Jocelyn/Sixième époque

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Chez l’auteur (Œuvres complètes de Lamartine, tome 4p. 285-318).

SIXIÈME ÉPOQUE


26 mars 1796, dans une maison de retraite ecclésiastique,
à Grenoble, pendant le délire de la fièvre.

J’ai quitté pour jamais cet Éden de ma vie
Où cette Ève à mon cœur fut montrée et ravie,
Comme le premier homme, hélas ! quitta le sien.
Mais combien son exil ferait envie au mien !
Des pas suivaient ses pas loin des portes fermées ;
Ses sanglots s’étouffaient sur des lèvres aimées,
Et de deux cœurs brisés l’âpre conformité
Faisait de deux malheurs une félicité :
Moi, seul toute la vie, et seul au jour suprême,
Abhorré du seul cœur que je tue et que j’aime,

Obligé d’étouffer mes plaintes sans échos,
Et de noyer mon cœur dans ses propres sanglots ;
Obligé d’arracher à l’âme sa pensée
Comme on arrache une arme aux mains d’une insensée.
Ayant tout mon bonheur à mes pieds répandu,
Sans pouvoir y jeter un regard défendu ;
Le cœur vide et saignant jusqu’à ce qu’il en meure,
Et n’osant, même à Dieu, nommer ce que je pleure,
Il faut vivre et marcher sans ombre, toujours seul,
Mort parmi les vivants, cet habit pour linceul ;
Mort ! ah ! plutôt jeté tout bouillonnant de vie
Parmi ces morts dont l’âme est déjà refroidie !
Étouffant sans pouvoir mourir, et nourrissant
Le ver de mon tombeau du plus chaud de mon sang !…


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Oh ! que t’avais-je fait, éternelle justice,
Pour mériter si jeune un si rare supplice ?
Cet amour, comme un piége à mon cœur préparé,
Sans toi, sans tes desseins, l’aurais-je rencontré ?
N’en avais-je pas fui, tout brûlant et tout jeune,
Le péril inconnu dans la veille et le jeûne ;
Pour sauver mon cœur chaste et garder mon œil pur,
Entre le monde et moi mis l’épaisseur d’un mur ?
Est-ce moi qui l’ai fait s’écrouler sur ma tête ?
Et quand, pour m’abriter au nid de la tempête,
J’allais m’ensevelir dans le creux du rocher,
Seigneur, est-ce elle ou vous que j’y venais chercher ?

Est-ce moi qui, prenant cette enfant inconnue,
La portais, l’enfermais avec moi dans la nue,
Et, par mon ignorance et son déguisement,
Me créais le péril d’un double sentiment ?
Est-ce moi qui, couvant de nos deux cœurs la flamme,
Nous fis pendant deux ans vivre d’une seule âme,
Pour qu’en nous séparant tout à coup sans pitié,
Chacun des deux de l’autre emportât la moitié ?


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Si c’est Dieu qui l’a fait, pourquoi moi qui l’expie ?
L’innocent à ses yeux paye-t-il pour l’impie ?
Ou plutôt est-il donc dans ses sacrés desseins
Que ceux qu’il a choisis ici-bas pour ses saints,
Avant de brûler l’homme à ses bûchers sublimes,
Les premiers sur l’autel lui servent de victimes ?


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Ah ! je me soumettrais sans murmure à ta loi,
Dieu jaloux, si du fer tu n’égorgeais que moi !
J’ai voulu, j’ai tenté ton cruel ministère ;
Je saurai jusqu’au sang le subir et me taire.
Mais elle ! mais cet ange à peine descendu,
Pauvre ange prise au piége à l’homme seul tendu,
Tendre enfant par toi-même à mon sein confiée,
Que par mon amour même, ô Dieu, sacrifiée,

Proscrite de ces bras ouverts pour la porter,
Elle aille en retombant à mes pieds se heurter !
Traîner dans les langueurs d’un éternel veuvage
Du front qu’elle adora l’ineffaçable image,
Ou porter, jeune et morte, aux bras d’un autre époux,
D’un cœur désenchanté les précoces dégoûts ;
M’accuser à jamais du froid qui la dévore,
Et blasphémer son Dieu par le nom qu’elle adore :
Ah ! c’est plus qu’un mortel ne pouvait accepter,
Ce qu’au prix du ciel même il fallait racheter,
Ce que j’achèterais de ma vie éternelle,
De l’immortalité que je maudis sans elle !…


