Jeunesse (trad. Bienstock)/Chapitre 11

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 53-58).


XI

L’EXAMEN DE MATHÉMATIQUES


Aux épreuves suivantes, outre Grapp, que je ne croyais pas digne de moi, et Ivine qui, je ne sais pourquoi, était en froid avec moi, j’avais déjà beaucoup de nouvelles connaissances.

Quelques-uns, déjà, me saluaient ; Ikonine montra même de la joie en me voyant et me raconta qu’il subirait de nouveau l’épreuve d’Histoire, que le professeur d’Histoire était contre lui à cause de l’examen de l’année précédente au cours duquel il l’avait également déconcerté. Sémenov, qui entrait comme moi à la faculté des mathématiques, se tint à l’écart de tous, jusqu’à la fin de l’examen. Il était assis en silence, seul, la tête appuyée dans la main, les doigts enfouis dans ses cheveux gris. Il passa l’examen brillamment, et fut reçu le deuxième ; le premier était un élève du premier lycée. C’était un brun, grand et maigre, très pâle, avec la joue entourée d’un bandeau noir et le front plein de boutons ; ses mains étaient maigres, rouges, avec des doigts extraordinairement longs et des ongles tellement rongés que les bouts des doigts semblaient ficelés. Tout cela me semblait très bien et tel que ce devait être chez le premier lycéen. Il parlait avec tous de la même façon, moi-même je fis sa connaissance, mais cependant il me semblait que dans sa démarche, dans le mouvement de ses lèvres et dans ses yeux noirs, il y avait quelque chose d’extraordinaire, de magnétique.

Pour l’épreuve de mathématiques je vins plus tôt qu’à l’ordinaire. J’étais très bien préparé, mais deux questions d’algèbre, que j’avais cachées à mon maître, m’étaient tout à fait inconnues. Il s’agissait, je m’en souviens comme si c’était aujourd’hui, de la théorie des combinaisons et du binôme de Newton. Je m’assis sur un des derniers bancs et parcourus ces questions ignorées, mais inaccoutumé à travailler dans une salle bruyante et le défaut de temps me pressant, je ne pus comprendre ce que je lisais.

— Le voilà, viens ici, Nekhludov, — prononça la voix connue de Volodia.

Je me tournai et j’aperçus mon frère et Dmitri, qui, la redingote déboutonnée, en agitant les mains arrivaient près de moi à travers les bancs. On voyait tout de suite qu’ils étaient étudiants de deuxième année et se sentaient à l’Université comme chez eux. Rien que leur redingote déboutonnée exprimait le mépris des candidats, et inspirait à ceux-ci l’envie et le respect. J’étais très flatté de penser que tous ceux qui nous entouraient, pouvaient voir que je connaissais deux étudiants de deuxième année, et je me hâtai d’aller à leur rencontre. Volodia ne sut même pas s’empêcher d’exprimer le sentiment de sa supériorité.

— Et toi, pauvre ! — fit-il — tu n’as pas encore passé ?

— Non.

— Que lis-tu ? N’as-tu pas tout préparé ?

— Non, deux questions ne marchent pas. Je ne comprends rien à ceci.

— À quoi ? — demanda Volodia, et il se mit à m’expliquer le binôme de Newton, mais si vite et si obscurément que, lisant dans mes yeux de la défiance envers son savoir, il regarda Dmitri, et voyant sans doute la même expression dans les yeux de celui-ci, il rougit, mais cependant continua à me faire des explications auxquelles je ne comprenais rien.

— Non, attends, Volodia, laisse-moi, je vais voir avec lui si nous réussirons, — dit Dmitri. Et jetant un coup d’œil dans le coin des professeurs, Dmitri s’assit près de moi.

Je remarquai immédiatement que mon ami était dans ce doux état d’esprit qu’il avait toujours quand il était content de lui-même, et que j’aimais surtout en lui. Comme il était fort en mathématiques, et parlait clairement, il m’expliqua si bien la question que je me la rappelle encore à présent. Mais à peine avait-il fini que Saint-Jérôme, d’une voix assez haute, prononça : « À vous, Nicolas ! » — et, derrière Ikonine, je sortis du banc sans avoir pu repasser l’autre question. Je m’approchai de la table à laquelle étaient assis deux professeurs ; un lycéen se tenait debout devant le tableau noir. Avec assurance il écrivait une formule quelconque en écrasant bruyamment la craie sur le tableau, et il écrivait toujours, bien que le professeur lui eût déjà dit « assez » et nous eût prié de prendre des billets. « Et si j’allais prendre la théorie des combinaisons ! » pensai-je en prenant d’une main tremblante, un billet dans le tas mou des papiers préparés. Ikonine, avec le même geste hardi de l’épreuve précédente, en se balançant de tout le corps, sans choisir, prit le billet de dessus, il le regarda et, fronçant méchamment les sourcils :

— Toujours ce diable ! — murmura-t-il.

Je regardai le mien… Horreur ! c’était la théorie des combinaisons !…

— Et vous, quel billet ? — demanda Ikonine.

Je le lui montrai.

— Je sais cela, — dit-il.

— Voulez-vous changer ?

— Non, qu’importe, je sens que je ne suis pas bien disposé.

Ikonine avait à peine eu le temps de murmurer ces mots que déjà le professeur nous appelait au tableau.

« Eh bien ! Tout est perdu », pensai-je — « au lieu de l’examen brillant que j’espérais passer, je me couvrirai à jamais d’une honte pire que celle d’Ikonine. » Mais tout à coup, aux yeux du professeur, Ikonine se tourna vers moi, m’arracha des mains mon billet et me donna le sien. Je regardai le billet. C’était le binôme de Newton.

Le professeur était un homme encore presque jeune, à l’air agréable, intelligent, que lui donnait surtout son front bombé à la base.

— Quoi, est-ce que vous changez de billets, messieurs ? — demanda-t-il.

— Non, c’est lui, comme ça, qui m’a donné le sien à regarder, monsieur le professeur, — répondit Ikonine. Et de nouveau les mots monsieur le professeur furent les derniers qu’il prononça à cette place. De nouveau, en passant devant moi pour s’en retourner, il regarda le professeur et moi, sourit, haussa les épaules avec une expression qui disait :

— Ça ne fait rien, camarade ! — (J’ai su depuis qu’Ikonine se présentait pour la troisième fois aux examens d’entrée.)

Je répondis fort bien à la question que je venais d’apprendre et même le professeur me dit que c’était mieux que ce qu’on pouvait demander ; il me donna cinq.