Jeanne la fileuse/Le retour au pays

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IV.

LE RETOUR AU PAYS.

Le Canadien, comme ses pères
Aime à chanter, à s’égayer ;
Doux, aisé, vif en ses manières
     Poli, galant, hospitalier.

(Sir G. E. Cartier)

Six mois s’écoulèrent ainsi au milieu des rudes travaux de la forêt.

Pierre, par son intelligence et son éducation, avait immédiatement obtenu la position de « foreman » — chef de bande.

Le printemps arriva et avec lui les dégels et la descente des bois de construction, et les voyageurs de Lavaltrie se rendirent à Québec, pour conduire leur cage à destination, et pour toucher leur salaire de la saison.

Leur fidèle canot d’écorce de bouleau les avait suivis partout, et quand ils eurent compté et recompté les brillantes pièces d’or, fruits légitimes de leurs travaux, et acheté des cadeaux : qui pour le vieux père ou la vieille mère de Lavaltrie, qui pour une charmante sœur ou une fiancée encore plus chère, nos voyageurs reprirent d’une main gaillarde l’aviron du canotier et se dirigèrent en chantant vers le village natal.

Nos lecteurs ont déjà reconnu Pierre Montépel et ses compagnons, dans les hommes du canot qui arrivaient au pays en répétant le refrain populaire :

« Canot d’écorce qui va voler »

Il y avait fête, ce soir-là, dans la spacieuse demeure du père Montépel. Tout le village avait appris le retour des « jeunes gens » et chacun s’empressait de venir leur serrer la main.

Le père Montépel lui-même était plus heureux qu’il ne voulait l’avouer. Il avait dit à son fils en lui serrant la main :

— Pierre, je suis heureux, très heureux de te voir de retour sain et sauf. Ta mère et moi, nous avons souvent prié la Vierge de te prendre sous sa sainte protection. Elle a exaucé nos prières. Sois le bienvenu, mon garçon, sous le toit paternel !

Et le vieillard se détourna pour essuyer une larme de joie. La mère n’était peut-être pas plus heureuse, mais elle était plus expansive. Elle sauta au cou de son enfant et l’embrassant avec effusion elle ne put que prononcer ces mots :

— Pierre ! mon enfant ! mon fils !

Et la brave femme pleurait de joie en serrant son fils unique sur son cœur.

Les voisins accourus entouraient le jeune homme et l’assiégeaient de leurs démonstrations sympathiques.

Sur la proposition du maître d’école qui se trouvait présent, il fut résolu de rassembler séance tenante les six voyageurs dans le grand salon de la maison du père Montépel, et d’improviser en l’honneur de leur arrivée, un bal et un souper auxquels seraient invitées toutes les fillettes des alentours.

Un hourra frénétique vint appuyer la proposition du maître d’école et les jeunes fermiers se séparèrent pour aller porter la bonne nouvelle dans les fermes environnantes, et ramener les jeunes filles pour organiser la danse. Le ménétrier du village, un brave homme nommé Cléophas, que les jeunes gens avaient baptisé du sobriquet expressif de Crin-crin, fut juché sur une table, et après avoir accordé son instrument, attaqua un cotillon qui fit bondir garçons et filles dans le tourbillon de la danse nationale.

Les voyageurs étaient naturellement les lions de la soirée, et les jeunes filles lorgnaient avec timidité la mine hardie, l’œil vif et le teint bronzé des bûcherons de l’Outaouais.

On sauta, on dansa, on introduisit les « jeux de société » ; et il était minuit lorsque madame Montépel vint annoncer d’une voix rendue tremblante par l’émotion qu’elle avait ressentie :

– Enfants ! le souper est servi. Approchez tous ! Buvez un verre et mangez bien en l’honneur des voyageurs.

Il ne fut pas nécessaire de répéter l’invitation, et chacun s’empressa de prendre place autour d’une table immense surchargée de grands plats du ragoût national, de beignes et de pâtés traditionnels. Les invités, sur la demande du père Montépel remplirent leurs verres et trinquèrent à la santé des héros de la fête.

Le maître d’école fit même un joli discours en réponse à cette santé, et chacun fit honneur aux mets appétissants préparés par Madame Montépel qui avait la réputation d’être la meilleure « fricoteuse » des environs.

Après avoir bu et mangé copieusement, il est de rigueur dans les réunions sociales, dans les campagnes du Canada français, que chacun des convives raconte une anecdote, un récit, une histoire.

Pierre Montépel après avoir remercié les convives, prit la parole au nom de ses camarades de voyage, et raconta les détails de leur « hivernement » et de leur descente périlleuse dans les rapides de l’Outaouais et du Saint-Laurent. Le jeune homme qui, comme nous l’avons dit déjà, possédait les avantages d’une éducation assez soignée, fit un récit varié, instructif et intéressant.

Chacun raconta ensuite une anecdote, et ceux qui ne surent pas remplir cette partie du programme, furent forcés, bon gré, mal gré, de chanter un couplet.

Quand arriva le tour du maître-d’école, les convives furent unanimes pour lui demander de raconter la légende du « Fantôme de l’avare. » Cette légende redite cent fois et que chacun connaissait déjà était toujours intéressante dans la bouche du magister qui était le conteur le plus populaire du pays.

Le brave instituteur ne se fit pas prier, et après avoir rajusté ses lunettes et toussé pendant trois fois, il recommanda un silence absolu et prit la parole en ces termes :