Jeanne la fileuse/Les Voyageurs

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II.

LES VOYAGEURS.

Au fond de la forêt on entend de la hache
Les coups retentissants, sinistres, réguliers,
Puis on entend gémir le grand pin qui s’arrache,
Et tombe en écrasant un rival à ses pieds.

(L’HIVER — L. P. Lemay.)

Vous souvient-il, lecteur, des « voyageurs » du bon vieux temps ?

De ce temps, où nos pères et nos grands-pères partaient chaque automne aussi régulièrement que l’hirondelle voyageuse, pour aller s’enfoncer dans les forêts vierges de l’Outaouais et de la Gatineau.

Le type du voyageur[1] était si bien dessiné et les excentricités en étaient si bizarres, qu’il nous semble que c’était hier.

Chaque village littoral du Saint-Laurent depuis Montréal jusqu’à Québec, fournissait son contingent annuel à la brigade « des gens d’en haut ».

On partait vers la mi-septembre en canot d’écorce ; on remontait le fleuve en chantant gaiement, les refrains sur l’aviron. À Montréal, on achetait les haches de chantier et on prenait une « fête » avant de mettre la proue vers « Bytown », où se trouvait alors le rendez-vous des bons vivants :

« À Bytown, c’est une jolie place,
Mais il y a beaucoup de crasse ;
Il y a des jolies filles
Et aussi des polissons,
Dans les chantiers nous hivernerons,
Dans les chantiers nous hivernerons. »

Le premier soin, en arrivant à la future capitale du Canada, était d’aller faire son engagement pour l’hiver, et de retirer une avance de gages qui était ordinairement sacrifiée à Bacchus. Nos pères qui ne se piquaient pas de connaître leur mythologie, disaient à « Molson ». Et Dieu sait, s’ils le patronnaient, ce célèbre distillateur à la réputation éminemment franco-canadienne.

On reprenait alors, le gousset vide et le cœur léger, la route des chantiers. On y arrivait entre la mi-octobre et le premier novembre. Le premier soin était de choisir au milieu d’une forêt d’arbres deux ou trois fois centenaires, un lieu propice à bâtir une rude cabane en « plançons », laquelle était généralement connue sous le nom de chantier.

Le « cook », — cuisinier — y installait ses marmites.

Chacun voyait à s’y établir aussi confortablement que possible, et le jour suivant, on entendait résonner la hache qui abattait sans pitié les souverains de ces forêts immenses.

Après des journées d’un travail presque surhumain et inconnu aujourd’hui, on s’assemblait au coin de l’âtre et chacun y racontait ses aventures plus ou moins… véridiques.

La bouteille faisait sa ronde habituelle et une « complainte » finissait ordinairement la soirée.

On dormait sans soucis, et quelquefois en rêvant à la maison paternelle des bords du Saint-Laurent, et à celle qui attendait avec impatience le retour du voyageur.

Le chantier était parfois troublé, durant la nuit, par le voisinage d’un ours que les fumées de la cuisine avaient attiré à une mort certaine.

On se levait en se bousculant pour avoir l’honneur de lui donner le premier coup. On dédaignait les armes à feu ; la hache meurtrière du bûcheron était suffisante pour ces hommes de fer qui ignoraient le danger. Martin y laissait toujours sa peau, et quelque voyageur y gagnait quelquefois un coup de griffe.

Le printemps arrivait avec la fonte des neiges et la descente des billots.

On encageait[2] en chantant les refrains du pays ; on allait bientôt revoir ceux qu’on aimait et les cœurs bondissaient à la pensée du retour au foyer.

On « sautait » les rapides en bravant mille fois la mort, et le gousset bien garni et les mains remplies de cadeaux achetés en passant à Montréal, on tombait comme une bombe au milieu de la famille enchantée.

Les réjouissances duraient deux ou trois semaines. Venaient ensuite les récoltes.

On travaillait à aider les vieilles gens, et une fois les grains en sûreté, on reprenait en chantant la route de la forêt pour recommencer pour une autre saison les travaux et les périls du voyageur.

Le type est maintenant — à quelques rares exceptions près — presque entièrement disparu. La civilisation moderne, la colonisation des contrées situées au nord de l’Outaouais, les facilités du commerce et de la navigation, la vapeur ont tour-à-tour détruit ce qui restait encore de pittoresque et d’original dans le caractère du « canotier voyageur ».

Ce cachet indélibile du « coureur des bois » et de « l’homme de chantier » que l’on rencontrait si souvent dans nos campagnes et dans les rues des villes de Montréal et de Québec, est presque passé à l’état de légende.

On entend encore les vieillards raconter leurs exploits parmi les Indiens du Nord-Ouest et dans les forêts vierges de l’Outaouais, mais les enfants, maintenant, vont à l’école, passent au collège, et finissent généralement par choisir l’outil de l’artisan ou l’étude des professions libérales.

La scène que nous avons racontée, au premier chapitre, était donc, en 1872, chose à peu près exceptionnelle. Aussi l’arrivée des voyageurs dans le joli village de Lavaltrie eut-elle pour effet de rassembler le soir même, à la ferme du père Montépel, tous les amis des alentours qui se disputaient le privilège de serrer la main du fils unique qui revenait des chantiers après une absence de neuf mois.

  1. Le mot voyageur est employé ici, dans un sens tout canadien. On appelle « voyageur » au Canada, le bûcheron de profession qui se dirige chaque année vers les forêts du Nord et du Nord-Ouest, et le « Coureur des bois » qui fait la chasse et le commerce des fourrures.
  2. L’expression encager est une locution fort en vogue parmi les bûcherons canadiens : elle est dérivée du mot cage qui signifie : radeau, et dont on a fait encager c’est-à-dire : former des radeaux.