès n’était point de cet avis : il considérait cette conversation officielle comme inutile, dangereuse même peut-être, si elle n’aboutissait pas à un accord ; il affirmait que le climat et la difficulté des approvisionnemens disperseraient bientôt les troupes de l’archiduc, que les querelles des gens de guerre et des habitans susciteraient des mécontentemens utiles, et que le pays lassé, blessé dans ses intérêts matériels et ses susceptibilités nationales, reviendrait promptement au roi d’Aragon. Bien que celui-ci pensât de même sur ce dernier point, il avait confiance dans la supériorité de son génie, dans l’habileté de son langage insinuant, peut-être encore dans le prestige de son âge et de sa gloire, et se maintenant dans sa ligne de conduite, il poussa si activement les pourparlers que Philippe, malgré sa répugnance, ne put se soustraire à l’entrevue : on en fixa enfin la date au 20 juin 1506.

Cette rencontre n’eut pas lieu, comme on l’eût imaginé entre si puissans princes et en des circonstances aussi solennelles, dans une illustre cité, au bruit du canon et des cloches, au milieu des fêtes populaires. L’hostilité et la défiance réciproques furent visibles jusque dans le choix de l’emplacement où les deux rivaux devaient se revoir. A égale distance du bourg de Puebla où se trouvait Philippe et du bourg d’Asterianos où était venu Ferdinand, s’élevait, en pleine campagne, dans une chênaie, une métairie appelée Remesal : on eût dit une de ces maisons obscures où se rencontrent par hasard deux souverains en guerre ; elle parut néanmoins très convenable pour une conférence. Mais si l’on avait réglé avec exactitude le nombre de pas que chacun des Princes devait faire au-devant de l’autre, on n’avait point déterminé l’appareil extérieur dont il leur conviendrait de s’entourer. Le contraste de leurs caractères éclata dans le décor : Philippe arriva en triomphateur avec une petite armée à la fois pompeuse et menaçante ; Ferdinand au contraire, fidèle au rôle bienveillant et simple qu’il entendait jouer, se présenta avec un très peu nombreux cortège d’officiers et de serviteurs montés sur des mules, comme un bon père qui vient affectueusement converser avec son fils. Le duc d’Albe était à peu près le seul personnage de marque dont il fût accompagné. Cette petite troupe était sans armes.

L’humble démonstration du roi d’Aragon était évidemment calculée. Sans doute il y avait de sa part quelque vaillance, en un temps où les guet-apens étaient toujours vraisemblables, à se remettre ainsi entre les mains d’un gendre qu’il savait être son ennemi : mais il comptait sur le respect qui était dû à son rang et à la splendeur de son règne, et il y avait du courage et de la majesté dans cette assurance paisible. En outre, il sentait bien que son gendre ne pouvait sans se déshonorer abuser de ses forces au point d’attaquer un cortège de Cour. Il aborda Philippe avec un visage tranquille et souriant.

Celui-ci, au contraire, selon les témoins oculaires, paraissait morose et préoccupé. On voyait qu’il se contenait et s’étudiait, ayant de secrets desseins. Le Roi Catholique dissimulait mieux ; trop maître de soi pour se laisser déconcerter par la froide attitude de son gendre, il le complimenta de bonne grâce, reçut avec affabilité les seigneurs espagnols qui l’accompagnaient, leur parla même familièrement sur un ton de plaisanterie vague et sans fiel. Il parut un peu surpris de l’absence de sa fille, demanda qu’il lui fût permis de la voir, et la réponse évasive de Philippe ne sembla point l’émouvoir. C’était une âme forte et profonde qui savait le prix du silence. Il se réservait pour l’entretien politique qu’il supposait devoir être prolongé ; mais il se trompait sur ce dernier point. L’archiduc, visiblement gêné, ne voulait rien dire de peur de dépasser la mesure fixée par son Conseil, se sentant d’ailleurs incapable d’argumenter contre un si habile jouteur : Ferdinand, déconcerté par cette réserve préméditée, ne put que l’exhorter à la paix, disserter quelque peu sur l’administration du royaume, mais, la réplique faisant défaut, la conférence fut courte. Les princes se séparèrent plus irrités que jamais l’un contre l’autre : le roi sentait avec dépit l’inutilité de son langage et de ses avances en face d’un parti pris évident ; Philippe était mécontent de n’avoir point osé parler en maître à un personnage dont la dignité fière et douce s’imposait à son audace.