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Ô Laurence ! ô pitié ! reviens, pardonne-moi !
Je t’immolais à Dieu : mon seul dieu c’était toi !
Je ne puisais qu’en toi cette force suprême
Qui m’élevait de terre au-dessus de toi-même,
Qui me faisait trouver, pour mieux te protéger,
Tout sacrifice faible et tout fardeau léger.
Je me croyais un dieu !… Non, je n’étais qu’un homme.
Je maudis mon triomphe avant qu’il se consomme ;
Je me repens cent fois de ma fausse vertu.
Ah ! s’il est temps encore, Laurence, m’entends-tu ?
Je me jette à tes pieds, je t’ouvre pour la vie
Ces bras où sur mon sein tu retombes ravie,
Oui, ces bras dont l’étreinte, ô ma fille, ô ma sœur,
Vont en se refermant te sceller sur mon cœur !
Oh ! tu m’entends ! Oh ! viens ! oh ! viens, vivante ou morte !
Dans notre ciel à nous, viens que je te remporte !

Renversons le rocher ; courons, n’écoutons pas
Ce qui gronde là-haut, ce qui maudit en bas ;
N’entendons pas ces voix mentant à la nature :
L’oracle est, dans le cœur de chaque créature,
L’irrésistible voix qui convie au bonheur ;
C’est mieux que la vertu, l’innocence et l’honneur ;
C’est le cri du ciel même entendu sur la terre :
Aimons-nous, ô ma vie ! Allons dans le mystère
Cacher à l’œil humain d’ineffables amours
Qui n’auront d’autre fin que celle de nos jours.
De notre double vie épuisons les délices ;
Quand la mort dans nos dents vient briser les calices,
Qui sait quel est le sage ou quel est l’insensé,
De celui qui l’a bu tel que Dieu l’a versé,
Ou qui, les refusant à sa soif assouvie,
Au songe de la mort sacrifia sa vie ?
Ce doute existât-il, je voudrais l’encourir.
Une vie avec toi, puis à jamais mourir !
Une vie avec toi, puis l’enfer et ses flammes !
Une vie avec toi, puis la mort à nos âmes !
Car cette horrible vie est un enfer sans toi ;
Le néant éternel y commence pour moi !
Oui, c’en est fait, je fuis, je t’arrache à ce monde ;
Je te rapporte au ciel ........

(On entend la cloche de la chapelle qui sonne l’office du soir
et appelle les jeunes prêtres aux stalles.)

Je te rapporte au cielAirain sacré qui gronde,
Cri d’en haut qui m’appelle aux marches de ma croix,
Ah ! mon cœur égaré se retrouve à ta voix.


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Comme des ailes d’ange en mon ciel balancées,
Tu chasses de mon front mes honteuses pensées ;
Tu refoules le crime avec le désespoir
Dans ce sein, qui renaît aux accents du devoir.
De mes propres sanglots il semble que tu pleures.
Sympathique instrument de ces saintes demeures,
Que de poids d’un cœur lourd n’as-tu pas soulevé ?
Combien d’âmes en peine à tes plans ont rêvé !
Que d’aspirations, d’ardeurs sanctifiées,
Les anges à tes sons n’ont-ils pas confiées ?
Que de pesants soupirs, de l’ombre du saint lieu,
N’ont-ils pas remonté sur tes ailes à Dieu ?
Et combien n’as-tu pas des saintes agonies
Sonné pour la vertu les angoisses finies ?
Tu chantes aux mortels l’aube et le soir des jours ;
Tu sais combien du temps les longs moments sont courts,
Combien ce que la vie emporte sur son aile
Est sans comparaison avec l’heure éternelle.
Encore un peu d’exil, encore un peu de fiel,
Ô mon âme, et tes jours sonneront dans le ciel !


Marchons en attendant, marchons tête baissée,
Comme un homme écrasé du poids de sa pensée !
Au Dieu consolateur allons la confier.
Ah ! lorsque l’un pour l’autre on peut encor prier
Au vaste sein de Dieu dont l’amour nous rassemble,
Se rencontrer en lui, n’est-ce pas être ensemble ?


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De sa cellule, à Grenoble, 14 mai 1797.

Pour retremper mon âme au feu des saints parvis,
Chez ces hommes de Dieu, depuis deux ans je vis ;
Mais l’aspect de leur paix, de leur béatitude,
Ne peut de mon esprit dompter l’inquiétude.


