Jeunesse (trad. Bienstock)/Chapitre 20

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 113-118).


XX

LES IVINE


Il m’était encore plus pénible de penser à la prochaine visite, visite indispensable. Mais avant d’aller chez le prince, en route, je devais faire visite aux Ivine. Ils habitaient une grande et belle maison de la rue Tverskaia. Non sans peur, je gravis le perron de parade près duquel se tenait un suisse, avec une canne à pomme.

Je lui demandai si ses maîtres étaient à la maison.

— Qui vous faut-il ? Le fils du général est à la maison, — me dit le suisse.

— Et le général lui-même ? — demandai-je courageusement.

— Il faut annoncer. Quel est votre nom ? — me demanda le suisse ; et il sonna. Les pieds d’un valet en guêtres se montrèrent dans l’escalier J’étais si intimidé que je ne sais plus trop moi-même ce que j’ai dit au valet pour qu’il ne m’annonçât pas au général et pour passer d’abord chez son fils. Pendant que je montais dans ce grand escalier, il me sembla que j’étais devenu infiniment petit (non seulement au sens figuré du mot, mais au sens propre) ; j’avais éprouvé le même sentiment quand ma drojki s’était arrêtée devant le grand perron : il me semblait que la drojki, le cheval et le cocher étaient devenus tout petits. Le fils du général était couché sur le divan, avec un livre ouvert devant lui, et dormait quand j’entrai. Son gouverneur, M. Frost, qui était encore dans leur maison, avec son allure décidée, entra derrière moi dans la chambre ; il éveilla son élève. Ivine ne montra pas une joie extraordinaire en me voyant, et je remarquai qu’en causant avec moi, il regardait mes sourcils. Malgré une excessive politesse, il me sembla qu’il m’occupait de la même façon que la princesse, qu’il ne sentait pour moi aucune sympathie particulière et qu’il n’avait nul besoin de faire ma connaissance, puisqu’il en avait probablement d’autres, d’un autre milieu. Je compris cela, surtout parce qu’il regardait mes sourcils. En un mot, son attitude envers moi était — si désagréable que cela pût être pour mon amour-propre — semblable à la mienne envers llinka. Je commençais à me sentir agacé, je saisissais chacun des regards d’Ivine, et quand ils rencontraient les regards de Frost, il me sembla qu’ils demandaient : « Pourquoi est-il venu chez nous ? »

Ayant causé un peu avec moi, Ivine me dit que son père et sa mère étaient à la maison, et me demanda si je ne voulais pas descendre chez eux avec lui.

— Je m’habillerai tout de suite, — ajouta t-il en passant dans une autre chambre, bien qu’il fût déjà très bien habillé en veston neuf et gilet blanc. Un moment après il revint près de moi dans un uniforme boutonné tout du long, et nous descendîmes ensemble. Les chambres de gala que nous traversâmes étaient hautes et vastes, et, comme il me sembla, meublées luxueusement. Il y avait des choses en marbre et en or, enveloppées de gaze, et beaucoup de glaces. En même temps que moi, à la porte d’une chambre située de l’autre côté du salon, parut madame Ivine. Elle me reçut très amicalement, comme un parent ; elle me fit asseoir près d’elle et m’interrogea avec sympathie sur toute ma famille.

