Jeanne la Folle/02

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Jeanne la Folle
Revue des Deux Mondes4e période, tome 149 (p. 825-863).
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JEANNE LA FOLLE

DERNIÈRE PARTIE[1]


I

La mort de Philippe le Beau laissait la Castille sans gouvernement. Jeanne se renfermait dans une solitude farouche : elle s’éloignait d’ailleurs, peu après, à la suite du cercueil de son époux. Le roi d’Aragon était à Naples et n’entendait point reparaître avant d’être rappelé. Les Cortès ne pouvaient être réunies que par convocation du souverain, et il n’y avait qu’une reine nominale décidée à ne signer aucun acte officiel. Les Grands étaient désemparés ; les villes, livrées aux querelles des hommes d’armes et aux rivalités des seigneurs, ne représentaient que des droits locaux, et la politique générale échappait à leur initiative ; les masses populaires, complètement désorientées, embarrassaient la cause publique de leurs violences ignorantes. Les conseillers flamands de l’archiduc, dépourvus désormais d’autorité, se berçaient d’impuissantes chimères : les uns prétendaient faire proclamer le jeune don Carlos sous la régence de l’empereur d’Allemagne, lequel était trop prudent pour courir une aussi lointaine aventure ; les autres songeaient à offrir au moins temporairement la couronne au roi de Portugal ou au roi de Navarre. Le trouble était profond dans tous les esprits.

En réalité, un seul homme était possible : le roi d’Aragon. Tout le désignait : le prestige des trente ans de son glorieux règne, son titre de père de la reine et de grand-père de l’héritier présomptif, le nombre de ses partisans, et aussi sa haute expérience ; lui seul se trouvait en mesure de rétablir l’ordre et d’assurer l’unité espagnole. Mais les solutions les plus simples rencontrent souvent des obstacles imprévus. D’une part, Ferdinand, confiant dans la force des choses, se réservait pour l’instant où nul ne contesterait la nécessité de sa présence ; de l’autre, les Grands, incapables de rien construire, mais en état de tout entraver, et qui de plus, s’étant presque tous prononcés un an auparavant contre lui, redoutaient son ressentiment, ne voulaient point remettre le royaume entre ses mains sans avoir pris leurs sûretés et stipulé pour eux-mêmes de solides avantages.

Dans cette situation, à laquelle il fallait immédiatement pourvoir pour éviter la guerre civile, les hommes investis des principales charges de la Couronne eurent recours à l’établissement d’une administration provisoire dont les membres, choisis parmi eux, pussent expédier les affaires urgentes sans engager l’avenir. L’archevêque de Tolède, Ximenès Cisneros, qui avait su se rallier à l’archiduc tout en demeurant en bonnes relations avec le Roi Catholique, et qui avait donné tant de preuves d’habileté et de sagesse, était le chef indiqué pour ce Conseil suprême. On dut lui adjoindre, en raison de leurs dignités militaires, le connétable et l’amirante de Castille, bien qu’ils fussent l’un et l’autre suspects de tendances favorables au roi d’Aragon : mais il eût été plus dangereux de les écarter que de les admettre. En revanche, et pour contre-balancer ces diverses influences, les Grands firent attribuer ; les autres sièges aux ducs de Najera et de l’Infantado qui s’étaient déclarés les premiers en faveur de l’archiduc ; à André du Bourg, ambassadeur de Maximilien ; et à M. de Vere, le plus intime confident de Philippe le Beau. Ils crurent ainsi avoir réalisé une combinaison d’équilibre très ingénieuse : mais on ne constitue pas un gouvernement fort avec des arrangemens subtils ; l’unité de direction, plus que jamais nécessaire en des conjonctures aussi périlleuses, manquait absolument à ce cabinet formé à l’improviste d’élémens disparates, de plusieurs Espagnols divisés et de deux étrangers impopulaires. Un tel ministère était fatalement condamné à n’être qu’un interrègne obscur et tumultueux. En outre, il n’avait point de base : l’institution monarchique ne s’y révélait que comme un fantôme, et, la personnalité légale de la nation n’existant pas alors en dehors d’un souverain qui concentrât en soi la puissance et le droit sous une forme visible, cette réunion d’individualités sans mandat était incapable d’inspirer le respect de son pouvoir factice.

Quels que fussent les talens de Ximénès et les influences féodales ou étrangères dont disposaient ses collègues, l’impossibilité de gouverner, dans des conditions aussi contraires au sens commun qu’à la conception contemporaine de l’autorité, se manifesta dès les premiers jours. Les membres du Conseil, qui sentaient combien leur situation était éphémère, ne s’occupaient, ostensiblement ou en secret, que de leurs intérêts personnels souvent contradictoires, se fortifiaient dans leurs domaines, et tentaient des pourparlers soit avec Ferdinand, soit en Allemagne. Ximénès imagina un instant de restituer, au moins officiellement, l’exercice du gouvernement à la reine, comptant être le maître sous son nom : mais celle-ci refusa obstinément d’intervenir dans aucun acte administratif, de sorte qu’il dut renoncer à donner le change à l’opinion publique, et, revenant au projet de l’archiduc, proposa au Conseil de la faire déclarer incapable de régner. Ce plan fut ajourné comme tout autre et d’autant mieux qu’il eût fallu alors convoquer les Cortès, ce qui ne se pouvait faire légalement ; on eût reculé d’ailleurs, en tout état de cause, par crainte de susciter ainsi des complications nouvelles et des revendications libérales fâcheuses pour l’oligarchie. A la faveur de ces incertitudes, les divers partis allaient de l’avant. Les seigneurs flamands venus à la suite de Philippe le Beau occupaient ou tentaient de surprendre les principales forteresses : leurs adhérens faisaient circuler dans le pays des lettres qu’on avait fait signer à don Carlos, âgé de six ans, et où il donnait des ordres comme s’il eût effectivement régné en Castille. Les cités populeuses s’agitaient en tout sens, remplies de soldats des factions rivales : il y avait des séditions en Andalousie ; Tolède et Madrid se tenaient sous les armes. Le roi de Navarre réunissait des troupes d’invasion et leur donnait pour chef l’odieux César Borgia, échappé de la prison où Ferdinand l’avait autrefois enfermé. Juan Manuel, le duc de Najera, et plusieurs autres Grands parcouraient les campagnes à la tête de compagnies de soudards. Le marquis de Moya assiégeait Ségovie, le duc de Médina Sidonia réclamait Grenade, le comte de Lemos se cantonnait à Ponferrada. Dans ce désordre, et l’aggravant encore, Jeanne troublait le Conseil par des caprices inattendus, selon les suggestions confuses de son esprit déséquilibré ou les intrigues de son entourage. Elle entremêlait ses manifestations funèbres de velléités politiques incohérentes : un jour, elle prétendait remplacer par des Flamands tous ses anciens serviteurs ; le lendemain, au contraire, elle voulait révoquer d’un bloc tous les actes de son mari. Par instans, elle déclarait attendre tout du prochain retour de son père : quelquefois aussi elle recevait en secret le marquis de Villena et M. de Vere, partisans avoués de la régence de Maximilien. Ximénès, à bout de patience, ne pouvant expédier aucune affaire, harcelé par les féodaux, menacé par la Reine qui parut même un moment décidée à le destituer, hors d’état d’agir et responsable de tout, s’effrayait de cette anarchie et voyait arriver l’heure où le royaume tomberait en ruines.

Il était trop grand homme d’Etat pour n’avoir pas compris sur-le-champ la nécessité de mettre un terme à un tel régime et le parti qu’il y avait à prendre pour sauver l’Etat : toutefois il était aussi trop ambitieux pour se déclarer avant de connaître les intentions précises de Ferdinand à son égard. Il négociait donc avec lui, mais traînait en longueur jusqu’à ce qu’on fût d’accord. De son côté, le roi d’Aragon temporisait, comme nous l’avons dit plus haut, pour bien démontrer que la monarchie périssait sans son secours : il écrivait à ses amis qu’il ne reprendrait le pouvoir que par pur dévouement à la chose publique. Il n’en poursuivait pas moins en secret des pourparlers avec Ximénès et avec les principaux seigneurs, prodiguant les promesses, transigeant avec les plus revêches. Plusieurs mois se passèrent ainsi ; mais enfin l’habile souverain reconnut, d’après les rapports qu’il recevait d’Espagne, que le péril devenait imminent, que les choses étaient mûres, et qu’il fallait précipiter le dénoûment.

Il hâta donc la conclusion de ses affaires à Naples, et en même temps proposa nettement à Ximénès le poste de premier ministre, lui donna pour gage le titre d’Inquisiteur général de Castille, et lui fit obtenir du Pape le chapeau de cardinal. D’autre part, les Grands furent séduits par des libéralités opportunes, et se soumirent d’autant plus volontiers qu’au point où en étaient venues la détresse du pays et par suite les chances de Ferdinand, ils ne pouvaient se refuser à cette solution sans perdre l’Etat et se perdre eux-mêmes. Les plus récalcitrans furent entraînés par le mouvement général ou gagnés par l’agent du roi d’Aragon, Mosen Ferrer. Le comte de Benavente, le duc de Bejar, et même le marquis de Villena et le duc de Najera, adhérèrent successivement au parti qui était en définitive celui de l’homme nécessaire. Le courant était devenu inéluctable : les villes et les campagnes acclamaient d’avance la rentrée de ce même prince qu’elles avaient naguère abandonné. Il arriva bientôt, comme dans toutes les circonstances analogues, que tout le monde parut avoir souhaité la restauration de Ferdinand. Dès que son retour fut annoncé, l’ordre commença de renaître, et bien avant qu’il eût quitté Naples, l’apaisement s’était fait dans tous les esprits.


II

Le roi d’Aragon, sorti de Castille un an auparavant presque en fugitif et en proscrit, y rentra en juillet 1507 au milieu des acclamations populaires et entouré des seigneurs accourus à sa rencontre. Il connaissait trop bien les hommes et les oscillations de la fortune pour se départir de son calme hautain, un peu ironique peut-être, et il ne s’avança qu’avec une majestueuse lenteur. Parti de Naples le 4 juin, suivi par une escadre de dix-sept galères, accompagné de Germaine de Foix et de Gonzalve de Cordoue, il s’était arrêté à Savone pour s’y concerter avec Louis XII qui lui témoigna une amitié fidèle : il débarqua solennellement à Valence, y reçut les députés des villes, et y séjourna trois semaines, travaillant sur-le-champ à régler les affaires, accueillant en maître gracieux les hommages de ses partisans anciens et nouveaux. Puis, il s’achemina à petites journées vers le royaume par la même route qu’il avait suivie pour en sortir. Il marchait précédé de ses massiers et rois d’armes, des alcades de cour et des officiers de la Couronne, dans le fastueux appareil d’un puissant prince qui revient dans ses Etats, plus fort et plus aimé que jamais, après une expédition glorieuse.

