Jocelyn/Septième époque

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Chez l’auteur (Œuvres complètes de Lamartine, tome 4p. 321-338).

SEPTIÈME ÉPOQUE


Du village de sa naissance,
3 juillet 1800.

Pressentiments secrets, malheur senti d’avance,
Ombre des mauvais jours qui souvent les devance,
Instincts qui de ma mère annonciez le trépas,
Je vous croyais trop peu : vous ne me trompiez pas !
Dans quel état, ô ciel ! mes yeux l’ont retrouvée !
Hélas ! par ma présence un moment soulevée,
La vie, en concentrant trop d’amour dans son cœur,
Semble avoir décimé les jours de sa langueur ;
De jeunesse et d’amour cette âme encor si pleine
Tarit sous chaque aurore et tremble à chaque haleine ;

Elle ne compte plus que soleil à soleil ;
Et lorsque nous baisons ce front pâle au réveil,
Je ne puis de longtemps en détacher ma lèvre,
Car je sens qu’il m’échappe et que la mort me sèvre,
Que le dernier anneau du cœur va se briser,
Il ne tient plus peut-être, hélas ! qu’à ce baiser !…


Elle a voulu revoir ce ciel de son enfance,
Revenir et mourir au lieu de sa naissance.
Paris était pour elle un séjour étranger,
Son exil à ses yeux n’avait fait que changer :
Cette ville banale était pour elle amère.
Ah ! la seule patrie est, pour l’œil d’une mère,
Aux lieux où lui sourit, où l’aima son époux,
Où son doux premier-né grandit sur ses genoux,
Où ces anges gardiens du printemps de la femme
Laissèrent en partant leur rayon dans son âme !


Que ce séjour pourtant a d’angoisse à ses yeux !
Revenir étrangère aux champs de ses aïeux,
Pauvre et nue au village où son humble opulence
Des détresses du pauvre était la providence !
De ceux qu’on reconnaît voir les yeux se baisser ;
D’autres se détourner, de peur de vous blesser ;
D’autres, nouveaux venus, en secouant leurs têtes,
D’un air indifférent demander qui vous êtes.
Louer une chaumière en un coin du hameau,
Pour respirer un peu de l’air de son berceau ;
Jeter un œil furtif, de là, sur la demeure
Où l’on naquit, sur l’herbe ou l’arbre qui vous pleure ;
Craindre qu’on vous impute à crime ce coup d’œil ;
Se détourner, de peur d’en rencontrer le seuil ;

Et n’avoir pour jardin, pour abri, pour ombrage,
Que la ronce qui traîne aux sentiers du village,
Ou l’arbre sépulcral, le séculaire ormeau,
Dont l’ombre que l’on fuit n’appartient qu’au tombeau,
Et qui voit tous les soirs, au cercueil de famille,
S’asseoir un fils avec une mère et sa fille :
Voilà pourtant sa vie et la nôtre en ce lieu.
Oh ! courage, ô mon cœur ! la patrie est en Dieu !




Même lieu, 18 juillet 1800.

Qu’après avoir pleuré, comme morte, la femme
À qui, jeune, on donna les prémices de l’âme,
Des bords lointains du monde à son toit revenu,
On la trouve vivante aux bras d’un inconnu ;
Entre l’étonnement, la douleur et la joie,
Le cœur plein et serré dans ses larmes se noie,
S’interroge soi-même, et frémit de savoir
Lequel est plus affreux de perdre ou de revoir.
Ainsi, cette maison que j’avais tant pleurée,
Que je me figurais des flammes dévorée,
Elle est encor debout… mais pour nous repousser !
Ce seuil qui fut à nous, nous n’osons le passer ;
Et mon cœur déchiré, que ce souvenir tue,
Ne sait s’il l’aime mieux intacte qu’abattue !




Même lieu, 20 juillet.