Madame Ivine, que je n’avais aperçue que deux fois auparavant et que j’examinais maintenant très attentivement, me plut beaucoup. Elle était très grande, mince, pâle, et semblait toujours triste et fatiguée. Son sourire était triste, mais très bon, ses yeux grands, fatigués, un peu obliques, lui donnaient une expression encore plus triste et plus attrayante. Elle était assise, non pas courbée, mais comme affaissée sur elle-même ; tous ses mouvements montraient son accablement. Elle parlait mollement, mais le son de sa voix et la prononciation indistincte des lettres r et l étaient très agréables. Elle ne m’occupait pas. Évidemment mes réponses sur mes parents l’impressionnaient beaucoup, comme si en m’écoutant elle se fût rappelé avec regret des jours meilleurs. Son fils sortit, elle me regarda en silence pendant à peu près deux minutes et subitement, elle fondit en larmes. J’étais assis devant elle, et ne pouvais trouver ce qu’il me fallait dire ou faire. Elle continuait de pleurer sans me regarder. D’abord j’eus pitié d’elle, ensuite je pensai : « Ne dois-je pas la consoler et comment le faire ? » et enfin je sentis du dépit contre elle qui me plaçait dans une situation si embarrassante. « Ai-je donc un aspect si lugubre ? » pensai-je. « Ou peut-être fait-elle cela exprès pour voir comment j’agirai en ce cas. »

« S’en aller maintenant n’est pas commode, j’aurais l’air de fuir ses larmes » continuais-je mentalement. Je me remuai sur ma chaise pour lui rappeler ma présence.

— Ah ! comme je suis sotte — fit-elle en me regardant et en s’efforçant de sourire. — Voilà, il y a des jours où l’on pleure sans aucune cause.

Elle chercha son mouchoir près d’elle, et subitement pleura encore plus fort.

— Ah mon Dieu ! comme c’est ridicule de toujours pleurer. J’aimais tant votre mère, nous étions si amies… nous étions… et…

Elle trouva son mouchoir, se cacha le visage et continua de pleurer. De nouveau ma situation était fort gênante, et elle se prolongea assez longtemps. J’avais à la fois du dépit et de la pitié pour elle. Ses larmes me semblaient sincères, et je pensais qu’elle pleurait moins sur ma mère que sur elle-même, parce qu’elle n’était pas bien maintenant, et qu’autrefois c’était beaucoup mieux. Je ne sais comment la scène eût pris fin si le jeune Ivine n’était rentré, disant que le père la demandait. Elle se leva et s’apprêtait à sortir quand M. Ivine lui-même entra dans la chambre. C’était un homme petit, trapu, aux sourcils noirs touffus, à la tête tout à fait grise, rasée, et dont la bouche avait une expression très sévère et très ferme.

Je me levai et le saluai, mais M. Ivine, dont le frac vert portait trois étoiles, ne répondit pas à mon salut, me regarda à peine, si bien que subitement, je sentis que je n’étais pas un homme, mais un objet quelconque, indigne d’attention, une chaise ou une fenêtre, ou que, si j’étais un homme, je n’en différais pas plus, pour cela, de la chaise ou de la fenêtre.

— Et vous n’avez pas encore écrit à la comtesse, ma chère, dit-il à sa femme, en français, avec une expression indifférente, mais résolue du visage

— Adieu, monsieur Irteniev — me dit madame Ivine, en me faisant fièrement un signe de tête, et en me regardant les sourcils, comme avait fait le fils. Je saluai elle et son mari, et de nouveau, sur le vieil Ivine, mon salut fit le même effet que si l’on eût ouvert ou fermé une fenêtre. Cependant, l’étudiant Ivine me reconduisit jusqu’à la porte, et, incidemment, me raconta qu’il passait à l’université de Pétersbourg, parce que son père y avait reçu un poste (il me nomma un poste très important ).

« Comme papa voudra, » pensai-je à part moi en m’installant dans la drojki, « moi je ne remettrai plus les pieds ici ; cette pleurnicheuse pleure en me regardant, comme si j’étais un malheureux quelconque, Ivine, le goujat, ne me salue pas ; je lui montrerai… » Que voulais-je lui montrer ? Je ne le sais vraiment, je parlais comme ça.

Dans la suite, souvent, il me fallut subir les exhortations de papa qui trouvait nécessaire de cultiver cette connaissance, et qui disait que je ne pouvais exiger qu’un homme dans la situation d’Ivine s’occupât d’un gamin comme moi. Mais je tins bon assez longtemps.