Que le fardeau des jours semble léger pour eux !
Comme, à tous leurs devoirs portant un front heureux,
On sent que sans effort leur cœur vierge se sèvre !
Le sourire du juste est toujours sur leur lèvre ;
Jamais rien de leur sein ne soulève un soupir.
Ah ! si comme eux, mon cœur, tu pouvais t’assoupir !
Si l’apparition du passé qui se lève
Pouvait de mon regard s’effacer même en rêve !
Si l’ombre de ces murs pouvait me la cacher !
Mais sur mes pas toujours elle semble marcher ;
Mais sous chaque lambris, mais sous chaque colonne
Je la vois qui descend, qui monte, qui rayonne ;
Et si, pour échapper au fantôme adoré,
Je veux fermer les yeux, dans l’âme il est entré !…


Ô sommets de montagne ! air pur ! flot de lumière !
Vent sonore des bois, vagues de la bruyère !
Onde calme des lacs, flots poudreux des torrents,
Où l’extase égarait mes yeux, mes sens errants,

Où d’un bras convulsif, au lieu de ces froids marbres,
J’embrassais, en pleurant, les racines des arbres,
Et, me collant au sol comme pour écouter,
Je croyais sur mon cœur sentir Dieu palpiter !
Désert retentissant des bruits de la nature !
Que mon âme, à l’étroit dans cette enceinte obscure,
Pleurant son magnifique et premier horizon,
Brise d’ardents soupirs les murs de sa prison !
Il me semble, ô mon Dieu, que ce toit qui m’écrase
Rend plus lourde la vie et comprime l’extase ;
Que je respirerais plus librement ailleurs,
Que le vent sécherait l’âcreté de mes pleurs,
Et que l’air m’aiderait, comme il aide les aigles,
À m’élever à Dieu, mieux que ces froides règles !


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Ces hommes sont heureux cependant sous ces lois ;
Ils suivent sans détours leur route. Ah ! je le crois :
Ils n’ont pas respiré l’air de feu des tempêtes ;
L’ombre de ces arceaux couvrit toujours leurs têtes ;
De Dieu seul, de sa loi, leur souvenir est plein ;
Ils n’ont point à couver un foyer dans leur sein,
À tuer leur pensée, à tromper, à sourire
En cachant dans leur main l’aspic qui la déchire ;
Leur jour n’a pas une ombre et leur cœur pas un pli :
Mais moi, Seigneur, mais moi !… Mon Dieu, l’oubli, l’oubli !

Même maison, 25 juillet 1797.

Ah ! je me doutais bien que la fausse apparence
Aurait jusqu’au tombeau terni notre innocence,
Qu’on ne croirait jamais qu’en un même séjour
Deux cœurs dans le désert, couvant deux ans l’amour,
Se fussent conservés purs, seuls, sans autre garde
Que l’œil toujours présent du Dieu qui les regarde !
Ce soupçon est écrit pour moi sur tous les fronts ;
Leur sainte charité m’épargne les affronts :
Mais, malgré la douceur que leur parole affecte,
On voit qu’à leur vertu ma présence est suspecte,
Qu’on me craint, qu’on m’évite, et que je suis pour eux
Un objet de dégoût, comme un pauvre lépreux.
Partout où je parais, j’étends ma solitude ;
Seul au pied des autels, au repas, à l’étude,
Dans les délassements du soir plus seul encor.
Dès que mon pas résonne au bout du corridor,
La conversation cesse, et tout front est sombre ;
On se range, on s’écarte, on fait place à mon ombre ;
Chacun devant mes yeux détourne un œil glacé,
Et le bruit ne reprend qu’après que j’ai passé :
Et moi, baissant la tête, et sans un cœur qui m’aime,
Je passe en m’effaçant, tout honteux de moi-même.
Oh ! qu’un regard ami pourtant m’eût fait de bien !
Peut-être aussi mon cœur a-t-il voilé le mien ;
Peut-être que la flamme en mon sein amortie
A dévoré d’un jet toute ma sympathie,

Et que mon œil de marbre, incapable d’aimer,
Éteint tout sentiment qui voudrait s’allumer !


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Août 1797, Grenoble.

L’évêque enfin m’a dit : « J’abrége votre épreuve,
Mon fils ; de serviteurs ma pauvre église est veuve ;
La vieillesse, le glaive, ou l’infidélité,
Des pasteurs de mon peuple, hélas ! ont limité
Le nombre insuffisant déjà pour ses misères ;
L’herbe croît sur le seuil de tous mes presbytères ;
Chaque jour de l’année, une paroisse en deuil,
Où l’enfance est sans père et la mort sans cercueil,
Vient me redemander l’homme de l’Évangile.
Je pourrais vous donner à choisir entre mille ;
Mais vous n’ignorez pas, mon enfant, que sur nous
Le monde, avec raison, veille d’un œil jaloux ;
Qu’il veut, pour toucher Dieu, les mains chastes des anges.
Il a couru sur vous, mon fils, des bruits étranges :
Je veux les ignorer. Votre fidélité,
Si vous fûtes un jour faible, a tout racheté,
Le repentir, semblable au charbon d’Isaïe,
En consumant le cœur renouvelle la vie.
Mais l’ombre du passé ne doit jamais ternir
Le ministre du ciel ; nul mortel souvenir
Dans le prêtre de Dieu ne doit rappeler l’homme :
Du seul nom de pasteur il convient qu’on le nomme
Que son nom d’ici-bas dans l’autre soit perdu ;
Qu’il paraisse du ciel à l’autel descendu,
Et que l’éloignement, le mystère et la grâce,
De ses pas dans la vie aient effacé la trace.