Hier, fatale idée ! elle conçut l’envie
De revoir pas à pas la scène de sa vie,
La maison, le jardin, et de tout parcourir,
D’y revivre un moment, fallût-il en mourir !
Ma sœur et moi, cédant à tout par complaisance,
Du nouveau possesseur épiâmes l’absence,
Et, profitant de l’heure, appuyée à nos bras,
Jusqu’au seuil de l’enclos nous traînâmes ses pas.
Le concierge, attendri par ces deux voix de femmes,
Ouvrit furtivement la porte, et nous entrâmes.
Soit confiance en nous, soit par cette pudeur
Qu’ainsi que l’innocence inspire le malheur,
Cet homme, retournant à ses travaux champêtres,
Du jardin, du logis, sembla nous laisser maîtres.
Oh ! que son sentiment soit béni dans son cœur !
Ma mère, dont la joue avait repris couleur,
Ma mère, dont la force, un moment ranimée,
Empruntait de la vie à cette terre aimée,
Parcourant du regard et le ciel et les lieux,
Voyait tout son passé remonter sous ses yeux ;
Le nuage des pleurs qui flottaient sur sa vue
Laissait à chaque aspect percer son âme émue.
Elle nous entraînait partout d’un pas rêveur,
Montrait du doigt de loin chaque arbre, chaque fleur ;
Voulait s’en approcher, les toucher, reconnaître
S’ils ne frémiraient pas sous l’œil qui les vit naître ;

Voir de combien de mains avaient grandi leurs troncs,
Les comparer de l’œil comme alors à nos fronts,
En froisser une feuille, en cueillir une branche ;
Appeler par son nom chaque colombe blanche
Qui, partant de nos pieds pour voler sur les toits,
Rappelait à son cœur nos ramiers d’autrefois ;
Écouter si le vent dans l’herbe ou la verdure,
L’onde dans la rigole, avaient même murmure ;
Éprouver si le mur de la chère maison
Renvoyait aussi tiède au soleil son rayon ;
Ou si l’ombre du toit, sur son vert seuil de mousse,
Au penchant du soleil s’allongeait aussi douce.
C’était à chaque chose une exclamation,
Un soupir, puis un mot de résignation,
Puis de son bras au nôtre une étreinte plus vive
Qui trahissait l’élan d’une âme convulsive.
Enfin de la demeure ouverte, d’un coup d’œil
Et d’un élan rapide elle franchit le seuil ;
Elle nous entraîna d’un pas involontaire
Dans toute la maison, comme en un sanctuaire
Qu’elle semblait fouler avec recueillement,
N’osant ni respirer, ni faire un mouvement,
Comme si du passé l’image tendre et sainte
Devait au moindre bruit s’enfuir de cette enceinte.


Dans notre toit d’enfant presque rien de changé ;
Le temps, si lent pour nous, n’avait rien dérangé :
C’était toujours la salle ouvrant sur la pelouse,
Le réduit qu’obscurcit la liane jalouse,
La chambre maternelle où nous vînmes au jour,
Celle de notre père, à côté, sur la cour ;
Ces meubles familiers qui d’une jeune vie,
Sous notre premier toit, semblent faire partie,

Que l’on a toujours vus, connus, aimés, touchés ;
Cette première couche où Dieu nous a couchés,
Cette table où servait la mère de famille,
Cette chaise où la sœur, travaillant à l’aiguille
Auprès de la fenêtre en cet enfoncement,
Sous ses cheveux épars penchait son front charmant ;
Sur les murs décrépits ces deux vieilles gravures
Dont les regards étaient toujours sur nos figures ;
Et, près du vieux divan que la fleur nuançait,
L’estrade où de son pied ma mère nous berçait.
Tout était encor là, tout à la même place ;
Chacun de nos berceaux avait encor sa trace ;
Chacun de nous touchait son meuble favori,
Et, comme s’il avait compris, jetait un cri.


Mais ma mère, entr’ouvrant la chambre paternelle,
Et nous poussant du geste : « À genoux, nous dit-elle,
» Enfants ! Voilà le lit où votre père est mort ! »
Puis tombant elle-même à genoux sur le bord,
Et des mains embrassant le pilier de la couche,
Comme nous en pleurant elle y colla sa bouche ;
Ses larmes sur le bois ruisselaient à grands flots,
Et la chambre un moment fut pleine de sanglots…
Mais des pieds de chevaux dans la cour résonnèrent,
Le marteau retentit et les cloches sonnèrent.
À ce bruit tout à coup reprenant nos esprits,
Et comme des voleurs craignant d’être surpris,
Emportant dans mes bras ma mère évanouie,
Dont cette émotion venait d’user la vie,
Dérobés aux regards par le mur de jasmin,
Je regagnai tremblant la porte du chemin,
Soutenant sur mon cœur ma mère à demi morte ;
Et, dans le moment même où la secrète porte

Se fermait doucement sous la main de ma sœur,
J’entendis les enfants du nouveau possesseur,
Sortant de la maison en joyeuse volée,
Courir de haie en haie et d’allée en allée,
Et leurs cris de bonheur monter et retentir
Sur les pas de la mort qui venait d’en sortir.