Il avait exprimé à Jeanne le désir de la voir, et celle-ci déféra sur-le-champ à l’invitation paternelle. Elle séjournait depuis quelque temps dans le bourg d’Hornillos, ayant quitté Torquemada, où régnait une épidémie : après avoir fait chanter un Te Deum, elle s’avança, toujours suivie du cercueil de son mari, jusqu’à la ville de Tortoles, où Ferdinand arriva le 24 août. Sur sa route, il avait été salué par le cardinal Ximénès, le nonce apostolique, le connétable, le marquis de Villena, le comte d’Urena, les évêques de Castille et nombre de gentilshommes : ce fut entouré de ce brillant cortège qu’il se rendit à la résidence de sa fille. Jeanne l’accueillit sur le seuil et se jeta à ses pieds : il la releva, fléchit à son tour le genou devant elle et ils s’embrassèrent avec effusion. Nul n’assista à leur entretien : on sut seulement que la reine avait prié son père de se charger des soins du gouvernement ; bien plus, pour faire voir combien elle entendait désormais lui obéir, elle lui demanda, lorsqu’il sortit, et en public, la permission d’aller à la messe le lendemain. Ferdinand, investi désormais régulièrement de l’autorité par délégation de la souveraine légitime, pourvut aussitôt aux offices militaires, administratifs et judiciaires et donna tous les ordres nécessaires à la tranquillité publique et à la gestion des finances. Fidèle aux strictes convenances d’étiquette, il fit célébrer un service solennel pour le repos de l’âme de Philippe et il y assista avec sa fille, mais il eut soin en même temps de révoquer tous les actes de l’archiduc. Le parti flamand, désorganisé par les inflexibles mesures de ce rude maître, dut ajourner ses espérances à la majorité de don Carlos. Ximénès obtint, suivant les conventions antérieures, le premier rang dans les conseils de l’État : le pouvoir fut ainsi solidement constitué et l’Espagne pacifiée sans coup férir ; les personnages étrangers, la soldatesque, les séditieux féodaux ou populaires disparurent, et le roi d’Aragon retrouva, par la combinaison des événemens, par la force des choses et par sa prudente conduite, une autorité plus grande que celle qu’il avait perdue.

Il lui restait cependant une démarche de famille à accomplir. Jeanne ne connaissait point sa jeune belle-mère, Germaine de Foix, et il était délicat de la mettre en présence de celle qui tenait la place d’une mère tendrement aimée. Ferdinand redoutait de l’affliger et surtout de la troubler : après avoir longtemps hésité, il résolut cependant de risquer l’entrevue en choisissant un moment où l’esprit de la reine était calme. Celle-ci avait tout à coup renoncé au projet de conduire le corps de l’archiduc à Grenade, et accepté pour résidence le château d’Arcos, ne voulant point habiter Burgos où son mari était mort. Ce fut donc à Arcos que Ferdinand, après avoir longuement préparé cette visite, se rendit avec Germaine. Il entra d’abord seul chez sa fille pour s’assurer de ses dispositions, puis il fit venir sa femme. Jeanne se leva et prit, pour la baiser, la main de sa belle-mère qui, sans y consentir, se jeta dans ses bras. D’après les récits du temps, leur entretien, qui dura deux heures, fut très courtois et même affectueux. Cet épisode heureusement terminé était la suprême consécration donnée à la situation politique du roi d’Aragon en Castille.


III

Il commençait en réalité un nouveau règne plus court, mais non moins prospère que le premier, signalé à la fois par l’affermissement de l’unité espagnole, par la soumission des Mauresques, la conquête d’un port en Afrique, l’annexion de la Navarre. Ces événemens sont étrangers à notre sujet, et nous devons suivre seulement les incidens de la vie de Jeanne dans la retraite où elle était nécessairement confinée. Mais, auparavant, nous voudrions essayer de caractériser avec quelque précision la situation mentale de la malheureuse princesse : quelles étaient au juste la nature et la mesure du dérèglement de son esprit ?

Quoi qu’en aient dit certains critiques amateurs de paradoxes, ce dérèglement est indéniable. On ne peut soutenir sérieusement qu’il ait été inventé de toutes pièces et successivement affirmé par Isabelle, Ferdinand, et Philippe, sans aucun motif réel et même contrairement à leurs intérêts évidens. Isabelle, d’abord, est hors de cause : son amour maternel, qui ne saurait être mis en doute, son fier sentiment de la dignité de sa maison et de l’autorité royale l’eussent portée plutôt à se faire illusion sur les symptômes qu’à les exagérer. Indépendamment même de ces considérations morales, il est impossible d’imaginer dans quel dessein elle eut cherché à écarter sa fille du gouvernement : l’unité même de l’Espagne, — en admettant qu’elle l’eût voulu maintenir à ce prix, — n’était pas en jeu puisque Jeanne était héritière de l’Aragon aussi bien que de la Castille, et que son incapacité déclarée remettait tout en question en provoquant des incidens inconnus. Or son testament atteste sa conviction, et il ne pouvait exister aucune erreur sur un tel point chez une mère aussi dévouée et d’une intelligence aussi haute. Quant à Ferdinand et à Philippe, aucun d’eux n’avait rien à gagner par une fraude aussi criminelle. L’un et l’autre, disait-on, voulaient régner sous le nom de Jeanne ! Mais ils n’avaient pas besoin d’un tel attentat pour y parvenir : la princesse adorait son mari, elle aimait et vénérait son père, elle n’avait aucune ambition personnelle. Ils étaient certains tous deux qu’elle leur abandonnerait le pouvoir spontanément et avec joie. Chacun, dans l’intérêt de sa cause particulière, avait même tout avantage à ce que cet abandon parût fait par une personne sensée et maîtresse de ses actes. En un mot, soit l’un, soit l’autre étaient sûrs du pouvoir effectif sous une reine nominale : à quoi bon détruire le prestige d’un consentement qui légitimait leurs prétentions ? Cette accusation gratuite et qui se place en dehors de tous les témoignages contemporains, fondés même sur des faits publics, ne se tient pas debout.

La maladie mentale de Jeanne n’était que trop réelle. Toutefois, il faut se garder ici d’assertions absolues. Les désordres cérébraux de la princesse, ses humeurs noires, ses violences soudaines, ses manies bizarres ne sauraient être contestées ; mais en même temps on ne peut méconnaître que son intelligence et son jugement n’étaient pas constamment altérés. Jamais elle n’a perdu la connaissance de son rang, de ses droits, ni les sentimens de famille, ni la faculté de suivre un entretien : ses crises, terribles il est vrai, n’étaient que passagères. Sans doute elle était incapable de régner parce qu’elle n’avait ni volonté continue, ni esprit de conduite, et parce que la confusion de ses idées, l’étrangeté de ses fantaisies et de ses emportemens étaient incompatibles avec le rang suprême : sombre, passionnée, parfois furieuse, hors d’état de diriger sa vie et d’ordonner sa maison, elle ne pouvait évidemment mener les affaires d’un royaume. Mais elle n’était pas une aliénée au sens strict du mot qui implique le bouleversement total des facultés ; elle avait des périodes de calme pendant lesquelles elle parlait et agissait correctement ; ce ne fut que beaucoup plus tard que, son mal s’étant aggravé, elle subit des hallucinations et fut presque constamment troublée. A l’époque où nous sommes parvenus, on peut la définir une atrabilaire sujette à des accès aigus de délire intermittent. Il était donc urgent de la garder avec soin, de régler les détails de sa triste existence, de l’écarter de tout travail, et surtout d’éviter que des intrigans ne prétendissent l’entraîner, au profit de leurs ambitions, dans des entreprises périlleuses. Le gouvernement espagnol n’excédait donc pas son droit : d’autant plus qu’alors, comme on ne savait point traiter les maladies mentales, on n’imaginait d’autre système que la réclusion. Mais on verra par la suite de ce récit que cet internement, déjà rigoureux sous l’administration de Ferdinand, s’est exercé sous le règne de Charles-Quint avec une dureté extrême, soit par la négligence du prince, soit par le zèle maladroit des subalternes. Un traitement plus libéral et plus attentif eût vraisemblablement prévenu ce danger, et par une douceur assidue et une respectueuse sollicitude, on eût au moins atténué le mal qu’on ne pouvait guérir. Jeanne a été ainsi la victime, non pas de calculs prémédités, mais de l’ignorance médicale et de la rudesse des mœurs du temps ; malgré les quelques témoignages d’intérêt transitoire qui lui furent donnés par son père et ensuite par son fils, malgré le grand nombre des personnes nominalement attachées à son service, le régime véritablement oppressif auquel elle a été soumise n’a jamais été utilement modifié ; et c’est ainsi que la maladie, qui ne se manifestait à l’origine que par intervalles, a dégénéré lentement, — et encore après de longues années, — en folie caractérisée et permanente.


IV

Nous avons laissé Jeanne au château d’Arcos. Cette habitation, trop étroite pour l’entourage, n’offrait en outre aucun moyen de défense contre un coup de main éventuel de seigneurs ou d’aventuriers. À cette époque et dans l’état des choses, il y avait là un péril que le prudent roi d’Aragon ne pouvait dédaigner. Il désira donc que sa fille s’établît dans le château fort de Tordesillas, très grand et bien muni contre l’attaque soudaine de quelques séditieux. C’était une construction un peu sombre, affectant les formes à demi claustrales et à demi guerrières des bâtimens féodaux d’alors. Jeanne accéda sans difficulté au vœu de son père, qui vint lui-même la chercher à Arcos. Ils se rendirent ensemble à Tordesillas, précédés par le cercueil de Philippe qui fut placé, par égard pour la monomanie de la reine, dans le monastère de Santa Clara, contigu au palais. Les officiers et dames de la suite furent aisément logés dans cette vaste demeure. La maison de Jeanne fut dès lors complètement organisée : Mosen Ferrer, ancien ambassadeur, intime confident du roi d’Aragon, devint majordome général, Doua Maria de Ulloa reçut le titre de camarera mayor, plusieurs femmes de haute qualité eurent le rang de dames d’honneur ; un trésorier, des intendans, de nombreux domestiques furent chargés du service intérieur. D’autre part, un poste militaire répondait de la tranquillité aux alentours. Ferdinand, en quittant Tordesillas pour se rendre à Burgos, pouvait croire que cette installation nouvelle, entourée d’un certain appareil, dans une ville paisible, assurerait à la fois la dignité royale et la surveillance exigée par l’état moral de sa fille. Il en eût été ainsi sans doute si le personnel eût été à la hauteur de sa tâche. Il paraît bien que dans les premiers temps l’autorité fut modérément exercée ; mais, soit que les instructions du Roi n’eussent pas été assez précises, soit qu’elles eussent été mal interprétées et dans un sens trop rigoureux, soit que l’habitude eût peu à peu émoussé le respect, soit que les caprices ou les violences de la princesse eussent fait considérer comme nécessaires une discipline plus stricte et même parfois une coercition effective, il est certain que Jeanne se trouva bientôt complètement livrée à l’arbitraire de cette Cour singulière, dont les principaux personnages, au lieu d’être des serviteurs fermes et patiens, devinrent peu à peu, sous des titres solennels, de véritables gardiens maladroits et tyranniques.

On doit reconnaître, il est vrai, que leur mission était difficile à bien remplir. Les excès ou les fantaisies de Jeanne devaient être prévenus ou réprimés, et il était malaisé de concilier une vigilance permanente et parfois une résistance catégorique avec le respect de la majesté royale et une certaine mesure de liberté. Les rares documens contemporains, notamment une lettre de l’évêque de Malaga, écrite de Tordesillas et adressée au roi d’Aragon, signalent son exaltation nerveuse poussée jusqu’à la fureur, sa passion de vivre seule dans un appartement obscur, enfin sa complète négligence d’elle-même. Ce prélat indique, comme une circonstance extraordinaire, que, depuis quelque temps, « elle n’avait injurié, ni frappé personne, » mais qu’elle demeurait presque toujours étendue par terre, faisant même, lors de ses repas, placer les mets sur le sol : il ajoute que, depuis le départ de Ferdinand, elle n’avait voulu ni changer de linge, ni même se laver la figure. Ajoutons, — ce qui à cette époque et chez une princesse espagnole, était particulièrement extraordinaire, — qu’elle refusait généralement d’assister à la messe et affectait à l’égard des pratiques religieuses une entière indifférence, parfois même une antipathie accentuée. L’écrivain allemand dont nous avons parlé au début de notre étude, citant cette disposition d’esprit, l’attribue à une tendance vers les doctrines de la Réforme, et il insinue même qu’elle a été l’une des causes de l’internement de la princesse. Une telle assertion ne saurait être sérieusement discutée. Il est exact que Jeanne n’avait jamais été une pratiquante fort zélée : un des correspondans d’Isabelle disait même, dans une lettre datée de Bruxelles en 1499, qu’elle avait peu de piété ; il voulait dire de dévotion, car nul document d’alors n’indique qu’elle ait à cette époque manqué à aucun devoir religieux, ce qui eût donné trop de scandale pour être passé sous silence ; nulle part la moindre allusion n’est faite à un acte, ni à une parole en ce sens. Quant à l’hérésie, il n’en peut même être question par la bonne raison que les premières prédications de Luther n’ont eu lieu qu’en 1516 ; or, Jeanne vivait alors depuis longtemps renfermée à Tordesillas, hors d’état d’examiner quoi que ce fût, et n’a même jamais pu avoir la moindre connaissance des nouvelles théories. On verra d’ailleurs plus loin, et par ses déclarations mêmes, qu’elle s’est écartée de la pratique pour des motifs secondaires et puérils qui n’avaient rien à voir avec un système quelconque et qu’elle est toujours restée en son cœur fidèle à la foi catholique[2].