Cette entrevue, si brève qu’elle eût été, n’en eut pas moins des conséquences décisives. Le déploiement des forces militaires de l’archiduc, son impénétrable obstination, le concours des Grands autour de lui, laissèrent Ferdinand rempli de crainte et découragé. Son impression fut douloureuse : il se sentit isolé, hors d’état de vaincre. Il dut reconnaître alors que Cisneros Ximénès avait mieux apprécié que lui-même la gravité de la situation, et qu’il eût été plus prudent de ne pas risquer, par une démarche dont l’issue était indécise, d’être acculé à l’alternative de la déchéance ou de la guerre. Or ainsi se posait désormais la question, puisque Philippe demeurait inflexible et muet. La diplomatie du roi d’Aragon était impuissante : se trouvait-il en mesure d’entreprendre la lutte à main armée ? Le péril était grand : les villes hésitaient, l’aristocratie tenait pour l’archiduc. Il eût fallu courir la grosse aventure, mettre sur pied les contingens aragonais, rappeler les troupes de Naples, jouer le tout pour le tout. Ferdinand n’était ni d’un âge, ni d’un caractère à tenter une entreprise qui eût amené peut-être la guerre générale et assurément ruiné l’Espagne : à soixante ans, il ne pouvait plus risquer les campagnes indécises, les longs sièges, les embuscades dans la Sierra : quelque rude que fût l’abandon de la Castille, soit qu’il eût redouté un désastre pour lui-même ou pour les peuples, soit qu’il eût considéré comme inévitablement transitoire le triomphe de l’archiduc, il recula devant une solution belliqueuse et préféra se montrer magnanime et désintéressé. Après quelques jours de réflexion, il céda et accepta la nouvelle convention préparée par les conseillers de Philippe. Cet acte était l’échec complet de sa politique : le traité de Salamanque disparaissait, l’archiduc était investi purement et simplement du gouvernement de la Castille aussi bien que du titre royal, Ferdinand conservait seulement la moitié du revenu des Indes et les trois Maîtrises. Le testament d’Isabelle se trouvait ainsi annulé : le Roi Catholique n’avait plus qu’à se retirer en Aragon.

Quant à Jeanne, son père ne stipula rien pour elle, et parut se désintéresser de la question. Il affectait de paraître tout sacrifier pour sauvegarder la paix publique et de ne soulever aucune difficulté politique ou de famille : il entendait d’ailleurs laisser sur ce point délicat et douloureux la responsabilité à son gendre et se réserver ainsi la faculté du désaveu. En pliant aussi rapidement devant l’orage, il gardait assurément l’espoir de la revanche et il abandonnait volontiers à son rival la tâche répugnante de se substituer ouvertement à la reine. Philippe, que n’arrêtait aucun scrupule, ne vit pas le piège ou le dédaigna par arrogance : il publia, le jour même où il signait le traité de Villafila, un document annexe où il proclamait l’état mental de Jeanne et l’écartait à jamais du gouvernement : « Comme notre Sérénissime Epouse ne veut en aucune manière s’occuper ni rien entendre d’aucune administration, ni d’autre objet analogue, et comme, d’ailleurs, si elle voulait s’y entremettre, ce serait pour la totale destruction de ces royaumes à cause de ses maladies et de ses égaremens que l’on ne définit point ici par courtoisie ; comme nous voulons néanmoins pourvoir, remédier et obvier aux inconvéniens et dommages qui pourraient s’ensuivre, il a été convenu et accordé entre Nous et le Roi notre beau-père que, dans le cas où la Reine, soit par elle-même, soit excitée par d’autres, prétendrait s’immiscer dans le gouvernement, nous n’y consentirions pas ; mais serions d’accord pour l’en empêcher, ce que nous avons juré d’observer fidèlement sur la Croix et les Evangiles. »