» Il est, au dernier plan des Alpes habité,
Un village à nos pas accessible en été,
Et dont, pendant huit mois, la neige amoncelée
Ferme tous les sentiers aux fils de la vallée.
Là, dans quelques chalets sur les pentes épars,
Quelques rares tribus de pauvres montagnards,
Dans des champs rétrécis qu’ils disputent à l’aigle,
Parmi les châtaigniers sèment l’orge et le seigle,
Dont le pâle soleil de l’arrière-saison
Laisse à peine le temps d’achever la moisson.
Le Dieu de l’indigent vous donne ce royaume :
Son autel est de bois, et n’a qu’un toit de chaume ;
Mais mieux que sur l’autel de luxe éblouissant,
Aux mains jointes du peuple et du prêtre il descend.
Il se souvient encore que son humble lumière,
Avant l’orgueil du temple, éclaira la chaumière ;
Et ces âmes des champs, toutes du même prix,
Il vous les comptera là-haut. Allez, mon fils ! »




17 septembre 1797.

J’irai, j’attacherai mon âme aux solitudes,
J’écorcherai mes pieds dans des sentiers plus rudes.
Bénissez-moi, Seigneur ! que mon cœur consumé
Par l’amour, et puni pour avoir trop aimé,
Au foyer de l’autel s’éteigne et se rallume,
Et d’un feu plus céleste en mon sein se consume ;
Mais pour aimer en vous, avec vous et pour vous,
Tous, au lieu d’un seul être, et cet être dans tous !


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LETTRE À SA SŒUR


Du village de Valneige, mai 1798.

Ma sœur ! Oh ! quel doux temps ce doux nom me rappelle !
Tendre couple buvant à la même mamelle,
Que notre jeune mère, en se penchant sur nous,
Asseyait et berçait sur les mêmes genoux !
Ma sœur ! Oh ! laisse-moi l’effacer pour l’écrire,
Ce nom que mon regard n’est jamais las de lire,
Ce nom que j’écrirais du soir au lendemain,
Si je laissais mon cœur s’écouler sous ma main !
Oh ! ce nom si longtemps muet à mon oreille,
Combien de cendre éteinte en mon âme il réveille !
Toute cette moitié froide et morte du cœur
Retrouve à ce doux nom son monde intérieur,

Monde de sentiment, d’amour et d’innocence,
Où, comme en un berceau, Dieu couve notre enfance ;
Dont le regret cuisant nous poursuit ; où plus tard
L’œil se voile de pleurs en tournant un regard.


Ma mère ! Est-il bien vrai ? Dieu nous rend notre mère
(Les vents ont sous sa voile aplani l’onde amère),
Toi, ton mari, vous tous ! tous rendus par les flots ;
Plus, trois petits enfants pendant l’exil éclos,
Comme ces passereaux que dans notre jeune âge
Nous trouvâmes un jour sous l’arbre après l’orage,
Que du rameau cassé notre main recueillit,
Et qu’en ton tablier tu rapportas du nid.


Mais tu ne m’as pas dit assez sur eux, sur elle,
Oh ! sur elle surtout ! Ma mémoire fidèle
La voit bien à travers le lointain souvenir,
Telle qu’à mon départ je la vis me bénir,
Telle qu’une exceptée, aucune créature
Ne me laissa dans l’œil plus céleste figure.
Mais, dis-moi, rien n’a-t-il changé sur ses beaux traits ?
Le temps, le long exil, ses soucis, ses regrets,
Des vents plus froids ont-ils passé sur ce visage
Sans laisser, comme au ciel, trace de leur passage ?
Son œil a-t-il toujours ce tendre et chaud rayon
Dont nos fronts ressentaient la tiède impression ?
Sur sa lèvre attendrie et pâle a-t-elle encore
Ce sourire toujours mourant ou près d’éclore ?
Son front a-t-il gardé ce petit pli rêveur
Que nous baisions tous deux pour l’effacer, ma sœur,
Quand son âme, le soir, au jardin, recueillie,
Nous regardait jouer avec mélancolie ?