Les premières années du séjour de Jeanne à Tordesillas s’écoulèrent monotones et moroses. Etrangère à tous les intérêts de ce monde, plongée dans une mélancolie dont nul ne cherchait à la distraire, tourmentée par ses crises accoutumées, toujours misérablement vêtue, elle poursuivait au fond de ce château lugubre son existence inutile et désolée. Le peuple paraissait l’oublier : beaucoup de gens la croyaient morte. Le Roi Catholique s’émut cependant des rapports qui lui étaient adressés de Tordesillas et qui lui signalaient la persistance de cette langueur et de ces désordres. Il espéra y remédier et vint au château en 1510, accompagné de plusieurs Grands et des ambassadeurs étrangers. Peut-être espérait-il faire diversion aux sombres préoccupations de sa fille, peut-être aussi voulait-il s’éclairer sur les mesures à prendre pour améliorer l’état des choses. Il la vit seule d’abord, puis lui présenta les seigneurs de sa suite, après avoir obtenu d’elle qu’elle parût dans un costume convenable à son rang. Il prit ensuite quelques sages décisions : il lui donna trois nouvelles dames d’honneur spécialement chargées de veiller à la régularité de sa vie extérieure et de prendre soin de sa personne ; il prescrivit diverses réformes favorables à la santé physique et morale de la princesse. Dans les idées de son temps, il crut certainement avoir accompli tout son devoir paternel. Ses ordres furent exécutés pendant son séjour : malheureusement, après son départ, non seulement le gouvernement de la maison royale ne fut guère modifié, mais encore Jeanne reprit sa manière de vivre, couchant sur la dure, portant des vêtemens délabrés, refusant de se soumettre aux plus vulgaires usages de la vie privée, parfois même, lorsqu’on opposait le moindre obstacle à ses volontés déréglées, refusant toute nourriture.

Cette forme particulière de la résistance troublait étrangement le majordome Mosen Ferrer. Il en rendit compte au cardinal Ximenès dans une lettre qui a été considérée, peut-être avec raison, comme une preuve péremptoire de sa barbare conduite envers sa souveraine. On va voir cependant que le sens de son récit est sujet à controverse : il y expose que pendant une crise, Jeanne, persistant violemment dans un caprice et décidée à l’emporter de haute lutte, déclara vouloir se laisser mourir de faim et se maintint si longtemps dans cette résolution qu’un dénoûment funeste était à redouter. En présence d’une obstination qui paraissait invincible, Mosen Ferrer raconte qu’il dut « dar la cuerda, » c’est-à-dire, d’après la traduction littérale, lui donner de la corde, pour la contraindre à manger. Il semble bien que ces mots signifient qu’il osa frapper la reine ou du moins la lier : mais quelques écrivains ont prétendu, se référant à l’interprétation d’un dictionnaire, que le terme « dar la cuerda » peut se prendre au figuré et signifier seulement « insister, négocier longuement. » Cet incident demeure donc fort ambigu : d’un côté, on ne comprendrait guère que Mosen Ferrer eût fait usage d’une locution à double sens en une circonstance où sa responsabilité était si gravement engagée ; mais il est également extraordinaire qu’il ait eu l’audace de porter la main sur la personne royale et l’impudence d’informer le ministre d’un acte aussi odieux. Nous ne saurions nous prononcer à cet égard : quoi qu’il en soit, il résulte clairement de cet épisode que l’état pathologique de Jeanne s’aggravait avec le temps, présentait toujours les mêmes symptômes, et aussi que les dispositions prises à Tordesillas par le roi d’Aragon n’avaient pas été efficaces, soit pour la santé de sa fille, soit pour la conduite de l’entourage. Disons cependant à son honneur qu’il ne se découragea point et revint au château en 1513. Il parut fort triste de ne trouver aucun changement dans ta situation de la reine, se préoccupa de nouveau de régler tout au moins ses heures de repas et de sommeil, l’exhorta avec les plus vives instances à modifier un régime dangereux. En réalité, il eût fallu pour enrayer le mal un ensemble de soins, une habile direction dont personne n’avait la moindre idée en un siècle où la science aliéniste était inconnue. Les visites de Ferdinand, ses indications générales et ses ordres plus ou moins sages ne pouvaient exercer d’action énergique ni sur des agens mal préparés à une œuvre aussi délicate, ni sur l’organisation si profondément atteinte de la malheureuse souveraine.

Au milieu de ces péripéties, et comme une bizarre antithèse aux scènes douloureuses qui se produisaient à Tordesillas, un fait politique intervint, tellement invraisemblable, qu’on ne pourrait y croire si des documens certains n’en établissaient l’authenticité. Jeanne fut demandée en mariage, et à deux reprises, et avec beaucoup d’instances, par le vieux roi Henri VII d’Angleterre. Celui-ci pouvait moins que personne ignorer l’état mental de la princesse : il avait été témoin des premiers symptômes lors du voyage de l’archiduc et de Jeanne à Windsor ; son fils était marié à la dernière fille du roi d’Aragon et n’ignorait certes pas cette infortune de famille ; enfin, l’internement de la reine à Tordesillas et ses causes étaient connus de toute l’Europe. Le calcul diplomatique domina cependant toute autre considération dans l’esprit d’un prince aventureux, disposé, comme la plupart des souverains d’alors, à rechercher à tout hasard des droits vagues, des prétextes à ingérence, des combinaisons imaginaires. Quels qu’aient pu être ses projets obscurs, il avait déjà demandé la main de Jeanne dès la mort de Philippe le Beau. Courtoisement éconduit alors, il renouvela ses démarches quelques années plus tard, peu de temps avant la dernière visite de Ferdinand à Tordesillas. Le roi d’Aragon ne prit pas assurément ces ouvertures au sérieux, mais il ne voulait pas mécontenter le monarque anglais dont l’amitié agréait à sa politique. Il affecta donc de suivre la négociation avec bonne grâce : il autorisa l’ambassadeur d’Angleterre à remettre à la reine une lettre de Henri VII, répondit à ce dernier en termes affables que si sa fille, tout entière au deuil de l’archiduc, consentait à une nouvelle union, lui-même en serait heureux, et il ajouta même avec une vague ironie voilée sous une phrase encourageante « qu’elle n’épouserait jamais un autre prince que le roi d’Angleterre. » Il est inutile de dire que cet engagement ne l’embarrassait guère ; les pourparlers furent bientôt ajournés d’un commun accord ; et Henri VII étant mort d’ailleurs peu de temps après, cette velléité sénile appartient à peine à l’histoire.


V

Pendant que Jeanne vivait ainsi obscurément à Tordesillas, le Roi Catholique approchait de sa fin. Il avait unifié et pacifié l’Espagne par son travail incessant, et justifié son ambition par la grandeur des résultats obtenus. Administrateur en Castille, roi en Aragon, maître partout, il était demeuré actif et vigilant jusqu’à la dernière heure. Il avait survécu à ses contemporains, à ses compagnons de gloire ; ses forces s’étaient usées dans cette vie laborieuse. Il vit courageusement venir la mort, comme il sied aux hommes qui ont joué avec énergie, conviction et persévérance le rôle supérieur auquel ils étaient prédestinés. Il était calme, ayant fait ce qu’il avait à faire dans l’histoire. Il avait cette chance heureuse, refusée parfois aux plus vaillans et aux plus sages, de s’être toujours trouvé à la hauteur de sa tâche, d’avoir dirigé la fortune, profité de ses faveurs, lutté contre ses disgrâces, utilisé en habile architecte les matériaux préparés par les événemens ou par sa prévoyance, construit et affermi l’édifice politique rêvé par d’autres, impossible jusqu’à lui, et qui devait résister aux siècles. Il avait eu ces qualités éminentes, équivalentes au génie, qui rassemblent, constituent, et maintiennent les élémens accumulés par la lente élaboration du temps. Sa volonté patiente, son expérience, — parfois chagrine, mais toujours précise, — son adresse souvent peu scrupuleuse et mêlée d’astuce comme celle de tous les hommes de son époque, mais presque infaillible dans ses calculs, avaient, par la guerre ou par la paix, concentré au dedans, et développé au dehors, les ressources de son pays. Conquérant et diplomate, il laissait une nation forte et respectée de toute l’Europe, une puissance de premier ordre là où végétaient avant lui des royaumes désunis, mal organisés, sans influence dans le monde ; il dominait sans contestation toute la Péninsule, sauf le Portugal ; il avait consolidé sa monarchie de Gibraltar aux Pyrénées, poursuivi l’Islam jusqu’en Afrique. Homme de gouvernement, il avait créé l’administration et les finances, étouffé les rébellions oligarchiques, concilié son autorité avec les privilèges des villes, atténué les rivalités des États condensés sous sa main vigoureuse. C’était le prix de quarante ans d’efforts. Ses peuples l’ont pleuré, et les historiens espagnols, indulgens pour sa dissimulation, ses manques de foi, ses défiances, ne parlent de lui qu’avec une admiration respectueuse. C’est qu’il a été avant tout un souverain national : il n’avait pas de sang étranger dans les veines, il était exclusivement dévoué à son pays.

Les plus brillantes destinées ont cependant leur ombre, les plus vigoureuses combinaisons rencontrent des obstacles qui les déconcertent. La mort prématurée de l’infant don Juan, héritier de ses couronnes et comme lui uniquement Espagnol, avait été pour lui la plus douloureuse épreuve : la folie de Jeanne, dont il avait jusqu’alors, en gardant le pouvoir, neutralisé les conséquences politiques, devenait après lui un suprême péril pour la monarchie. Non pas que l’unité fût compromise, mais l’Espagne se trouvait livrée à un prince qui ne la connaissait pas, né et élevé en Flandre, et préoccupé d’intérêts cosmopolites. Un instant, le Roi Catholique rêva d’écarter de la succession ce jeune don Carlos, chef de la maison d’Autriche, et qui devait en effet plus tard, devenu empereur d’Allemagne, entraîner la Péninsule dans ses entreprises européennes. Dans la pensée de Ferdinand, son second petit-fils, qui avait passé sa jeunesse en Espagne, eût été beaucoup plus capable de sauvegarder l’œuvre nationale accomplie par le règne qui allait finir. Mais il ne s’arrêta pas longtemps à un projet aussi contraire à l’ordre légitime des choses. Fidèle à la tradition monarchique, il craignit de provoquer une guerre civile qui eût compromis la cohésion des anciens royaumes : quels que fussent ses répugnances et ses regrets, il consacra par son testament les droits du fils aîné de Philippe et de Jeanne : il légua à don Carlos l’administration de Castille telle qu’il l’avait reçue, tous les États qui lui appartenaient en propre, par hérédité ou conquête, tant en Espagne qu’en Italie. Il s’éteignit après avoir ainsi disposé de son magnifique héritage et ordonné que son corps fût enseveli auprès d’Isabelle, la compagne de sa vie et de sa gloire.

