Jeunesse (trad. Bienstock)/Chapitre 39

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 243-249).


XXXIX

LA NOCE


Bien que, grâce à l’influence de Dmitri, je ne m’adonnasse pas encore aux plaisirs habituels des étudiants, appelés noces, il m’était arrivé, cet hiver, de participer à une fête de ce genre, et l’impression que j’en gardai ne fut pas tout à fait agréable. Voici comment cela arriva.

Au commencement de l’année, pendant un cours, le baron Z…, un jeune homme grand, blond, au visage très régulier et grave, nous invita tous chez lui, à une soirée de camarades. Nous tous, c’est-à-dire tous les camarades plus ou moins comme il faut de notre année, parmi lesquels sans doute ne se trouvaient ni Grapp, ni Semenov, ni Operov, ni tous ces messieurs de mauvais genre. Volodia sourit avec mépris en apprenant que j’allais à une noce d’étudiants de première année, mais moi j’attendais un plaisir extraordinaire et très vif de ce passe-temps tout à fait inconnu pour moi, et ponctuellement, à huit heures, l’heure indiquée, j’étais chez le baron Z… Le baron Z…, en veston déboutonné et gilet blanc, recevait ses invités dans la salle éclairée et dans le salon de la petite maison qu’habitaient ses parents, qui pour cette soirée lui avaient cédé les chambres de parade. Dans le corridor, on apercevait les robes et les têtes des femmes de chambre curieuses, et au buffet, passa la robe d’une dame que je pris pour la baronne elle-même. Il y avait en tout vingt invités, tous des étudiants sauf M. Frost qui accompagnait Ivine et un monsieur en civil, aux joues rouges, haut de taille, qui dirigeait l’ordonnance de la soirée et qu’on présentait à tout le monde comme un parent du baron, ancien étudiant de l’Université de Derpt. L’éclairage trop vif et l’ameublement ordinaire, officiel des salons, au commencement jeta un froid sur toute cette jeune compagnie, et tous, involontairement, se tenaient près des murs, sauf quelques courageux et l’étudiant de Derpt qui, ayant déjà déboutonné son gilet, semblait se trouver au même moment dans chaque chambre et dans chaque coin à la fois et paraissait remplir toutes les pièces de son organe de ténor agréable, sonore qui ne s’arrêtait pas d’un moment.

La plupart des camarades se taisaient ou causaient modestement des professeurs, des sciences, des examens, en général de sujets sérieux et intéressants. Tous sans exception regardaient la porte du buffet, et bien qu’ils fissent leur possible pour le cacher, leur expression disait : « Eh bien, il est temps de commencer. » Je sentis, aussi qu’il était temps de commencer et avec impatience j’attendis le commencement.

Après le thé que les valets servirent aux invités, l’étudiant de Derpt demanda à Frost, en russe :

— Sais-tu faire le punch, Frost ?

O ja — répondit Frost, en agitant ses mollets ; mais l’étudiant de Derpt lui dit encore en russe :

— Alors charge-toi de cette besogne (ils se tutoyaient comme anciens étudiants de l’Université de Derpt). Frost, faisant de grands pas avec ses jambes arquées et musclées, commença à marcher du salon au buffet et du buffet au salon, et bientôt, sur la table apporta une grande soupière et un pain de sucre de dix livres et croisa au-dessus de la soupière trois épées. Pendant ce temps le baron Z… s’approchait sans cesse de tous les invités réunis au salon et regardant la soupière avec une mine sérieuse demandait à tous à peu près la même chose : « Eh bien, messieurs, buvons tous à l’étudiant, en cercle, bruderschaft[1], car dans notre année, il n’y a pas de camaraderie. Mais déboutonnez-vous donc… ou ôtez tout à fait. Voilà, comme lui. » En effet, l’étudiant de Derpt avait ôté son veston et les manches blanches de sa chemise relevées jusqu’au dessus des coudes blancs, les jambes écartées, il allumait déjà le rhum dans la soupière.

— Messieurs, éteignez les bougies ! — cria tout à coup l’étudiant de Derpt, et aussi haut que si tous eussent crié ensemble. Nous tous, en silence, regardions la soupière, la chemise blanche de l’étudiant de Derpt, et sentions que le moment solennel était venu.

Löschen sie die Lichter aus ! Frost — cria de nouveau, en allemand, l’étudiant de Derpt, sans doute trop échauffé. Frost et nous tous éteignîmes les bougies. La chambre devint obscure ; seules les manches blanches et les mains qui soutenaient le pain de sucre sur les épées étaient éclairées par la flamme bleuâtre. Le ténor aigu de l’étudiant de Derpt n’était plus isolé, car dans tous les coins de la chambre, on parlait et riait. Beaucoup enlevaient leurs vestons (surtout ceux qui avaient des chemises fines et tout à fait fraîches). Je fis de même et compris que c’était commencé. Bien qu’il n’y eût encore rien de gai, j’étais fermement convaincu que ce serait admirable quand nous boirions un verre de la boisson qui se préparait.