Même jour, le soir.

Ô vraie et lamentable image de la vie !
La joie entre par où la douleur est sortie ;
Le bonheur prend le lit d’où fuit le désespoir ;
À ce qui naît le jour, Dieu fait place le soir.
La coupe de la vie a toujours même dose ;
Mais une main la prend quand l’autre la dépose,
Hélas ! et si notre œil pouvait parfois sonder
Ces coupes de bonheur qui semblent déborder,
Ne trouverions-nous pas que chaque joie humaine
Des cendres et des pleurs d’un autre est toujours pleine ?




19 juillet 1800.

C’en est donc fait ! ma mère… Ah ! ce dernier effort
De sa vie expirante a brisé le ressort !
Ô nuit de l’agonie et de la délivrance,
Écris-toi dans mon âme en larmes d’espérance !
Je veillais, en priant, seul, au bord de son lit.
L’étoile du matin parut ; elle me dit :
« Courage, mon enfant ! Je sens que je vous quitte ;
» De ses derniers élans mon cœur pour vous palpite ;
» Avant que cette étoile ait pâli dans le jour,
» Je vous embrasserai de l’éternel séjour !
» Oh ! réjouissez-vous, les vrais jours vont m’éclore.
» Pourtant sur cette terre embrassons-nous encore :
» Va réveiller ta sœur !… Non, Dieu me le défend.
» Écoute : dans son sein elle porte un enfant.
» Cette heure d’agonie à voir est trop cruelle :
» Il faut la lui sauver pour son fruit et pour elle ;
» Il faut laisser ce voile entre elle et le trépas ;
» Et mon dernier baiser, tu le lui donneras !
» Tu sais quels saints devoirs ce grand moment réclame :
» Accomplis-les, mon fils, je te livre mon âme !
» Va, tu n’es plus pour moi que le prêtre de Dieu. »


Que béni soit Celui qui du suprême adieu
M’adoucit à ce point l’heure toujours amère,
Et fait ouvrir le ciel par le fils à la mère !

Vous en fûtes témoins, anges du Dieu vivant !
Et si mon faible cœur se révolta souvent ;
Si, trouvant le joug lourd et le devoir austère,
Je traînai comme un poids mon sacré caractère,
De tout ce qu’ici-bas j’avais sacrifié,
Ah ! par ce seul moment je me sentis payé,
Puisque Dieu permettait que par ce sacrifice
Cette mort pour ma mère adoucît son calice.


J’allumai ces flambeaux de la dernière nuit,
Double image du jour qui commence et qui fuit ;
Dans le vase caché de l’humble Eucharistie
Des mourants, à sa voix, j’allai puiser l’hostie ;
Et, penché sur son front, de ma tremblante main,
Tout mouillé de mes pleurs, je lui rompis le pain.
La splendeur de sa foi rayonnait dans la chambre ;
Du chrême des mourants je touchai chaque membre,
Ce front où mes baisers voulaient suivre mes doigts,
Ces flancs qui sur son cœur m’avaient couvé neuf mois,
Ces bras qui, m’entourant, tout petit, de tendresse,
M’avaient fait tant de fois un berceau de caresse ;
Ces pieds qui les premiers frayèrent mon chemin,
Dont toute trace allait disparaître demain !
Absorbée et présente à chaque grand symbole,
Quand tout fut accompli, reprenant la parole :
« Jocelyn, me dit-elle, encore, encore un don !
» — Et lequel, ô ma mère ? – Oh ! mon fils, ton pardon !
» Non le pardon de Dieu qui sur moi surabonde,
» Mais le pardon du fils que je laisse en ce monde !
» De ton amour pour nous pauvre jeune martyr,
» Une mère jamais n’aurait dû consentir
» À te laisser tenter ton dévoûment sublime !
» Ta vie est un désert, ton cœur est un abîme