La transmission du pouvoir eut lieu sans trouble. Le cardinal Ximénès fut chargé du gouvernement jusqu’à l’arrivée du nouveau prince. La recluse de Tordesillas ne fut mêlée en rien au règlement de la succession. On ne saurait même dire, tant les documens et les indices sont contradictoires, si elle a été instruite alors de la mort de son père. Un rapport de sa camarera mayor, D. Maria de Ulloa, l’affirme, mais d’autres relations, et, comme on le verra, divers détails de l’insurrection des Communes, semblent établir le contraire. Quoi qu’il en soit, il n’y eut d’autre changement dans sa situation, que le remplacement de son majordome Mosen Ferrer, d’abord par un subalterne nommé Hernan Duque, et enfin par un des plus grands seigneurs du pays, le marquis de Dénia, comte de Lerme. Nous retrouverons plus loin ce personnage.

Néanmoins don Carlos, à son avènement, crut devoir manifester de bons sentimens à l’égard de la reine : « Nul ne saurait, écrivit-il à Ximénès, avoir plus de sollicitude que moi-même pour l’honneur, le contentement, la consolation de ma mère. » Il recommanda en même temps qu’elle fût entourée des soins les plus assidus. Ces dispositions filiales se conciliaient d’ailleurs dans sa pensée avec le maintien du régime auquel Jeanne était soumise : il ne manque pas en effet dans cette même lettre au Cardinal d’interdire à « qui que ce fût de s’immiscer dans les affaires de la reine. » Peut-être entendait-il, par cet ordre péremptoire, se réserver la noble tâche de mieux organiser l’existence de sa mère : nous croyons toutefois, — les choses étant demeurées depuis dans le même état, — que don Carlos avait plutôt en vue de prévenir les intrigues de l’entourage. Diverses personnes, soit par maladresse, soit dans une intention suspecte, avaient essayé d’exciter la susceptibilité de Jeanne en lui racontant que son fils prenait le titre de roi d’Espagne ; celle-ci s’était écriée, disait-on, avec colère : « Je suis seule reine : il n’est que prince ! » Cette anecdote, si elle est exacte, expliquerait les précautions indiquées dans la lettre au premier ministre. Il n’en faut pas moins reconnaître qu’à cette époque, les recommandations de don Carlos pour le bien-être et la santé de sa mère furent plusieurs fois renouvelées. En outre, dès son arrivée en Espagne (septembre 1517), il lui fit annoncer sa prochaine visite et celle de sa sœur, l’infante Léonor. Tous deux se rendirent deux mois après à Tordesillas.


VI

Ils trouvèrent la reine dans un moment de calme et de lucidité. Conformément à l’étiquette, ils firent trois saluts cérémonieux : le premier sur le seuil de la chambre, le second après quelques pas, enfin devant elle, et voulurent lui baiser la main. Jeanne, sans leur en laisser le temps, les embrassa tous les deux. Elle ne les avait pas vus depuis douze ans ; ils lui étaient en réalité inconnus. « Madame, dit D. Carlos, nous, vos enfans humbles et obéissans, nous réjouissons extrêmement de vous voir, grâce à Dieu, en bonne santé. Il y a longtemps que nous désirions vous apporter l’hommage de notre respect et de notre dévouement. » Jeanne ne répondit d’abord que par un sourire et une inclination de tête, mais, après un instant de silence, rompant la solennité de l’entrevue, elle prit les mains des deux princes et leur dit avec l’accent le plus mélancolique : « Mais êtes-vous en vérité mes enfans ? Comme vous avez grandi en peu de temps ! Soyez les bienvenus ! que Dieu soit loué ! que de peines et de périls vous avez traversés en venant de si loin ! vous devez être bien fatigués, allez vous reposer jusqu’à demain. »

Les princes se retirèrent sans insister. M. de Chièvres, un des ministres flamands, resta seul auprès de la reine et lui demanda sur-le-champ de confirmer le Prince dans l’administration du royaume de Castille. C’était un peu prompt, mais Jeanne, instruite ou non de la mort de son père, en tout cas indifférente à tout, et qui, dans son rapide entretien avec ses enfans, n’avait fait allusion ni aux affaires d’Etat ni à sa situation, ne présenta aucune objection contre cette combinaison politique. Le témoin oculaire qui nous a laissé le récit de la première entrevue ne nous informe point des conversations ultérieures de la mère et du fils. Il n’est pas vraisemblable que D. Carlos soit revenu sur les questions de gouvernement. Son séjour fut d’ailleurs de courte durée, et n’a eu d’autre suite qu’un épisode romanesque dont nous allons parler.

Le Roi et l’infante Léonor, au cours de leurs visites à leur mère, avaient été frappés du triste appareil dont elle était volontairement entourée, de ses vêtemens misérables, de son appartement obscur, de sa vie lugubre. Mais ils avaient vu, avec une émotion plus grande encore, leur sœur l’infante Catherine, née quelques mois après la mort de Philippe d’Autriche, condamnée à la même existence. C’était une enfant de dix ans alors, d’une figure charmante, d’un agréable esprit ; elle avait grandi comme une fleur sans soleil, à côté de sa mère morne ou fiévreuse. Vêtue d’une robe de drap sombre, d’un petit mantelet de cuir et coiffée d’un bonnet de toile blanche, étrangère aux jeux et aux plaisirs de son âge, elle n’avait d’autre distraction que de regarder par la fenêtre, dans les champs, les enfans des alentours. Elle subissait avec une patience inerte la destinée qui l’avait fait naître en des jours de deuil et ne l’avait placée sur les marches du trône que pour la renfermer bientôt entre les murs d’un donjon, où s’écoulait son enfance dans la solitude et l’ennui. D. Carlos et Léonor, accoutumés à vivre au milieu d’une cour somptueuse, furent profondément touchés du sort réservé à leur sœur. Aussitôt, avec la vivacité et l’imprudence de la jeunesse, ils formèrent le projet de la délivrer, de la faire venir à Valladolid, et de lui donner la situation due à sa naissance. Léonor avait dix-neuf ans, le Roi son frère, dix-sept ; ils s’éprirent avec une ardeur juvénile de cette pensée comme d’un divertissement inattendu. Leur intention était bonne, sans doute, mais ils agirent à l’étourdie ; sans réfléchir mûrement à la douleur de leur mère dont Catherine était l’unique consolation, sans s’occuper du moins de la préparer d’abord avec ménagement à une courte absence de sa fille et de l’accoutumer peu à peu à des séparations prolongées, ils machinèrent, à son insu, tout un plan mystérieux, une brusque péripétie, un véritable enlèvement.

Il était impossible de faire sortir ostensiblement Catherine de Tordesillas. Jeanne n’eût cédé qu’à la violence : une telle scène eût été odieuse : si peu accessible que fût don Carlos à des considérations de sentiment, il recula devant une pareille extrémité. On eut donc recours à la ruse : une évasion nocturne fut résolue. La chambre de l’infante n’ayant d’autre issue que la chambre de la reine dont le sommeil était fort léger et qui souvent même ne dormait pas de la nuit, il fallut imaginer une combinaison. La volonté royale rencontre toujours à point des agens subtils pour la satisfaire : un vieux serviteur de Jeanne, nommé Plomont, qui allait et venait à toute heure dans l’appartement sans qu’on y prît garde, fut persuadé ou gagné ; il trouva le moyen cherché et se chargea de tout. Le mur de la chambre de Catherine était latéral à une galerie : Plomont parvint à percer dans ce mur caché par une tapisserie une ouverture assez large pour le passage. D’autre part, le mot fut donné au gouverneur et aux gardes du château, et le Roi, qui, dans l’intervalle, était retourné avec Léonor à Valladolid, envoya, dès qu’il fut avisé que tout était prêt, un gentilhomme avec une escorte stationner devant la porte extérieure.

Dans la nuit du 42 au 13 mars 1518, Plomont entra chez l’infante. Celle-ci, non plus que sa camériste, n’avaient été prévenues de peur de quelque indiscrétion. Il les éveilla doucement, leur dit de ne rien craindre, leur fit connaître les ordres du Roi. La jeune princesse, bien que rassurée par la présence d’un homme attaché de tout temps à son service, montra une certaine hésitation en même temps que plus d’esprit et de cœur que son frère : elle s’écria : « Mais que dira ma mère ? n’eût-il pas mieux valu lui donner quelque prétexte de santé pour expliquer mon départ ? » Plomont n’avait pas à discuter la conduite du maître : il insista seulement sur les ordres qu’il avait reçus et finit par convaincre l’infante. Celle-ci et la camériste se vêtirent en hâte, passèrent par le trou pratiqué dans le mur, gagnèrent les portes qui leur furent aussitôt ouvertes, et furent remises au commandant de l’escorte. Catherine arriva dès le matin à Valladolid où elle fut reçue avec joie. Léonor s’empressa de la parer d’une brillante toilette de satin violet brodé d’or, de la coiffer à la mode de Castille. Un tournoi et un bal furent donnés le lendemain en son honneur. Le Roi l’entoura sur-le-champ d’officiers et de dames : toute la maison royale était en fête. L’infante était éblouie et ravie de ces jours pareils à un merveilleux rêve. Mais cette illusion fut de courte durée : de graves nouvelles arrivèrent bientôt de Tordesillas.

Lorsque, à son réveil, Jeanne avait, comme d’habitude, demandé sa fille, la camériste qui entra dans la chambre de l’infante fut tellement effarée en la trouvant vide qu’elle n’osa point rentrer chez la reine. Celle-ci, impatientée de son retard, pénétra elle-même dans l’appartement et, croyant sans doute que la princesse s’était cachée par espièglerie, la chercha dans tous les coins avec une inquiétude croissante : elle s’avisa enfin de soulever la tapisserie, et aperçut l’issue ouverte sur la galerie contiguë. Comme elle ne pouvait deviner la vérité, elle crut d’abord que des malfaiteurs avaient enlevé sa fille et tomba dans une crise de larmes, de colère, et de gémissemens. Puis elle déclara à ses serviteurs qu’elle était décidée à ne manger ni boire jusque ce qu’on eût retrouvé la princesse. Elle avait déjà usé, comme nous l’avons dit, de pareille menace en diverses circonstances, mais cette fois le bouleversement de son âme était si grand qu’on ne pouvait guère douter de sa résolution.

Plomont essaya vainement de la calmer. Il promit, pour gagner du temps, d’apporter promptement des nouvelles et d’aller prévenir le Roi. Mais rien ne put, même un instant, apaiser cette mère désespérée. Elle refusa obstinément toute nourriture : deux jours s’écoulèrent ainsi, sa vie était en péril. Effrayé de sa responsabilité, Plomont courut alors à Valladolid. Son rapport fut tel que D. Carlos comprit immédiatement la nécessité de céder. Si affligé qu’il fût de renoncer à son dessein et de n’avoir donné à sa sœur qu’une déception pénible, il avait le devoir impérieux de prévenir avant tout un événement funeste. Il fit venir l’infante et lui annonça qu’il fallait retourner à Tordesillas. Celle-ci accepta cette décision avec une émouvante douceur et une raison supérieure à son âge. Son départ eut lieu aussitôt, mais D. Carlos avait compris la convenance d’une démarche personnelle après une telle équipée : il accompagna sa sœur et la remit lui-même entre les mains de leur mère. Pour excuser sa conduite, il dit à Jeanne qu’il avait cru devoir accéder au désir des Grands qui voulaient voir l’infante à la Cour ; il ajouta qu’en déférant, malgré cette considération, au vœu de la reine, il entendait que la vie de sa sœur fût désormais plus heureuse ; il manifesta l’intention de lui donner quelques jeunes dames de compagnie et déclara vouloir qu’elle fût libre de se promener dans la campagne environnante. On ne sait ce qui s’ensuivit et comment vécut désormais Catherine à Tordesillas : elle n’en sortit d’ailleurs que huit ans plus tard, lorsqu’elle épousa le roi de Portugal.

