Jeunesse (trad. Bienstock)/Chapitre 9

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 41-44).


IX

COMMENT JE ME PRÉPARE AUX EXAMENS


Le jeudi de la Semaine sainte, papa, ma sœur, Mimi et Katenka partirent à la campagne, si bien que dans la vaste maison de grand’mère il ne restait plus que Volodia, moi et Saint-Jérôme. L’état d’esprit dans lequel je me trouvais le jour de la confession et de la course au couvent, s’était tout à fait dissipé, et ne m’avait laissé qu’un souvenir vague, assez agréable, mais disparaissant de plus en plus sous les nouvelles impressions de la vie libre.

Le cahier avec l’en-tête : Règles de vie, était aussi enfoui dans mes cahiers d’écolier. Cette idée de la possibilité de me dicter des règles pour toutes les circonstances de la vie et de me guider par elles, me plaisait toujours ; elle me semblait à la fois très simple et très belle, et j’avais l’intention de la mettre en pratique ; mais j’oubliai de nouveau qu’il était nécessaire de le faire immédiatement, et je l’ajournai à plus tard. Toutefois, une circonstance me consolait, c’est que chacune des idées qui me venaient maintenant en tête rentrait tout à fait dans l’une des divisions de mes devoirs envers le prochain, envers moi-même ou envers Dieu : «Voilà, je mettrai cela là-bas, et encore beaucoup, beaucoup d’idées qui me viendront désormais sur ce sujet,» — me disais-je. Actuellement, il m’arrive souvent de me demander : « À quel moment étais-je plus près du bien et plus raisonnable : quand je croyais à l’omnipotence de l’esprit humain, ou maintenant que, perdant la force de développement, je doute de la force et de l’importance de l’esprit humain ?» — Et je ne puis donner à cette question une réponse positive.

La conscience de la liberté, et cette impression du printemps, de l’attente de quelque chose, dont j’ai parlé déjà, m’empoignèrent à un tel point, que je n’étais absolument plus maître de moi, et que je me préparais très mal aux examens. Il m’arrivait d’être occupé, le matin, dans la salle d’études, et je savais qu’il m’était tout à fait nécessaire de travailler, car demain il y aurait l’examen sur une matière dont je n’avais pas encore lu deux questions : mais subitement une odeur de printemps souffle par la fenêtre ; il me paraît indispensable de me rappeler immédiatement une certaine chose : d’elles-mêmes, mes mains tombent sur le livre, mes jambes commencent à se mouvoir, je me mets à marcher de long en large, et dans ma tête, on dirait que quelqu’un pousse un ressort qui met la machine en mouvement ; et ma tête même est si légère, et diverses idées joyeuses, colorées, se mettent si naturellement à courir avec rapidité, qu’on ne distingue que leur couleur claire. Et une heure ou deux se passent sans que je m’en aperçoive. Ou bien, je suis assis devant un livre, je concentre toute mon attention sur ce que je lis… Subitement, dans le corridor j’entends un pas de femme, le bruit d’une robe, et tout fuit de ma tête ; il ne m’est plus possible de rester en place, bien que je sache que personne outre Gacha, la vieille servante de grand’mère, ne peut passer dans le corridor : « Ah ! si c’était elle ! » — me vient-il en tête « Eh bien ! Et si c’est le commencement et que je le laisse échapper ? » Je vole dans le corridor et je vois que c’est bien Gacha ; de longtemps je ne puis me ressaisir. Le bouton est poussé, et de nouveau c’est un terrible gâchis. Ou bien le soir, assis seul dans ma chambre, avec une chandelle, tout à coup, pour une seconde, pour moucher la chandelle ou pour me mettre à l’aise sur ma chaise, je me détache du livre, et je vois que partout, dans la porte, dans les coins, il fait sombre, et je m’aperçois que toute la maison est silencieuse. Derechef, il m’est impossible de ne pas m’arrêter, d’être indifférent à ce silence, de ne pas scruter cette obscurité de la porte ouverte dans la chambre sombre, de ne pas demeurer immobile longtemps, longtemps, ou de ne pas aller en bas, traverser toutes les chambres vides. Souvent aussi, le soir, assis au salon, dans l’ombre, sans qu’elle me voie, j’écoute longtemps Gacha qui, seule, dans la grande salle, avec une bougie ou une chandelle, avec deux doigts, joue sur le piano « Le Rossignol ». Et au clair de lune il m’est déjà absolument impossible de ne pas me lever du lit, de ne pas me poster devant la fenêtre ouvrant sur le jardin, et de ne pas contempler longtemps le toit éclairé de la maison Schapochnikov et l’élégant clocher de notre paroisse, et l’ombre, des murailles et des passants s’allongeant sur l’allée du jardin. Je ne pouvais m’empêcher de rester si longtemps dans cet état, que le lendemain je m’éveillais à peine à dix heures du matin.

Ainsi, sans les professeurs qui continuaient à venir chez moi, et Saint-Jérôme qui, rarement et involontairement, piquait mon amour-propre, et surtout, sans le désir de paraître un brave garçon, aux yeux de Nekhludov, c’est-à-dire de passer brillamment l’examen, ce qui, pour lui, était une chose très importante, — sans tout cela, — le printemps et la liberté m’eussent fait oublier même ce que je savais d’avance, et je n’aurais pu passer l’examen.