Jocaste (France)/07
VII
M. Fellaire montra beaucoup d’activité après la mort de son gendre.
On le vit en habit noir conduire le deuil avec le neveu du défunt. Le cortège suivait lentement les boulevards extérieurs pour se rendre au cimetière Montparnasse où M. Haviland, adoptant la patrie de sa femme, avait acheté pour elle et pour lui une concession à perpétuité. M. Fellaire, peu accoutumé à se lever matin, avait le visage pâle et bouffi d’insomnie. Ses yeux rougis et ses paupières turgides sous les lunettes d’écaille achevaient de donner à sa physionomie une expression opportune de fatigue et de mélancolie. Grâce à l’embonpoint de son corps albumineux, il avait du poids et marchait gravement. Ayant conscience de cet avantage, il ne perdait rien de son volume ni de sa masse et restait considérable. Par un étrange retour de la fortune, son chapeau, bien différent de celui qu’il avait posé jadis sur le guéridon du salon, dans l’hôtel Haviland, était vierge et lustré, avec une coiffe d’une blancheur immaculée. Il était sur son bras comme un mortier sur son affût et semblait pointé contre le corbillard. Les bottes de M. Fellaire ne craquaient pas avec force comme de coutume ; il en sortait à chaque pas une sorte de soupir, comme si deux Génies funéraires y eussent été cachés. Devant l’édicule gothique sous lequel des ouvriers descendaient le cercueil en retenant à demi un : « Oh ! hé ! » et en crachant dans leurs paumes brûlées par le frottement des cordes, M. Fellaire resta immobile en regardant le ciel par-dessus ses lunettes avec une expression spiritualiste. On comprenait, à le voir ainsi, que sa pensée ne s’arrêtait pas devant les portes de bronze du tombeau, mais qu’elle s’élevait dans les régions éthérées sur les ailes de la philosophie la plus distinguée. Il planait ainsi dans les domaines de l’idéalisme et semblait lui-même affranchi de l’existence, quand une petite toux lui rappela qu’il vivait et qu’il avait la poitrine grasse. Derrière lui, le dominant de toute la tête, quelques Anglais à poil blond et à grande forme se tenaient droits dans leurs habits bien coupés. Deux hommes d’affaires, commensaux de la brasserie de Colmar et partenaires habituels de M. Fellaire au billard et aux dominos, chuchotaient à part. Le groupe des gens de maison, tassé dans une contre-allée, au flanc de l’édicule, découpait dans la lumière crue les favoris des valets de chambre, les bonnets à rubans des cuisinières, accusait des rondeurs de coudes et des silhouettes de pantalons noirs trop longs retombant à grand plis sur les bottes.
Après l’inhumation, M. Fellaire reçut les compliments de condoléance des assistants dans l’attitude d’un homme courageux, mais accablé. Il remercia les personnes qui avaient bien voulu s’associer à lui pour rendre les derniers devoirs au défunt. Il feignait de revoir avec satisfaction chacune des personnes présentes, bien qu’il n’en connût pas une seule. Il pressait la main à chacune avec une énergie qui voulait évidemment dire : « Merci ! merci ! J’aurai du courage. Je saurai me contenir. » Quand ce fut le tour de ses deux vieux camarades de café, il ne tendit au contraire que le bout des doigts, et, fronçant les sourcils, il exprima soudain une tristesse sauvage et répulsive. Il craignait qu’ils lui missent la main sur l’épaule en l’appelant « ma pauvre vieille ».
Il renouvela plusieurs fois ses remerciements collectifs et il les adressa finalement à un groupe de personnes qui venaient d’enterrer un juge de paix et qui ne surent jamais ce que leur voulait ce monsieur en habit noir.
Comme il lui était impossible d’établir une ligne de démarcation entre les amis de son gendre et le reste des hommes, il eût fait les honneurs de tous les enterrements de la journée, si les divers cortèges se fussent écoulés devant lui sans interruption.
À compter de ce jour, il ne quitta plus ni son habit noir, ni sa mine stoïque et morne. Il venait tous les jours à l’hôtel Haviland, y déjeunait et y dînait. Après le dîner, il mettait la main sur la tête de Georges et s’écriait avec une espèce de sanglot :
— Cet enfant-là m’intéresse !
À la brasserie de Colmar, où il faisait tous les soirs sa partie de billard, il s’écriait :
— Ce n’est pas seulement un gendre que j’ai perdu : c’est un fils et un gentleman !
Julie, la femme de chambre de madame Haviland, avait entendu le cri étrange poussé par sa maîtresse à l’apparition du médecin, car le lendemain on en parlait mystérieusement chez l’épicier et chez le boucher. La nouvelle que l’Anglais du boulevard Latour-Maubourg avait été empoisonné et que sa femme était complice du crime, fut répandue et gagna en peu de jours les quartiers voisins. Le docteur Hersent, qui demeurait dans la rue Saint-Dominique, fut très surpris d’entendre dès le lundi suivant sa femme lui parler de ce bruit de crime comme d’un bruit public. Hersent, que l’habitude des sciences et la pratique de la médecine avaient habitué à beaucoup de méthode dans de telles recherches, n’admettait pas qu’en l’état des choses on pût soupçonner madame Haviland. Il répondit à sa femme qu’il ne fallait pas, en médecine légale, ramasser les propos des commères. Toutefois, l’affection, à laquelle M. Haviland avait succombé, n’était pas, selon lui, assez caractérisée par le procès-verbal qu’il avait signé avec les médecins consultants. Il n’était pas sans se reprocher en lui-même quelque légèreté à cet égard. Se sentant coupable de négligence, il souhaitait que l’affaire n’eût pas de suites, et il comptait qu’elle n’en aurait pas.