Il est juste de rappeler que, soit par un vague sentiment filial, soit par le désir d’éviter l’odieux de la rigueur et de l’abandon, D. Carlos, pendant les trois années qui suivirent, entretint avec le marquis de Dénia une correspondance fort active et lui adressa des instructions excellentes pour la bonne tenue de la maison de sa mère : il insista pour qu’elle fût traitée avec douceur, se préoccupa des dépenses nécessaires, examinant les détails avec un soin minutieux. Il envoya à plusieurs reprises des gentilshommes demander des nouvelles et lui offrit même quelques bijoux. Il est vrai qu’absorbé par les fêtes de la Cour, et surtout par le gouvernement de ses immenses domaines, il s’abstint de visites personnelles qui eussent été consolantes et plus efficaces que des directions écrites et des témoignages intermittens de lointain souvenir. On ne saurait nier sans doute qu’il ait montré, dans les premiers temps de son règne, une certaine sollicitude, sinon fort empressée et fort tendre, du moins à peu près pareille à la conduite de son grand-père Ferdinand : mais enfin son cœur, évidemment, demeurait froid, et si l’on peut alléguer comme excuse qu’il connaissait à peine sa mère, il n’en est pas moins avéré que, même alors, il s’est borné à des manifestations d’intérêt tout à fait insuffisantes en face d’une aussi navrante infortune.

Il a eu, en outre, le malheur d’avoir donné toute sa confiance à un agent incapable de le bien servir. Autant qu’il est possible de reconstruire la physionomie d’un homme, en dehors de témoignages contemporains et uniquement d’après sa correspondance, le marquis de Dénia nous apparaît comme le type du fonctionnaire raide et obtus. Aveuglément attaché à sa consigne générale qui était de réprimer les écarts de la recluse, de veiller à ce qu’elle fût calme en l’isolant des bruits du dehors, et d’empêcher que des intrigues n’eussent accès auprès d’elle, il ne connaissait à aucun degré l’art des ménagemens ni la mansuétude. Il prenait les règlemens dans leur sens étroit et littéral et leur donnait le caractère de vexations incessantes, les aggravant par son autorité dure et taquine là où il eût été facile de les adoucir avec un peu d’indulgence et de bon esprit. Sans tact dans les procédés ni dans l’appréciation des circonstances, incapable d’éluder par la bonne grâce et l’adresse les incidens difficiles et les mauvais côtés de son rôle, ne sachant ni céder à propos, ni prévoir les conflits, il s’imaginait être fidèle à son maître en restant toujours âpre, anguleux et obstiné. Loin de chercher à s’attirer les sympathies de la princesse, il a été son tuteur inflexible, et ce gentilhomme de haute race n’a jamais compris, — ne fût-ce que pour lui-même, — qu’il transformait sa charge de majordome en un emploi de geôlier. Il a changé un internement nécessaire, qui aurait pu aisément être atténué par de respectueuses prévenances et des distractions inoffensives, en une véritable captivité. Sa femme, qui avait le soin de nombreux détails intérieurs, semble avoir été aussi peu habile et délicate que lui-même, et son fils, qui eut plus tard la survivance de ses fonctions, continua ces traditions rigoureuses. Ainsi Jeanne fut toujours entre les mains de surveillans tyranniques et revêches, qu’elle a successivement exécrés, et qui, par leur système inintelligent et rigide, ont exaspéré encore sa violence maladive et l’agitation de son esprit.

Les rapports du marquis de Dénia indiquent, comme on devait s’y attendre sous la direction d’un aussi déplaisant majordome, la permanence des plus tristes symptômes. Ce personnage était trop scrupuleusement attaché à son maître pour qu’on puisse douter de l’exactitude de ses lettres confidentielles, analogues du reste aux documens antérieurs que nous avons cités : on ne voit pas que leur auteur cherche à rien exagérer ; il est sobre de détails et de réflexions ; une seule fois il paraît avoir été un peu ému : « elle attendrirait des pierres, » dit-il, mais il n’en conclut pas qu’il y ait lieu de modifier son attitude. Les faits, au surplus, sont à peu près identiques à ceux qu’on avait, de tout temps, constatés : repas désordonnés, costumes sordides, conversations incohérentes, emportemens effrayans, obstination farouche, actes de brutalité ; un jour même elle blessait grièvement une de ses suivantes en lui jetant à la tête un instrument de fer. En dehors de ces incidens et des scènes ordinaires dont le marquis de Dénia, pour ne pas fatiguer son souverain par des récits monotones, ne cite qu’un petit nombre, les caractères de la maladie étaient toujours l’humeur noire, l’irrégularité dans tous les détails de la vie, le goût des appartemens sombres, des accès de volonté indomptable en des circonstances insignifiantes, des caprices imprévus. Le gouverneur de son côté, jaloux de son autorité, ne savait que résister durement sans avoir égard aux conséquences. Il apportait si peu d’art dans son despotisme et si peu de prévoyance dans sa conduite qu’il provoquait des luttes sans fin : c’est ainsi, pour ne citer que l’exemple le plus saillant, qu’il amena par son entêtement invincible, dans une question vraiment puérile, un résultat particulièrement sensible aux sentimens catholiques de Charles-Quint. Il s’agissait de savoir si l’autel où l’on devait célébrer la messe devant la reine serait disposé à l’entrée de sa chambre ou dans une galerie voisine. Jeanne tenait pour une place, et le majordome pour l’autre. Ce dernier n’ayant pas voulu céder, la reine, poussant de son côté sa résolution à l’extrême, refusa d’assister à la messe jusqu’à ce qu’on lui eût obéi, et il s’ensuivit qu’elle s’éloigna de toute pratique religieuse et n’y revint même que longtemps après. Et ce qui est plus étrange encore, c’est que le marquis de Dénia raconte cet épisode sans paraître se douter de sa faute et qu’il n’en garda pas moins la confiance du Roi. Il est vrai qu’à la suite d’une transaction quelconque, l’autel fut installé ; Jeanne entendit la messe, et même édifia, dit-on, les assistans par la ferveur de sa prière ; mais on voit, par ces divers incidens, combien don Carlos avait été mal inspiré dans le choix du personnage chargé de veiller sur une malade à la fois incapable de se diriger elle-même et trop surexcitée pour se laisser aisément conduire. C’est surtout par cette erreur que sa responsabilité est gravement engagée devant l’histoire, d’autant qu’il y persévéra avec une imperturbable ténacité et parut de plus en plus, au milieu des péripéties de son règne, se désintéresser de ce qui se passait à Tordesillas et à peu près oublier un devoir sacré.


VII

Il y avait plus de dix ans que Jeanne était renfermée dans ces tristes murailles, lorsqu’un événement considérable intervint brusquement dans sa vie et la ramena pour quelques jours comme un fantôme sur la scène politique d’où elle semblait à jamais disparue. L’insurrection des communes de Castille et d’Aragon éclata en 1520. Ce soulèvement est si intimement lié à l’histoire de Jeanne, il démontra si bien à la fois la faiblesse de son esprit et la nécessité de sa réclusion, les insurgés se sont si habilement appliqués à la compromettre en s’autorisant de son nom et de ses paroles, que nous devons rappeler rapidement les caractères et les faits majeurs de la lutte qui ensanglanta l’Espagne.

Elle était imminente douze ans auparavant, sous le règne éphémère de Philippe le Beau : le retour de Ferdinand et son administration avaient alors écarté le péril, mais l’avènement de don Carlos, qui fut la revanche du parti flamand, avait ramené les choses au point où elles étaient au moment de la mort de l’archiduc. Le jeune prince, élevé loin de la Péninsule dont il affectait de dédaigner les lois et les mœurs, nourri dans les principes du gouvernement absolu, considérant comme attentatoires à son autorité et à ses droits les libertés séculaires des communes, soumettait à une rude épreuve la patience de ses peuples. Pendant trois ans, il est vrai, sa qualité d’héritier direct de Ferdinand et d’Isabelle avait contre-balancé le mécontentement populaire : la prudence du cardinal Ximénès avait atténué d’ailleurs dans les premiers temps les chances de conflit, mais, depuis que la mort de cet illustre ministre avait livré le pays aux conseillers étrangers amenés par don Carlos, les susceptibilités nationales s’étaient ranimées, en même temps que la haine contre une camarilla qui administrait l’Espagne avec la rapacité des partis longtemps déçus et enfin victorieux. Le Roi était retourné en Allemagne pour y préparer son élection à l’Empire, et il avait confié l’autorité suprême à son ancien précepteur, de nationalité flamande, le cardinal d’Utrecht, entièrement dévoué non seulement à sa personne, mais au système politique de l’entourage, et qu’il devait plus tard, par son influence souveraine, élever au trône pontifical sous le nom d’Adrien VI. C’était un choix malheureux : ce prélat était un homme fort pacifique, excellent théologien, mais sans énergie, et de plus tout à fait ignorant des affaires espagnoles. L’opposition s’accentua dès lors dans toutes les classes sociales : la noblesse, qui avait des compensations, demeura extérieurement fidèle en attendant les événemens, mais au fond peu satisfaite ; la bourgeoisie et le peuple, moins circonspects, manifestèrent leur hostilité par des réclamations incessantes qui ne furent point écoutées ; la plupart des villes s’agitèrent, les municipalités insistèrent sur leurs doléances ; des manifestations tumultueuses et des troubles assez graves se produisirent sur plusieurs points. Les communes s’entendirent alors sur un programme décisif : elles demandaient, sous une forme menaçante, le respect absolu de leurs franchises et le renvoi des ministres étrangers. Le gouvernement n’ayant donné aucune suite à ces démarches qu’il estimait séditieuses, un certain nombre de cités se soulevèrent et prirent les armes ; une junte insurrectionnelle, formée des députés des principales villes de Castille, se réunit à Avila, et elle eut rapidement une armée, mal disciplinée, il est vrai, comme toutes les milices, mais considérable et commandée par des chefs entreprenans. L’honnête et médiocre cardinal Adrien ne sut ou ne put arrêter le rapide développement de la révolte : le feu qui couvait depuis si longtemps prit bientôt les proportions d’un incendie, et, à brève échéance, le premier ministre dut adresser au roi des lettres qui attestaient à la fois son impuissance et la grandeur du péril.

La junte d’Avila comprenait toutefois la nécessité d’un point d’appui. Il fallait alors à tout pouvoir le prestige d’un nom royal ou d’une aristocratie : or, le concours des Grands était douteux et dangereux peut-être ; Jeanne, au contraire, trop faible pour inquiéter personne, pouvait tout couvrir et justifier par son titre de Reine. On n’hésitait pas à penser que, raisonnable ou non, elle serait heureuse de reprendre ses droits et disposée à ne rien refuser au peuple. En outre, l’insurrection, se plaçant sous le patronage auguste de la princesse affranchie par son initiative, prenait l’aspect d’un acte généreux et libérateur ; bien plus, elle transformait la résistance de don Carlos et du cardinal-régent en rébellion ouverte contre la royauté légitime, et les chefs du mouvement se donnaient ainsi l’apparence d’être les champions du droit monarchique violé en même temps que des libertés populaires. Tel était le plan de la junte ; mais il reposait sur une illusion : Jeanne était hors d’état de comprendre et de saisir l’occasion offerte, et, par suite, d’être vraiment utile à l’entreprise. Si l’on put concevoir quelque espérance au premier abord, les promoteurs de l’entreprise furent bientôt obligés de reconnaître qu’ils ne présentaient à l’Espagne qu’un fantôme.