En réalité, Ferdinand s’était borné à accepter cette clause comme toutes les autres conditions du traité avec une résignation muette et pleine de réticences intérieures. Cette interprétation de sa conduite était arbitraire et fallacieuse ; il affecta de la dédaigner. La brutale dépossession de la reine demeurait l’œuvre de l’archiduc : c’était lui seul qui annonçait la déchéance de Jeanne et s’imposait comme roi et comme administrateur. Sa déclaration impérieuse, et aussi inconvenante dans les termes qu’audacieusement usurpatrice, servait bien les vues secrètes de son beau-père qui n’étant plus rien en Castille ne pouvait être soupçonné de complicité dans cet attentat. Ferdinand avait parlé jadis aux Cortès dans un autre style de l’état de sa malheureuse fille, et ménagé la loyauté castillane aussi bien qu’il avait eu soin de donner un autre caractère, modeste et temporaire, à l’autorité qu’il voulait prendre. Philippe, par cette prise de possession brusque, définitive, blessante pour sa femme et pour le sentiment national, transformait sa régence en conquête, inaugurait par la force la souveraineté de la maison d’Autriche dans un royaume espagnol. Cette faute capitale justifiait les espérances du roi d’Aragon.

Celui-ci, une fois sa décision prise et le sacrifice accompli, eut soin de ne plus se mêler en quoi que ce fût de la politique intérieure ou extérieure de Castille. Il avait tout intérêt à laisser le champ libre à son rival, et au pays le temps de connaître le poids du joug étranger. Il résolut d’attendre dans l’inaction complète et dans le silence les inévitables erreurs de son gendre, le mécontentement et les regrets des peuples. Bien plus, son dernier acte ostensible fut une circulaire adressée aux agens espagnols au dehors pour les instruire dans la forme la plus correcte des changemens qui venaient de se produire et les dégager de son obédience. Sans doute, dans ce document, il se décernait à lui-même les plus pompeux éloges, opposait le spectacle de son inaltérable patience au récit des mauvais procédés de son gendre, et déclarait qu’il avait renoncé à la lutte par amour pour le royaume dont sa résistance eût compromis le repos. Mais après tout ce développement oratoire, il invitait avec une douceur édifiante et de la façon la plus précise ses représentans diplomatiques à respecter scrupuleusement le traité de Villafila et à se considérer désormais comme les serviteurs du nouveau roi de Castille.

Tel fut son seul acte officiel et public. Toutefois, pour sa satisfaction personnelle et en vue de l’avenir, il rédigeait en même temps une protestation secrète : il avait soin de s’y dégager de toute solidarité avec Philippe, affirmait n’avoir cédé qu’à la violence et à la crainte des périls dont l’Espagne et lui-même étaient menacés, ne consentir aucunement à la captivité de sa fille, et se proposer au contraire d’user de tous les moyens en son pouvoir pour la rendre libre en recouvrant l’administration de la Castille. Mais cette pièce, qui indique si bien les mobiles de sa conduite et ses espérances invincibles, ne fut connue que de ses confidens intimes et demeura réservée pour le jour où il y aurait lieu d’agir. Par le fait, quand ce jour vint, elle ne s’adaptait plus aux circonstances et ne fut jamais publiée. L’histoire doit néanmoins la citer comme le témoignage d’un état d’esprit toujours en éveil, et surtout comme l’explication de la conduite d’un prince, non moins dissimulé qu’inébranlable, qui avait fléchi devant la contrainte sans jamais désespérer.

Ferdinand s’abstint également de rien faire paraître de sa pensée dans sa dernière entrevue avec son gendre, qui eut lieu le 5 juillet suivant, à Renedo. Les deux princes conversèrent longtemps dans une chapelle de l’église et se séparèrent froidement. Dès le lendemain, le roi d’Aragon partit pour ses États sans avoir revu sa fille : il voyagea sans bruit, avec une petite escorte, n’affectant ni regrets ni colère ; il ne parut même pas remarquer l’insolence de plusieurs seigneurs hostiles qui firent fermer sur son passage les portes de leurs châteaux. Bien plus, pour mieux faire voir qu’il n’attendait rien des circonstances présentes, il ne séjourna que deux mois à Saragosse et s’embarqua le 4 septembre à Barcelone pour se rendre à Naples avec la reine Germaine de Foix. Sans doute sa présence était opportune dans ce royaume où son autorité était encore mal affermie, mais on doit bien penser qu’après son humiliant échec en Castille, il n’était pas fâché de s’éloigner et de ne pas avoir l’air d’un prétendant à l’affût d’une occasion favorable. Sa dignité non moins que son intérêt lui conseillaient ce voyage. Il fut reçu par les populations napolitaines avec les démonstrations bruyantes qu’en tout temps elles réservent à leurs maîtres, et justifia d’ailleurs leur enthousiasme par son immédiate et active sollicitude : ce grand homme de gouvernement prit dès son arrivée la direction des affaires avec une intelligente fermeté, ne se laissa point distraire d’un travail assidu, pacifia et réorganisa rapidement ce pays ruiné par la guerre. Il accomplissait cette œuvre et commençait d’établir dans le royaume de Naples une autorité qui devait demeurer pendant deux siècles le patrimoine de sa maison, lorsque l’événement le plus dramatique et le plus inattendu changea brusquement la face des choses en Espagne et devança tous les calculs de son ambition prévoyante.