» Que tu ne peux combler qu’à force de vertu :
» C’est moi qui l’ai creusé ; dis, me pardonnes-tu ? »
Je collai sur ses mains mes lèvres en silence.
« Oh ! que ma douce mort te soit ta récompense !
» Je t’ai fermé le monde, et c’est toi dont la main
» Du ciel ouvert par toi m’aplanit le chemin !
» Je vais t’y préparer, dit-elle, une demeure
» Plus durable, à mon tour, ô mon fils, et meilleure !
» Ici le cœur tarit, les longs bonheurs sont courts :
» Ton âme a sa patrie où l’on aime toujours ! »
Puis sentant que la mort affaissait ses paupières :
« Récite-moi, mon fils, ces divines prières
» Qui de l’âme fidèle accompagnent l’essor,
» Afin qu’en expirant elle bénisse encor. »
J’obéis ; sous mes pleurs je lui lus, dans ses Heures,
La tristesse de l’âme à ses dernières heures :
Ses lèvres, dont l’accent paraissait s’assoupir,
Murmuraient les répons de ce pieux soupir,
Comme l’écho lointain d’une voix affaiblie
Qui s’éloigne, et déjà répond de l’autre vie.
Tout à coup au refrain je ne l’entendis plus,
Elle achevait au ciel les chants interrompus !…
Le livre s’échappa de mes mains, qui s’ouvrirent,
Et l’hymne de la mort… mes sanglots le finirent.




1er  août 1800, la nuit, au cimetière,
près du tombeau de sa mère.

Ô nuit ! oh ! couvre-moi de ta noire épaisseur.
Demain… quoi ! c’est demain que j’emmène ma sœur !
Demain j’aurai quitté pour jamais cette terre,
Ce sépulcre où mon âme entre auprès de ma mère !
Ah ! sur ce lit d’argile où sa dépouille dort,
N’ayant entre elle et moi que ce rideau de mort,
Cette couche de cendre, hélas ! si peu profonde,
Qu’un cœur soulèverait, et qui sépare un monde !
Nuit qui deviens mon jour, laisse-moi me coucher
Près du sol remué d’hier, et le toucher !
M’enivrer de tristesse ainsi que d’une joie,
Écouter ce qu’au cœur de là-bas Dieu m’envoie,
Et, la bouche collée au sol mystérieux,
Le pétrir de mes mains, l’arroser de mes yeux !…

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Béni sois-tu, mon cœur, et toi, ma foi divine,
De me parler si haut, si fort dans la poitrine !
En ce moment où l’œil ne voit que le trépas,
Que serais-je, grand Dieu, si vous ne parliez pas ?
Si de mon seul instinct l’infaillible espérance
Ne me répondait pas que tout n’est qu’apparence,

Qu’un peu d’argile ici sur l’argile jeté
N’ensevelit pas l’âme et l’immortalité ?
Que la vie, un moment détournée en sa course,
Ne s’anéantit pas en montant à sa source,
Ainsi que le rayon qui s’enfuit de nos yeux
Ne s’éteint pas là-haut en remontant aux cieux ?
Non ! tu vis, tu m’entends, tu me réponds, tu m’aimes ;
Nos places ont changé, nos rapports sont les mêmes.
Âme qui fus ma mère, oh ! parle, parle-moi !
Ma conversation est au ciel avec toi.


Seulement ici-bas, séparés par l’absence,
Nos cœurs qui se cherchaient souffraient de la distance ;
Tu m’entends maintenant de partout ; ton regard
Ne connaît plus ni lieu, ni retour, ni départ ;
Ton amour ne tient plus dans ce doux cœur de femme,
Mais comme une atmosphère enveloppe mon âme !…
Aussi sur ce gazon mouillé de mes regrets
Si je viens dans la nuit te pleurer de plus près,
Ce n’est pas que mon cœur rêve que cette cendre
Se réchauffe à mon souffle et puisse mieux m’entendre :
Non, c’est l’aveugle instinct de la tendre douleur
Qui mène à notre insu les pieds où va le cœur,
Et, dans l’illusion que le regret embrasse,
Nous fait chercher encor le pas où fut la trace.