Cette situation ne se révéla qu’à l’épreuve. La junte, agissant avec énergie et promptitude, déclara solennellement se mettre au service de Jeanne et envoya quelques-uns de ses membres à Tordesillas. Le marquis de Dénia, pris de court, n’osa point leur interdire l’accès du château. Eut-il peur de la junte ? ne comprit-il pas l’importance de la démarche ? On s’explique mal cette défaillance. Quoi qu’il en soit, la reine reçut la délégation avec bonne grâce, parut n’avoir pas su jusqu’alors la mort de son père, se montra touchée des protestations de fidélité qui lui étaient prodiguées par ces amis imprévus, se plaignit de son entourage, de l’ignorance où elle était laissée de toutes choses, encouragea les députés à la revoir. Ceux-ci durent croire qu’ils avaient trouvé le levier nécessaire ; leur popularité croissait de jour en jour : plusieurs seigneurs penchaient pour eux ; d’autres n’attendaient qu’un succès pour se rallier. Ces sympathies étaient factices aussi bien que les confuses allocutions de la reine : mais les gens passionnés n’y regardent pas de si près. L’armée des communes grossissait et voulait aller de l’avant. Les chefs de l’insurrection résolurent donc un acte audacieux pour brusquer la fortune. Les capitaines-généraux de Tolède, de Ségovie et de Madrid, Juan de Padilla, Juan Bravo et Juan Zapata, reçurent l’ordre d’occuper militairement Tordesillas.

On devait penser que la garnison et le marquis de Dénia opposeraient une certaine résistance : il n’en fut rien, et il est vraiment extraordinaire qu’un fait insurrectionnel d’une telle gravité se soit accompli aussi aisément. Les récits du temps n’indiquent aucun effort matériel, aucune protestation de la part des autorités de la ville, non plus que de la part du chef de la maison royale. Il n’y est même pas question du marquis de Dénia. Les portes de la place s’ouvrirent devant les capitaines-généraux, qui entrèrent également dans le château sans coup férir et furent directement introduits chez la reine. Agenouillés devant elle, ils lui annoncèrent qu’ils venaient pour lui offrir l’hommage de leur obéissance, remédier aux maux qui affligeaient les peuples, et mourir, s’il le fallait, pour sa cause. D’après le procès-verbal des officiers de la junte, document qu’on ne peut contrôler puisque nul autre n’a été rédigé, Jeanne aurait semblé satisfaite et aurait répondu : « Oui, soyez ici à mon service. Avisez-moi de tout et châtiez les méchans. En vérité, je vous ai grande obligation. » Elle aurait même, dans un entretien subséquent, exprimé le désir que la junte vînt auprès d’elle et aurait ajouté, — ce qui est bien peu vraisemblable, — que la jeunesse du Roi excusait ses erreurs et que les fautes devaient être imputées au Royaume, qui les avait laissé commettre.

Le compte rendu plus ou moins fidèle de ces entrevues et de ces paroles servait si bien les intérêts des communes que la junte lui donna la plus grande publicité. L’agitation générale s’en accrut sensiblement, aussi bien que la hardiesse de l’insurrection. Le cardinal-régent, fort ému du coup de main de Tordesillas et des discours qu’on prêtait à Jeanne, manifesta de nouveau les plus sérieuses inquiétudes. Il essayait, il est vrai, dans ses lettres à son maître, d’atténuer le caractère de cette attitude : « Bien qu’elle ait montré quelque prudence, dit-il, elle a mêlé à ses réponses des choses qui font comprendre facilement l’état incomplet de son esprit ; mais les gens d’ici prennent dans ses paroles ce qui leur convient et ce qui favorise leurs projets. » En réalité, il ne savait à quel parti s’arrêter. Ses conseillers étaient troublés, quelques-uns avaient pris la fuite. Lui-même craignait pour sa sûreté ; il commençait à parler de concessions, de clémence, d’amnistie générale.

Pendant ce temps la junte, affectant de déférer au vœu de la reine, et tenant pour exacts les rapports de ses agens, que, de leur côté, les adversaires du mouvement déclaraient faux, décida, vers la fin d’août 1520, de s’installer à Tordesillas. De nombreux députés aux Cortès l’y rejoignirent : Salamanque, Avila, Madrid, plusieurs autres villes envoyèrent des renforts. Jeanne se trouva ainsi entièrement entre les mains des insurgés. Ceux-ci prirent aussitôt la direction du palais, expulsèrent Dénia et les siens, nommèrent camarera mayor la femme du commandeur Quintenillas, leur partisan déclaré, renouvelèrent tout le service intérieur. Enfin, les membres du Conseil royal restés à Valladolid furent emprisonnés, et sommation fut faite aux officiers de la Couronne d’apporter à Tordesillas les livres de comptes et le sceau de l’Etat.


VIII

Ce fut dans ces conjonctures que la junte fut reçue par Jeanne en audience solennelle. Nous avons sous les yeux le protocole de cette séance signé de trois « écrivains et notaires publics » requis à cet effet. Un tel document, témoignage unique, rédigé sous le contrôle des chefs du mouvement, nous paraît fort suspect. La mise en scène et les discours des orateurs sont probablement exacts, mais l’allocution de la reine a été évidemment coordonnée et remaniée, et ce genre de travail facilite les modifications et erreurs préméditées. Ce qui est certain, c’est que Jeanne, accompagnée de l’infante Catherine, accueillit avec quelque appareil la junte et plusieurs députés aux Cortès. Le représentant de Tolède, au nom de ses collègues, lui baisa la main, genou en terre, et la supplia de « faire effort pour administrer le royaume. » Le chanoine Zuniga, député de Salamanque, exposa la détresse du pays, livré aux étrangers : il ajouta que les peuples avaient recours à leur dame et souveraine, et la pria, lui aussi, de prendre sur elle-même pour les gouverner. On se demande, en constatant ces touchantes instances, deux fois renouvelées, si la junte, incomplètement instruite de l’état mental de la reine, se faisait l’illusion de la croire capable de l’entendre et de donner suite à sa prière, ou plutôt si, connaissant la vérité, elle ne prétendait pas seulement obtenir de son esprit confus et troublé quelque vague assentiment dont elle pût s’autoriser devant le pays pour le succès de la cause. Quoi qu’il en soit de ces hypothèses, la réponse de Jeanne, même dans le texte revu et combiné par les rédacteurs du procès-verbal, demeure fort décousue, et il est visible que, même en accentuant ses phrases dolentes et flottantes, on n’a pu donner à son langage la forme d’une déclaration énergique et précise. Après une série de lamentations diffuses sur les soucis que lui donnent des faits qu’on lui avait cachés, elle ajoute qu’elle s’entendra volontiers avec les députés « pour faire le bien. » On lui fait dire ensuite qu’elle s’étonne que ses peuples n’aient pas depuis longtemps tiré vengeance des maux qu’ils ont subis. D’autre part, elle déclare qu’étant plongée dans la tristesse, elle ne pourra s’occuper des affaires et s’en entretiendra seulement en cas de nécessité avec les délégués de la junte. « Je ferai ce que je pourrai, » dit-elle en terminant son obscure harangue, mais elle refusa de désigner les personnes qui seraient admises à lui parler des choses du gouvernement.

Ce n’était pas encourageant. Néanmoins, en saisissant au passage quelques plaintes émouvantes et quelques expressions sympathiques aux malheurs du pays, les chefs de l’insurrection ont pu, sans trop s’écarter de la vérité, former une manière de discours politique, non pas explicite assurément, mais en somme assez bienveillant pour leur entreprise. En tout cas, ils affectèrent d’en être satisfaits, de crier au miracle, de vanter le bon jugement de la reine, et préparèrent aussitôt un ensemble de mesures que la sanction de Jeanne devait rendre définitives. Mais ce fut ici qu’ils éprouvèrent une déception profonde ; ils se heurtaient au même obstacle qu’avaient rencontré jadis l’archiduc, Ferdinand et Ximénès : lorsqu’ils demandèrent la signature de Jeanne, celle-ci la leur refusa énergiquement. Ainsi ce nom royal, qui eût été leur force et leur droit, qui seul eût, aux yeux du peuple, légitimé leur conduite, leur échappait à l’instant suprême. Bien plus, l’obstination invincible de la princesse équivalait dans l’opinion publique à un désaveu. C’était pour eux un grave et même un irrémédiable échec, et pour leurs adversaires un triomphe : ceux-ci pouvaient désormais les accuser d’avoir falsifié le langage de Jeanne et de la détenir prisonnière ; ils semblaient autorisés dès lors à les traiter en ennemis publics. Don Carlos se montra plus décidé que jamais à la lutte à outrance contre un parti qu’il accusait de séquestrer sa mère. Il adjoignit au timide cardinal Adrien deux hommes de guerre, le connétable et l’amirante de Castille, lesquels affirmaient hautement être prêts à tout, — « même, écrivait ce dernier, à appeler des Allemands, des Français, voire des Turcs, » — pour réduire la rébellion.

La junte, fort alarmée, changea de tactique. Après avoir paru nier l’état mental de la reine, elle le reconnut publiquement, pour diminuer l’effet du refus de signature. Dans une dépêche adressée à la ville de Valladolid, elle déclara le défaut de santé que les pouvoirs précédens avaient tour à tour indiqué, annonça l’intention d’appeler à Tordesillas les plus fameux médecins de l’Espagne, et ordonna des prières publiques pour obtenir la grâce de la guérison. On redoubla, en outre, d’obsessions auprès de Jeanne : « On la tourmente à ce sujet, nuit et jour, » écrivait le cardinal Adrien : c’était là, en effet, une question de vie ou de mort pour l’insurrection. « Si on pouvait, disait encore le régent, avoir ne fût-ce qu’une seule signature de Son Altesse, il y aurait dans le royaume de plus grands troubles que jamais. » Il s’ensuivit que la captivité de Jeanne ne fut pas moins pénible qu’auparavant. L’infortunée n’avait fait que changer de maîtres. De plus, ses nouveaux gardiens étant moins expérimentés et moins disciplinés que les autres, le désordre de sa maison était au comble : sa situation morale souffrit à la fois de leurs négligences et de la pression rigoureuse que la junte, exaspérée d’une résistance qui lui était funeste, prétendait exercer sur sa volonté. Ses caprices devinrent de plus en plus fréquens et violens. Elle se livrait notamment à des écarts de régime vraiment dangereux ; tantôt elle passait trois jours sans manger, tout en voulant garder auprès d’elle des plats remplis de viandes bientôt corrompues, tantôt elle dévorait en un seul repas les alimens qu’elle avait repoussés pendant un long jeûne. On exprimait de toutes parts dans les lettres adressées à don Carlos des craintes plus ou moins sincères pour la vie de la recluse ; le connétable de Castille écrivait : « Son Altesse est livrée à la soldatesque, à des barbares qu’elle n’a jamais vus ni connus et qui l’effrayent, chaque jour, les armes à la main, pour la contraindre à signer. » Ce tableau était un peu forcé peut-être, mais la situation exigeait évidemment une solution prompte, d’autant que le pays était bouleversé, l’administration impossible, la junte impuissante à gouverner et paralysant l’autorité royale : l’Etat semblait à la veille de sa ruine. Les ministres du Roi prirent alors la résolution d’engager énergiquement la lutte, et puisque don Carlos, absorbé par les soins de sa candidature à l’Empire, ne pouvait venir lui-même diriger ses affaires en Espagne, le connétable de Castille convoqua, de son chef, les contingens féodaux, et, d’accord avec le comte de Benavente, le marquis d’Astorga et le comte d’Albe, décida de reprendre Tordesillas.

Les nouvelles qu’il recevait de cette ville lui démontraient d’ailleurs l’urgence de l’action et le grand avantage de profiter des tyranniques instances de la junte auprès de la reine pour se présenter en libérateur d’une princesse opprimée par des factieux. Il savait bien au surplus que Jeanne, malgré les importunités des rebelles, ne le considérait point comme un ennemi : elle avait déclaré ne vouloir rien faire sans l’assentiment du Conseil royal, et, sous prétexte de fatigue ou d’ignorance, se maintenait dans une inertie absolue. Elle venait même de refuser l’accès de son appartement aux députés de Valladolid qui voulaient lui persuader de se rendre en cette ville, où dominaient les groupes populaires. Après les avoir obligés à lui parler à travers la porte, elle les avait congédiés au plus vite en leur disant quelle leur ferait ultérieurement connaître sa décision.