VIII

L’état des choses en Castille s’était développé depuis son départ dans le sens qu’il avait supposé d’après les premiers actes de l’archiduc. La renonciation si prompte du roi d’Aragon aux droits qu’il lui eût été possible de défendre, le succès éclatant qui avait signalé l’entrée et la marche en avant de Philippe dans la Péninsule, son accession facile et définitive au pouvoir avaient encouragé le jeune prince et ses conseillers dans leurs projets audacieux. La retraite de Ferdinand après le traité de Villafila les délivrait de toute inquiétude, et il était certain que, victorieux sur toute la ligne et désormais indépendans, ils compromettraient par des fautes nombreuses leur avenir dans un pays qu’ils connaissaient si peu.

Ils avaient commencé par une démarche inconvenante et inutile : non content des stipulations qui lui assuraient toute l’autorité en Castille, Philippe prétendit obtenir des Cortès la proclamation officielle de l’incapacité de Jeanne et sa déchéance effective. Les députés furent choqués de cette insistance : l’amirante de Castille, en leur nom, s’opposa ouvertement au vœu du prince : l’assemblée déclara s’en tenir au serment qu’elle avait prêté antérieurement à Jeanne et à son mari. C’était pour celui-ci un échec moral des plus graves et sur une question délicate qu’il n’aurait jamais dû soulever. Le résultat de cette tentative fut de mettre trop clairement sous les yeux des peuples la substitution de la maison d’Autriche à la légitime souveraine, et aussi de susciter des doutes qu’on n’avait pas eus jusqu’alors sur la gravité réelle d’une maladie dont un prince étranger avait tant de hâte de profiter pour régner seul.

Cette fausse démarche n’était pas d’ailleurs isolée. Elle se reliait à tout un système politique de jour en jour plus pénible et plus impopulaire. En même temps les conseillers flamands, âpres à la curée, accaparaient pour eux et leurs compatriotes les charges, offices, châteaux forts, commandemens militaires, bénéfices ecclésiastiques, s’immisçaient dans toutes les affaires religieuses et civiles. Tant d’intérêts froissés devenaient ennemis : l’orgueil espagnol s’irritait ; les seigneurs craignaient d’avoir été dupes ; les villes s’inquiétaient pour leurs privilèges. Beaucoup de gens commençaient à regretter le Roi Catholique ; quelques-uns, plus hardis, s’affligeaient ouvertement de son départ, déclarant qu’il aurait dû rester pour défendre le pays et sa fille contre un gouvernement qui les opprimait ; le nombre des mécontens s’augmentait tous les jours : on disait que si Ferdinand « se présentait sur une mule à la frontière, la Castille entière se lèverait pour aller à sa rencontre. » C’était sans doute exagérer les forces de l’opposition, mais elle se manifestait avec une vivacité inquiétante pour l’avenir du régime si maladroitement inauguré.