Le breuvage était prêt. L’étudiant de Derpt en salissant beaucoup la table, versa le punch dans les verres et cria : « Eh bien ! Messieurs, maintenant commençons. » Quand chacun de nous eut pris en main le verre plein, collant, l’étudiant de Derpt et Frost entonnèrent une chanson allemande dans laquelle venait souvent l’exclamation Jucke ! Nous tous, après eux, chantions en désordre, et nous commençâmes à trinquer, à crier, à vanter le punch, à boire l’un avec l’autre, bras dessus, bras dessous, ou simplement, la liqueur forte et douce. Maintenant il n’y avait rien de plus à attendre, la noce était en plein train. J’avais déjà bu un plein verre de punch, on m’en versa un autre. Mes tempes battaient, la lumière me semblait rouge foncé, autour de moi tout le monde criait et riait, et cependant non seulement ce n’était pas joyeux, mais j’étais convaincu que moi et tous les autres, nous nous embêtions, et que moi et tous les autres croyions seulement nécessaire, je ne sais pourquoi, d’avoir l’air très gai. Seul peut-être l’étudiant de Derpt ne feignait pas. Il devenait de plus en plus rouge, il remplissait tous les verres en salissant de plus en plus la table maintenant toute mouillée et poisseuse. Je ne me rappelle pas dans quel ordre les choses se passèrent ensuite, mais je me rappelle qu’en cette soirée, j’aimais fort l’étudiant de Derpt et Frost, que j’appris par cœur la chanson allemande et que je les embrassai tous deux, la bouche sucrée. Je me rappelle aussi que, cette même soirée, je détestai l’étudiant de Derpt, que je voulus lui lancer une chaise et que je me retins, je me rappelle qu’outre le même sentiment de désobéissance de tous mes membres que j’avais éprouvé au dîner chez Iar, ce soir-là, ma tête me faisait tant de mal et tournait tellement que j’avais peur de mourir sur-le-champ. Je me rappelle aussi que nous nous sommes tous assis sur le plancher, et qu’agitant les mains pour imiter le mouvement des rames nous chantions : « En descendant la mère Volga », et qu’à ce moment, je pensais qu’il ne fallait pas du tout faire cela. Je me rappelle encore, qu’étendu sur le plancher, je luttai à la manière des tziganes, que je cassai le cou à quelqu’un et que je pensai que cela ne serait pas arrivé si ce quelqu’un n’avait pas été ivre. Je me rappelle encore qu’on soupa et but encore autre chose, que je sortis dans la cour pour me rafraîchir, que j’avais froid à la tête et qu’en partant j’ai remarqué qu’il faisait horriblement noir, que le marchepied de la voiture était devenu glissant et penchait et qu’on ne pouvait se tenir à Kouzma car il était devenu très faible et fléchissait comme une guenille. Mais je me rappelle principalement que pendant toute cette soirée je sentis que j’étais idiot de feindre d’être gai, d’aimer beaucoup à boire et de n’être pas ivre, et je sentis vivement que les autres faisaient aussi une grande bêtise en feignant la même chose. Il me semblait que pour chacun à part soi, c’était désagréable comme pour moi, mais que croyant être seul à éprouver cette impression, chacun trouvait nécessaire de feindre d’être gai, pour ne pas troubler la gaîté générale ; de plus, c’est étrange à dire, je me crus obligé de feindre parce que dans la soupière on avait versé trois bouteilles de champagne de dix roubles chacune, et dix bouteilles de rhum, à quatre roubles, ce qui faisait soixante-dix roubles, sans compter le souper. J’étais si convaincu de cela, que le lendemain, au cours, je fus très étonné de ce que mes camarades qui assistaient à la soirée du baron Z…, non seulement n’avaient pas honte de se rappeler ce qu’ils avaient fait là-bas, mais racontaient cette soirée de façon à ce que les autres pussent l’entendre. Ils disaient que c’était une noce étonnante, que les étudiants de Derpt sont maîtres en cette affaire, que vingt personnes ont bu quarante bouteilles de rhum, que plusieurs sont restés sous la table ivre-morts. Je ne pouvais comprendre non seulement pourquoi ils racontaient cela, mais encore pourquoi ils mentaient.

  1. La coutume des étudiants allemands est de boire ensemble, pour se tutoyer ensuite.