L’instant était donc favorable. Le connétable et l’amirauté, sans s’arrêter aux hésitations du cardinal-régent, investirent Tordesillas le 5 décembre 1520 et sommèrent la place de se rendre. Les assiégés ayant réclamé un délai dans l’espoir d’être secourus par les forces insurrectionnelles qui tenaient la campagne, le connétable repoussa cette demande, fit ouvrir la brèche par l’artillerie et donna l’assaut. La résistance fut vive, mais de peu de durée : en quelques heures, la ville fut prise et pillée. Les principaux chefs insurgés parvinrent à s’échapper, mais le prestige de la junte avait reçu une rude atteinte : elle perdait du même coup le siège de son gouvernement et la personne de la souveraine. Au contraire, les troupes royales avaient affirmé leur force par un succès éclatant, reconquis la reine, déconcerté la politique des communes, et recevaient le précieux encouragement d’une première victoire.

Jeanne, lorsque le connétable et ses officiers entrèrent au château, leur fit le meilleur accueil. On ne saurait croire que ce fut par frayeur ou par duplicité : j’estime plutôt que les autorités démocratiques l’avaient lassée par leurs exigences indiscrètes et qu’elle était fort indifférente à la défaite de ces prétendus sauveurs qui l’avaient persécutée de leurs discours, et gardée à vue avec autant de rigueur que les agens de son petit-fils. En outre, l’objet réel de ces discordes civiles dépassait la portée de son entendement et elle n’avait assurément aucune opinion précise sur les questions qui divisaient les deux partis. Il y a même lieu de penser que, dans le doute, elle était plutôt sympathique aux Grands, qu’elle avait vus, dès son enfance, autour du trône de son père et de sa mère, et que, par un vague instinct monarchique, elle se défiait des allures turbulentes et des projets mystérieux de l’insurrection. Elle admit donc très volontiers les vainqueurs à un baisemain solennel, à la fin de cette journée sanglante.


IX

La suite de l’histoire des communes excède le cadre de notre étude. Jeanne y est désormais étrangère. Rappelons seulement que la prise de Tordesillas ne découragea point les chefs du mouvement : il leur restait une armée nombreuse, une grande partie de la population demeurait attachée à leur cause, eux-mêmes gardaient une confiance énergique dans leurs ressources, et leurs convictions n’avaient point fléchi. D’autre part, les ministres de la Couronne, malgré leur succès, n’étaient pas sans inquiétude, sachant bien qu’ils avaient encore devant eux des forces commandées par des hommes résolus à ne point céder avant d’avoir tenté une lutte suprême. Ajoutons qu’ils n’étaient pas d’accord sur la marche à suivre et n’appréciaient pas tout à fait de même le caractère de l’insurrection. Vieilli dans les conseils de Ferdinand le Catholique, qui avait toujours su concilier son autorité avec les franchises municipales, l’amirauté jugeait « sages et utiles » plusieurs articles du programme populaire : il eût souhaité une entente, et recommandait au Roi des mesures pacifiques : « Les princes doivent être démens, lui écrivait-il, leur gloire est de gagner les cœurs. » Le cardinal Adrien penchait aussi vers la douceur. Le connétable était plus belliqueux ; mais il estimait nécessaire, pour frapper les derniers coups, et pour assurer la victoire, que don Carlos vînt immédiatement en Espagne prendre la direction des affaires. La majorité des seigneurs, nettement hostile aux principes politiques des communes, excitée par le succès de Tordesillas, ne voulait rien concéder à l’insurrection ; le marquis de Dénia, en particulier, était implacable, et la haute faveur dont il jouissait auprès du Prince lui donnait beaucoup d’influence sur les décisions du gouvernement.

Ce fut le parti de la guerre qui l’emporta. Un grand événement, l’élévation de don Carlos à l’Empire, exalta les espérances de ses partisans. Les droits et le prestige du maître leur parurent dès lors irrésistibles, et lui-même, plus que jamais persuadé du caractère sacré de son pouvoir, ne comprenait qu’une soumission absolue et sans réserve à la Majesté Impériale. Le cardinal et l’amirauté s’inclinèrent, et le Conseil adressa à la junte réunie à Valladolid un solennel ultimatum. Celle-ci répondit en termes respectueux sans doute, mais par une fin de non-recevoir très noble et très fière : elle déclara qu’elle représentait la véritable fidélité au trône, que sa cause était juste et qu’elle combattrait jusqu’au bout pour la liberté de la patrie et le bien du Roi. Un choc suprême était inévitable : les deux partis se fortifièrent pendant quelque temps encore, puis enfin s’en remirent à la fortune des armes. Le 23 avril 1521, la bataille de Villalar décida la question ; la victoire demeura à l’armée royale : les principaux chefs de la révolte, Padilla, Bravo, Maldonado, furent pris et aussitôt décapités. Telle fut la fin d’une entreprise généreuse et nationale, quelque peu désordonnée, trahie peut-être par d’obscures intrigues, en tout cas incomplètement servie par les populations rurales hésitantes et timides, par une bourgeoisie courageuse, il est vrai, mais sans expérience ni discipline. Elle a eu ses soldats héroïques et ses martyrs, mais elle ne pouvait pas vaincre un souverain devenu tout à coup le plus puissant prince de l’Europe et une féodalité encore prépondérante. Une nouvelle monarchie se trouva ainsi fondée sur les ruines des traditions séculaires : on sait ce qu’elle fut, et l’Espagne a dû plus d’une fois regretter les droits et les libertés qu’elle avait perdus.


X

L’histoire politique de Jeanne était terminée. Replacée sous la tutelle du marquis de Dénia, surveillée d’autant plus étroitement que les faits avaient démontré la nécessité de la soustraire aux tentatives du dehors, la malheureuse reine vécut trente années encore sans sortir du château de Tordesillas. Tandis que les événemens du règne de son fils Charles-Quint se déroulaient sur la scène du monde, aucun épisode n’interrompit désormais le calme de sa vie lugubre. Les lettres assez nombreuses du marquis de Dénia (mort en 1535), et celles de son fils qui lui succéda, indiquent le maintien de la même discipline inflexible et minutieuse. On n’y trouve même aucun détail sur les deux seules circonstances qui aient pu intéresser la recluse : le mariage de l’infante Catherine, célébré en 1524, et la translation définitive du cercueil de Philippe le Beau à Grenade. Les facultés de la reine étaient-elles alors tellement altérées que ces événemens l’aient laissée indifférente ? ou bien a-t-on détruit les documens qui retraçaient peut-être des scènes douloureuses ? On ne sait ; la correspondance des gouverneurs de Tordesillas avec l’Empereur ne retrace que la persistance du même état pathologique, les lents progrès de la maladie, la monotone mélancolie d’une existence insignifiante, sans but, douloureuse et déréglée.

Nous ignorons même si Charles-Quint, au cours de ces trente années, a rendu visite à sa mère. Il est presque certain que, jusqu’en 1531, il n’est pas venu à Tordesillas, car on trouverait assurément dans les lettres du marquis de Dénia au moins quelque allusion à un fait aussi saillant. Il se pourrait, au contraire, que, plus tard, l’Empereur se fût présenté au château ; il y a dans les documens de Simancas qui concernent la reine une lacune de vingt années, de 1531 à 1552, et l’on ne saurait rien affirmer sur cette période. Un seul fait est constant, en dehors de l’aggravation de l’état physique et moral de Jeanne par l’effet naturel de l’âge et des infirmités, c’est le maintien de l’appareil royal dans l’organisation de sa maison. Nous trouvons en effet, dans une pièce de comptabilité, une liste de chambellans, dames, aumôniers, secrétaires et domestiques qui ne comprend pas moins de cinquante noms. S’agit-il là de simples titres honorifiques, ou bien faut-il penser que l’on avait trouvé moyen de concilier les exigences de l’étiquette avec les rigueurs de la réclusion ? Il en était peut-être de ces sinécures comme de l’écrin de la reine, dont nous avons aussi l’inventaire, mais qui vraisemblablement n’est jamais sorti des armoires confiées à la garde de son trésorier.

A partir de 1552, nous sommes mieux éclairés. Nous avons en effet sous les yeux des documens dont la sincérité est indiscutable. Ce sont les lettres du P. François Borgia, l’éminent religieux qui rachetait par ses vertus les crimes de sa race. Elles sont adressées non pas à l’Empereur, mais au Prince héréditaire qui fut depuis Philippe II, et qui, séjournant en Espagne, avait passé quelques jours auprès de sa grand’mère. Il lui avait montré de l’intérêt et avait manifesté le désir d’être informé de sa situation. Ces lettres, conservées à Simancas, nous donnent les renseignemens les plus précieux sur les dernières années de Jeanne, sur ses suprêmes instans et sur sa mort.

Ce fut au cours d’une tournée apostolique en Castille que ce personnage vénérable qui, dans son enfance, avait été menin de l’Infante Catherine, et dont la reine avait gardé un bon souvenir, passa à Tordesillas et demanda à présenter ses hommages à la prisonnière. Elle le vit et l’écouta avec déférence. Éclairé par l’esprit de charité, il connut plus complètement que tout autre cette intelligence égarée et cette âme sombre. Il trouva pour la calmer ces paroles habiles et douces qu’il eût été si opportun de lui faire entendre autrefois. Bien que venant si tard, ses discours soulagèrent un peu l’infortunée. Il obtint sa confiance, la ramena par son éloquence affectueuse aux pratiques religieuses qu’elle avait tour à tour négligées et reprises, et enfin presque oubliées. Il lui donna l’absolution, et la laissa, en parlant, sensiblement apaisée. Mais sa présence assidue eût été nécessaire. Jeanne, privée de ce secours, retomba dans la même indifférence et son agitation cérébrale redevint aussi violente qu’autrefois. Le prince pria donc le saint religieux de retourner à Tordesillas.

Il trouva la reine dans ses plus mauvais jours, tourmentée par des hallucinations sinistres. Elle lui raconta, avec l’obstination désolée et la fiévreuse ardeur des fous, les rêves dont elle était hantée : elle croyait voir les personnes de son service la persécuter, soit à la messe, soit pendant ses oraisons, de toutes sortes de moqueries et de farces sacrilèges : elle indiquait les détails avec cette précision bizarre qui déconcerte au premier abord ceux qui visitent les aliénés : « On lui arrachait des mains, disait-elle, ses livres de piété, les saintes images, les reliques et le crucifix : ses femmes se plaçaient entre elle et le prêtre, renversaient le missel, prétendaient lui imposer ses prières, jetaient des ordures dans l’eau bénite, lui cachaient le Saint-Sacrement. » Et quand François Borgia exprimait, à bon droit, quelques doutes sur la réalité de ces visions du sabbat, en les attribuant à des cauchemars, elle ne se laissait pas écarter de son idée fixe, ajoutant que ses duègnes étaient « des âmes mortes, » qu’elles prenaient la figure de tels ou tels personnages, et l’insultaient dans le langage des sorcières. Enfin elle déclara, tout en protestant de sa fidélité à l’Eglise, qu’elle refuserait les sacremens tant qu’on n’aurait pas chassé toutes les femmes de sa maison.

François Borgia ne pouvait être dupe un instant de ces fantastiques récits, mais, pour ne pas irriter la reine par une contradiction inutile, il promit de la satisfaire et de livrer les coupables aux sévérités de l’Inquisition. Il écrivit en même temps au prince Philippe qu’il était nécessaire d’éloigner les personnes que Jeanne poursuivait de sa haine. Ses conseils furent écoutés : on dit à la princesse que ses duègnes avaient été emprisonnées ; tout son service féminin fut aussitôt renouvelé. On fit même asperger son appartement d’eau bénite pour le purifier : Jeanne entendit alors paisiblement la messe et reçut l’absolution. Mais le mal était désormais trop profond pour qu’une amélioration fût durable. De nouvelles scènes de fureur se produisirent quelques jours après. François Borgia écrivait à Philippe : « Ces imaginations sont la suite naturelle de la maladie dont Son Altesse souffre depuis tant d’années : seul le Seigneur peut y porter remède. » Obligé, pour remplir d’autres devoirs, de quitter Tordesillas, il partit fort découragé, confiant la reine à un religieux expérimenté, le frère Jean de la Croix ; mais la folie était arrivée à son dernier période. Jeanne revenait sans cesse avec emportement sur les mêmes récits, réclamait les plus terribles châtimens contre ses suivantes, croyait voir des animaux sauvages errer dans sa chambre, se répandait en dissertations confuses : elle était en proie au délire de la persécution. Le frère de la Croix déclara ne pouvoir plus s’acquitter de sa mission et s’en retourna à son couvent (mai 1554).