Philippe paraissait dédaigner ces rumeurs : il avait transporté sa résidence de Valladolid à Burgos où les services administratifs étaient mieux concentrés, continuait à livrer le gouvernement aux étrangers et tenait toujours rigoureusement sa femme au secret. Celle-ci, au milieu de ses égaremens et sans cesser d’aimer son époux, avait conscience de la misérable condition où elle était réduite. Elle pressentait même peut-être des mesures plus graves encore, car, en allant à Burgos, elle s’était refusée, avec des démonstrations violentes, à s’arrêter dans toutes les villes où il y avait des forteresses. Elle ne fut pas d’ailleurs plus libre dans le palais de cette capitale : l’accès de son appartement fut même interdit à sa parente Doña Juana d’Aragon, femme du connétable, lequel ressentit vivement cet outrage. Les personnages directement compromis dans la cause de l’archiduc lui demeuraient fidèles : les marquis de Villena et de Benavente, le duc de Najera haïssaient trop Ferdinand pour risquer jamais de le ramener en abandonnant Philippe ; mais les autres étaient flottans. Quant au duc d’Albe, il se montrait ouvertement hostile et à tel point que les ministres parlaient de lui faire son procès. On se défiait aussi, non sans raison, de l’amirante, et l’on osa même lui enjoindre de remettre, comme gage, un de ses châteaux forts : le fier seigneur répondit qu’il n’en livrerait aucun au roi et n’obéirait qu’à la reine si elle-même lui en donnait l’ordre. Ce mot était une véritable rébellion contre le pouvoir de l’archiduc, qui cependant ne se sentit pas de force à insister. Un tel exemple pouvait être contagieux : il révélait parmi les chefs de l’aristocratie des dispositions indépendantes en même temps que dans le pays se développait une fermentation dangereuse. On devait craindre, à bref délai, des résistances féodales, des complots, des soulèvemens peut-être. Ainsi la paix publique rétablie avec tant de peine par Ferdinand et Isabelle était remise en cause, et avec elle la destinée même de la monarchie.

Ce fut au milieu de cette situation obscure et troublée, qu’apparut comme un coup de foudre la solution politique cherchée vainement depuis plusieurs années par la diplomatie du roi d’Aragon, et que l’archiduc se flattait d’avoir obtenue par la violence et de maintenir par le despotisme. L’Espagne se trouva en présence d’un de ces événemens supérieurs aux prévisions humaines et qui démontrent de temps à autre à l’univers la vanité des combinaisons les mieux concertées et le néant des plus hautes fortunes. La terrible intervention de la mort trancha la question. Philippe le Beau, atteint le 17 septembre 1506 d’une fièvre pernicieuse que son tempérament usé par la débauche était hors d’état de dominer, fut en peu de jours réduit à l’extrémité et succomba le 24 : il n’avait que vingt-huit ans. Ce dénoûment ruinait son parti en Castille : son fils Charles était en bas âge, le roi d’Aragon apparaissait comme le seul recours des peuples et le sauveur de l’Etat ébranlé.

Jeanne était frappée au cœur. Ni l’inconduite de son mari, ni les mauvais traitemens n’avaient diminué son ardent amour. Elle avait soigné Philippe pendant sa maladie avec un calme et une énergie qui étonnèrent son entourage. Par une extraordinaire réaction nerveuse, sa lucidité fut parfaite pendant les jours douloureux ; son état de grossesse avancée, le désordre habituel de son esprit, faisaient redouter des crises funestes : il n’en fut rien, elle ne quitta point le chevet du prince, lui donnant ses potions dont parfois elle buvait la moitié pour l’encourager à les prendre, l’entretenant sans cesse, et lorsque tout fut fini, elle fut assez maîtresse d’elle-même pour ne pas verser une larme. On dut, il est vrai, l’arracher du lit de mort qu’elle ne voulait pas quitter, mais son désespoir ne se manifesta point par les scènes affreuses que l’on attendait. C’était à l’intérieur que sa douleur comprimée et presque muette exerçait de sensibles ravages. Sa raison fut dès ce moment tout à fait perdue. Son deuil prit soudain une forme à la fois bizarre et lugubre et devint une passion désordonnée pour la dépouille mortelle de l’époux qu’elle avait adoré. Ce fut alors que se produisit en elle l’idée fixe de vivre en compagnie de son cercueil.