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Oh ! coulez ! oh ! coulez ! Mon cœur, épanche-toi !
Ô terre, bois mes pleurs ! ces pleurs, c’est encor moi !

Ô sol de mon berceau, que ne puis-je te rendre
Ce corps pétri de toi ! que ne puis-je répandre
Toute ma vie en eau de mes yeux épuisés,
Restituer ces pleurs où je les ai puisés,
Comme le filet d’eau qui, lassé de sa course,
Tarit et rentre en terre à deux pas de sa source !

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Mère, sous ton regard de tendresse interdit,
Non, tu ne savais pas, je ne t’ai jamais dit,
Je ne me suis jamais dit peut-être à moi-même
(C’est quand on a perdu qu’on sait comment on aime),
Non, je ne savais pas, je ne dirai jamais
De quelle âme de fils, ô mère, je t’aimais !

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L’aimer ! Mais pour l’aimer étais-je un autre qu’elle ?
N’étais-je pas nourri du suc de sa mamelle,
Éclos de son amour, réchauffé dans son flanc,
La moelle de ses os, le plus pur de son sang ?
L’air qu’elle respirait dans sa chaste poitrine
Ne fut-il pas neuf mois celui de ma narine ?
De son cœur près du mien le moindre battement
Ne m’inspirait-il pas le même sentiment ?
Mon corps n’était-il pas tout son corps ? et mon âme
Un foyer emprunté qu’allume une autre flamme ?

De cette âme du ciel chaque vibration,
En me communiquant la même impression,
N’imprimait-elle pas à ma jeune pensée
La même impulsion en moi recommencée,
Comme un son dans les sons imprime un même accord,
Ou comme un flot du flot reçoit le pli du bord ?
Cette pensée, ainsi de la sienne venue,
Est-ce une âme qui naît ? une qui continue ?

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Et plus tard, quand, bercé, grandi sur tes genoux,
Mon oreille s’ouvrait à tes accents si doux,
Que du monde et du ciel l’obscure intelligence
À travers ton sourire éclairait mon enfance,
Que tes saintes leçons façonnaient ma raison,
Que le bord de ta robe était mon horizon,
Et que toute mon âme, attentive à la tienne,
N’était que la lueur d’une autre dans la mienne,
Ô mère, qui pouvait démêler d’un regard
Cette existence à deux, faire à chacun sa part,
Distinguer toi de moi dans cette âme commune,
Restituer en deux ce qui sentait en une,
Dans nos doubles clartés voir laquelle avait lui,
Et, sans mentir au ciel, dire : « C’est elle ou lui. »

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Aussi qu’étais-je ici que ta vivante image ?
Ton œil semblait avoir façonné mon visage ;
Jeune, dans la maison on ne distinguait pas
Le timbre de nos voix ni le bruit de nos pas ;
Par le frémissement de chaque même idée
Dans le même moment notre âme était ridée ;
Le même sentiment battait dans nos deux cœurs ;
Si tu devais pleurer, mes yeux roulaient des pleurs ;
S’il passait sur mon front quelque fraîche pensée,
D’un sourire avant moi ta lèvre était plissée.
Un en deux, toi le tronc, moi le tendre rameau ;
Toi la voix, moi le son ; toi la source, et moi l’eau !
Union si profonde et si forte des âmes,
Que Dieu seul peut de l’œil en démêler les trames ;
Que lui seul peut savoir, en sondant nos deux cœurs,
Si c’est toi qui survis, ou si c’est moi qui meurs.

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Meurs ? oh ! non, car je crois ! Meurs ? oh ! non, car tu vis !
Ma mère, dans la mort je suis encor ton fils !
Dans l’éternel bonheur où la vertu t’appelle,
Un ciel remplirait-il une âme maternelle ?
Non ! Si Dieu lui donnait le ciel sans son enfant,
Son cœur demanderait son fils ou le néant.
Oh ! je crois au néant plutôt qu’à ton absence !
Sur la foi de mon cœur je marche en ta présence,
Je sens ce cœur brûlant sous ta main s’apaiser ;
Mon front baissé frémit comme sous ton baiser.

Ah ! de tout ce qui s’aime et de tout ce qui prie
La présence est en Dieu, car Dieu c’est la patrie !

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