De graves symptômes d’affaiblissement physique se développèrent dès lors, et il fut bientôt évident que la fin était prochaine. Ce tempérament extraordinaire, qui avait résisté à tant d’épreuves, subissait les atteintes de l’âge. Déjà, en 1553, — Jeanne avait alors soixante-quatorze ans, — ses indispositions étaient devenues plus fréquentes et plus prolongées : l’année d’après, une enflure des jambes l’avait réduite pendant plusieurs mois à l’immobilité : des bains avaient atténué le mal sans le guérir : il reparut avec plus d’intensité en février 1555, accompagné cette fois de plaies de mauvaise nature : la reine perdit alors complètement l’appétit et le sommeil, et ses douleurs prirent un caractère aigu. En mars, les plaies devinrent gangreneuses : la malade ne voulant être ni déplacée, ni changée de lit et de linge, il était presque impossible de lui donner les soins nécessaires. Elle souffrait cruellement : dans tout le palais on entendait ses cris. Sa petite-fille, l’Infante Jeanne, se rendit alors à Tordesillas, amenant avec elle des médecins et chirurgiens de Valladolid. La reine, qu’elle l’eût reconnue ou non, se tourna, lorsqu’elle entra, du côté du mur et refusa de la voir. On rappela en toute hâte le P. Borgia.

La présence de ce religieux, son inaltérable patience, ses consolantes paroles exercèrent cette fois encore une heureuse influence sur l’esprit et même sur l’état physique de la princesse. Elle eut plusieurs jours de calme relatif ; son intelligence retrouva quelque lucidité, comme si, au moment de la délivrance, son âme se dégageait de ses ténèbres et de ses misères. Elle témoigna d’une foi si vive, et montra tant de ferveur après l’absolution qu’il fut question de lui administrer le viatique. On y renonça toutefois, sur l’avis du plus célèbre théologien de Salamanque, qui fut mandé à Tordesillas : après s’être entretenu avec la mourante, il jugea sa raison trop vacillante et douteuse pour qu’il fût possible de passer outre. Jeanne ne reçut que l’extrême-onction. Ses suprêmes instans furent paisibles : bien que sa langue fût embarrassée, elle récita le Symbole des apôtres, et ce fut en répétant : « Jésus crucifié, assistez-nous ! » qu’elle rendit le dernier soupir, le vendredi saint, 12 avril 1555, laissant tous les assistans émus de sa sérénité. Son corps, d’abord enseveli au monastère de Santa Clara, fut en 1574 transportée l’Escurial. Au moment où Charles-Quint fut informé par les lettres de François Borgia de la mort de sa mère, il était à la veille de sa retraite au monastère de Yuste ; il la suivit deux ans après dans la tombe.

Telle a été la vie affreuse de cette femme, comblée à sa naissance de tous les dons de la fortune, et qui a subi pendant cinquante ans la destinée la plus lugubre et la plus dégradée qui soit au monde. D’autres personnages ont connu sans doute de plus dramatiques épreuves : mais ils ont vécu du moins au milieu du mouvement général de leur siècle : victimes de leurs passions, des événemens, de leurs erreurs ou de leurs ennemis, ils ont agi, pensé, lutté dans la mêlée humaine. La fille de Ferdinand et d’Isabelle a passé ses longues années de souffrance et d’abandon dans l’ignorance des affaires contemporaines, assez éclairée pour comprendre sa déchéance morale et impuissante à réagir, ensevelie vivante pour ainsi dire, à la fois fiévreuse et inerte, condamnée par ses propres défaillances et accablée sous le poids de fatalités inéluctables, se débattant en vain dans les ténèbres de son intelligence et dans les tourmens de sa vie. Elle n’a pas même obtenu du sort que son désastre eût le prestige des augustes ruines : elle a traîné sus jours dans les vulgaires angoisses d’un mal sans dignité, portant au front une couronne dérisoire et tenant entre ses mains royales un hochet dont même les révoltés des communes n’ont jamais pu faire un sceptre. Enveloppée de nuit, comme un spectre désolé, sans avoir la beauté des martyrs d’une cause, d’un droit, d’une illusion, elle a traversé un demi-siècle de rayonnante histoire. Elle n’a même pas connu, sauf peut-être dans les ineffables émotions de la dernière heure, les consolations que l’Idéal céleste a données à tant de vaincus : sa foi, toujours vague comme sa pensée elle-même, n’a pu être pour elle ni une force ni une lumière. Quelques-uns ont été plus violemment écrasés : aucun n’a souffert une plus lente et plus morne agonie. Elle n’a été, quoiqu’on ait récemment essayé de la placer dans un drame, ni théâtrale, ni élégiaque : elle n’appartient qu’à l’histoire, et encore non point par ses actes, mais seulement par sa naissance, par les faits qui se sont agités autour d’elle et par l’aspect mystérieux de ses infortunes.

Quant aux causes réelles de l’état mental qui a torturé sa vie, elles ne peuvent évidemment être déterminées avec une certitude absolue, étant cachées dans les profondeurs insondables de l’organisme humain. Toutefois, et sans insister sur une controverse réservée à la science aliéniste, nous nous arrêterons, en terminant ces pages, sur une question que l’on se pose inévitablement devant les faits que nous venons de raconter : la folie de Jeanne a-t-elle été accidentelle ou héréditaire ? L’éminent écrivain espagnol, M. Villa, qui vient d’ajouter tant de pièces d’archives aux documens déjà publiés sur ce douloureux épisode, examine ce problème à la fin de son consciencieux ouvrage : il considère que Jeanne est devenue « folle par amour, » exaspérée d’abord par les infidélités conjugales, et brisée ensuite par la mort de Philippe le Beau. Pour nous, tout en reconnaissant que ces événemens ont en effet exercé une funeste influence sur le cerveau de la princesse, nous ne saurions accepter l’opinion formulée sous cette forme exclusive par M. Villa. Nous sommes persuadés que Jeanne avait apporté en naissant le germe fatal. En premier lieu, nous ne saurions oublier que sa grand’mère maternelle avait été enfermée pour cause de démence au château d’Arevalos. M. Villa ne paraît pas, il est vrai, admettre l’hérédité de la folie à la seconde génération : nous n’avons pas la prétention de discuter en théorie ce point médical, mais de nombreux exemples semblent cependant attester la réalité d’un tel atavisme. En second lieu, s’il est vrai que ce fut surtout depuis le mariage de Jeanne que les indices saillans se sont développés, nous devons rappeler qu’avant cette époque, elle inspirait aux siens des inquiétudes qu’ils gardaient secrètes. Ferdinand et Isabelle avaient certainement remarqué dans son esprit des prédispositions étranges ; elles n’étaient pas assez accentuées d’abord pour qu’ils ne pussent espérer que le temps, le mariage, les distractions parviendraient à les atténuer, mais il est incontestable qu’ils n’ont jamais manifesté de surprise lorsque leurs agens les ont avisés des incidens ultérieurs : ils en ont parlé comme de suites naturelles d’un état maladif dès longtemps soupçonné. Il en eût été tout autrement si la nouvelle de ces désordres intellectuels leur était arrivée comme un fait imprévu. D’autre part, si l’on ne peut nier en effet que les symptômes décisifs d’aliénation mentale se sont révélés sous l’action de la douleur provoquée dans l’âme passionnée de Jeanne par les mœurs dissolues de l’archiduc, cette situation n’était pas assez extraordinaire pour que son intelligence en ait été à ce point bouleversée. En fait, elle n’a jamais été délaissée, — ses nombreux enfans en sont la preuve, — et si son esprit eût été bien équilibré, elle eût souffert sans doute comme beaucoup de femmes et de princesses plus rudement éprouvées encore, mais sa raison n’eût pas complètement sombré. Lorsque enfin Isabelle, dans son testament, écartait résolument du trône une fille qui lui était si chère, c’est qu’elle ne se faisait plus alors, et de longue date, aucune illusion sur le caractère permanent du mal dont Jeanne était atteinte et qu’elle n’avait pas besoin d’expliquer ni à son époux, ni à son entourage : elle-même et les siens le savaient organique et incurable.

Ce ne sont là, si l’on veut, que des hypothèses et des vraisemblances, mais établies cependant d’après le développement des faits. Et d’ailleurs n’y a-t-il pas à l’appui de nos conclusions une démonstration saisissante dans les égaremens et les langueurs qui se révèlent tour à tour chez tous les princes de la dynastie ? La démence de Jeanne, si elle eût été accidentelle, n’eût pas eu d’influence sur ses descendans. L’hérédité, au contraire, est ici indéniable. La plupart des symptômes que nous avons vus successivement se produire chez la reine réapparaissent, à divers degrés et sous diverses formes, chez sa postérité. Plus ou moins caractérisés, les troubles intellectuels ont été transmis à ses héritiers avec le sang de leur aïeule. N’est-ce pas elle, n’est-ce pas son ombre qui revit dans le vieux Charles-Quint, tourmenté d’accès bizarres pendant son règne, puis se condamnant au cloître par un caprice morose, dégoûté de tout, non point par philosophie, mais par la continuité de ses lugubres rêves ? Ne la retrouvons-nous pas encore dans l’atrabilaire et farouche Philippe II, recherchant comme elle la solitude et les ténèbres au fond de l’Escurial où il combinait sa politique sinistre avec une obstination maladive ? N’est-ce pas l’esprit désemparé de Jeanne qui ressuscite chez le jeune don Carlos, en proie comme elle à une démence tantôt furieuse et tantôt mélancolique, enfermé lui aussi et gardé à vue, mais plus heureux que sa grand’mère, ayant été plus promptement délivré par la mort ? Considérons encore l’anémie cérébrale se manifestant chez Philippe III et Philippe IV, l’un et l’autre débiles de corps et d’âme, par la fièvre et les humeurs noires, et chez le pâle spectre Charles II, par l’épuisement des forces et les hallucinations intermittentes. Ce ne sont pas là des coïncidences, c’est la transmission, attestée par l’histoire, d’un vice organique qui se reproduit de génération en génération par des phénomènes analogues : c’est le legs tragique de Jeanne la Folle à sa postérité, et chacun de ses successeurs en a eu sa part : maniaques ou incapables, languissans ou hantés de visions, ils ont été les victimes de la tare originelle qu’ils avaient apportée dans leur berceau.

Ainsi, par une loi naturelle supérieure aux prévisions humaines et aux arrangemens de la politique, celle qu’on avait empêchée de gouverner a régné quand même pendant un siècle et demi dans la personne de ses descendans. Les douloureux pressentimens de la grande Isabelle mourante se sont trouvés justifiés, malgré les précautions de son testament, malgré son époux et son petit-fils. Jeanne était, sinon par elle-même, du moins par sa postérité, destinée à ruiner la prospérité de l’Espagne : sa maladie terrible, propagée par les princes ses héritiers, a été l’instrument de la décadence de son pays, et l’influence néfaste de la captive de Tordesillas n’a fini que par l’extinction de sa race.


Cte CHARLES DE MOUY.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre.
  2. Nous renvoyons le lecteur à la brochure de M. de la Fuente citée en tête de cet article. M. Villa traite également avec un légitime dédain une opinion démentie par les dates et par les faits.