Les obsèques avaient été célébrées avec le magnifique cérémonial usité pour les souverains : le corps, qui devait être transporté ultérieurement à Grenade, avait été déposé dans l’église de la Chartreuse de Miraflorès près de Burgos. Or, quelques jours après, Jeanne ayant témoigné le désir de se rendre en ce sanctuaire, les officiers et les dames de sa maison s’empressèrent de l’accompagner : on pensait qu’elle venait simplement pleurer et prier auprès du catafalque où Philippe reposait dans une bière fermée et recouverte de tentures. La reine arriva en costume de religieuse, ce qui était assez étrange, et commença ses oraisons. Tout à coup son émotion se manifesta avec une violence extrême, et la malheureuse, s’exaltant de plus en plus en contemplant le cercueil, ordonna impérieusement de l’ouvrir et d’enlever le linceul. Quelle que fût la stupeur des assistans, il fallut lui obéir. L’archiduc apparut alors, embaumé, revêtu d’une robe de brocart rouge bordée d’hermine, coiffé d’un béret couvert de pierreries. Ce sombre spectacle porta au comble l’agitation et le désespoir de Jeanne : elle se jeta sur le cadavre, lui baisa les pieds et les mains avec une sorte de délire farouche, lui adressa tout haut les paroles les plus tendres et les plus incohérentes, et ce ne fut qu’après un long temps que ses serviteurs, profitant de son épuisement, parvinrent à mettre un terme à cette lamentable scène. On attribua d’abord un tel égarement d’esprit à l’intensité fiévreuse de sa douleur récente, mais on apprit bientôt avec stupeur que la Reine retournait périodiquement à Miraflorès, dans le même appareil, persistant dans son caprice sinistre, faisant à chaque visite rouvrir la tombe provisoire, transformant ainsi son culte pour la mémoire de son mari en une monomanie funèbre. Pendant plusieurs semaines, et tant qu’elle fut à Burgos, elle continua publiquement ces démonstrations répugnantes devant le cadavre exhumé, laissant toute la Cour consternée par ces incidens imprévus. Lorsque enfin, à Noël 1506, elle se résigna à transférer le prince à Grenade et partit à la suite du char funéraire avec tout un long cortège d’évêques, de prêtres et de moines, elle exigeait à chaque station de la route la réouverture du cercueil et recommençait, comme dans la chapelle de Miraflorès, ses embrassemens et ses discours. Ce n’était plus là évidemment un trouble transitoire, mais une folie permanente qui effrayait d’autant plus que Jeanne était au dernier terme de sa grossesse, et qu’elle allait accoucher dans un tel état de crise au cours d’un voyage aussi dramatique.

Les douleurs de l’enfantement la surprirent en effet à Torquemada ; en ces circonstances on pouvait tout craindre, mais grâce à sa constitution robuste sous de frêles apparences, elle supporta vaillamment l’épreuve et mit au monde une fille, la princesse Catherine. Elle dut toutefois renoncer à atteindre Grenade : après un séjour de deux mois à Torquemada, elle reprit, il est vrai, sa route, mais les événemens que nous raconterons plus loin l’empêchèrent d’aller au-delà de Hornillos et la retinrent longtemps en cette ville ; elle garda auprès d’elle le corps de son époux, ne s’occupant en quoi que ce fût des affaires du royaume, ne prenant intérêt qu’à ses fréquentes visites à la dépouille mortelle de Philippe et aux discours des visionnaires qui lui annonçaient la prochaine résurrection du Prince qu’avec une fidélité touchante et insensée, elle s’obstinait à disputer au tombeau. Nul document du temps n’indique l’époque où elle cessa de faire remettre au jour le cadavre de l’archiduc ; mais il est vraisemblable que ces épisodes macabres se prolongèrent assez longtemps puisqu’ils sont devenus dans l’imagination populaire une légende à jamais unie au souvenir des sombres années qui suivirent. On doit croire toutefois que peu à peu, lorsque son esprit devint de plus en plus errant et enténébré, lorsque sa douleur se fut sinon consolée du moins atténuée par l’accoutumance, elle ne songea plus à renouveler des scènes qu’elle finit peut-être par oublier. Quoi qu’il en soit, les chroniqueurs contemporains n’en reparlent plus, et ils ne mentionnent même de sa part aucune résistance lorsqu’ils racontent la translation définitive des restes de Philippe le Beau dans la cathédrale de Grenade. Cette cérémonie en vérité n’eut lieu que sous le règne de Charles-Quint. Jusque-là le cercueil était demeuré dans la résidence de la reine ; par une singulière disposition du sort, l’archiduc ne trouva enfin le repos que dans le caveau où, dans l’intervalle, avait été enseveli le souverain dont il avait été l’ennemi. Ferdinand le Catholique, après lui avoir longtemps survécu, l’accueillait sous les dalles funèbres, et ces deux rivaux se trouvèrent ainsi côte à côte dans la même demeure : la mort seule avait pu les réunir.


CTE CHARLES DE MOÜY.