Les séparations et les longs désespoirs
N’ont-ils pas éclairci, dis-moi, ses cheveux noirs,
Ni blanchi sur son front ces deux boucles de soie
Où sa tempe pensive et profonde se noie ?
Sa voix a-t-elle encore ce doux timbre d’argent,
Ces caresses de sons sur des lèvres nageant,
D’où notre nom tombait et résonnait si tendre,
Que souvent ma pensée en rêve croit l’entendre ?
Et puis te serre-t-elle encor contre son sein,
Ainsi qu’elle faisait quand il était trop plein ?
Du matin et du soir sa pieuse caresse,
Ma sœur, te donne-t-elle aussi la même ivresse ?
Sens-tu, rien qu’à poser ton front sur ses genoux,
Ces extases du ciel qui descendaient sur nous ?…
Mon amour t’interroge avec inquiétude ;
Car les traits de sa main dont j’ai tant l’habitude,
Dans ce peu de mots d’elle à ta lettre ajouté,
Tromperaient l’œil d’un fils ; j’aurais presque douté,
Si la main ne s’était révélée aux paroles.
« Tu te fais, diras-tu, des symptômes frivoles ! »
Peut-être ; mais à l’œil longtemps sevré d’un fils,
Hélas ! tout est symptôme et peur, tout est sans prix ;
Il veut tout retrouver d’une tête si chère !
Le moindre trait de plume, ah ! c’est encor sa mère !
S’il voit dans l’écriture un signe de langueur,
Il craint qu’un changement n’altère aussi le cœur,
Que ces traits affaissés, que son œil étudie,
Ne révèlent au fond tristesse ou maladie.
Dis-moi que de sa main cette altération
N’était que du bonheur la tendre émotion !

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Et maintenant il faut que ma plume décrive
La demeure sauvage où Dieu veut que je vive.
Vous devez, dites-vous, savoir où me trouver,
Quand d’un frère ou d’un fils votre cœur veut rêver,
Afin qu’en se cherchant, nos âmes réunies
Hantent les mêmes bords, vivent des mêmes vies.
Ô mes anges absents, suivez-moi donc des yeux ;
Je vais vous raconter la maison et les lieux.


Sur un des verts plateaux des Alpes de Savoie,
Oasis dont la roche a fermé toute voie,
Où l’homme n’aperçoit, sous ses yeux effrayés,
Qu’abîme sur sa tête et qu’abîme à ses piés,
La nature étendit quelques étroites pentes
Où le granit retient la terre entre ses fentes,
Et ne permet qu’à peine à l’arbre d’y germer,
À l’homme de gratter la terre et d’y semer.
D’immenses châtaigniers aux branches étendues
Y cramponnent leurs pieds dans les roches fendues,
Et pendent en dehors sur des gouffres obscurs,
Comme la giroflée aux parois des vieux murs ;
On voit à mille pieds, au-dessous de leurs branches,
La grande plaine bleue avec ses routes blanches,
Les moissons jaune d’or, les bois comme un point noir,
Et les lacs renvoyant le ciel comme un miroir ;
La toise de pelouse, à leur ombre abritée,
Par la dent des chevreaux et des ânes broutée,
Épaissit sous leurs troncs ses duvets fins et courts,
Dont mille filets d’onde humectent le velours,

Et pendant le printemps, qui n’est qu’un court sourire,
Enivre de ses fleurs le vent qui les respire.
Des monts tout blancs de neige encadrent l’horizon,
Comme un mur de cristal, de ma haute prison,
Et, quand leurs pics sereins sont sortis des tempêtes,
Laissent voir un pan bleu de ciel pur sur nos têtes :
On n’entend d’autre bruit, dans cet isolement,
Que quelques voix d’enfants, ou quelque bêlement
De génisse et de chèvre au ravin descendues,
Dont le pas fait tinter les cloches suspendues ;
Les sons entrecoupés du nocturne Angelus,
Que le père et l’enfant écoutent les fronts nus,
Et le sourd ronflement des cascades d’écume,
Auquel, en l’oubliant, l’oreille s’accoutume,
Et qui semble, fondu dans ces bruits du désert,
La basse sans repos d’un éternel concert.


Les maisons, au hasard sous les arbres perchées,
En groupes de hameaux sont partout épanchées,
Semblent avoir poussé, sans plans et sans dessein,
Sur la terre, avec l’arbre et le roc de son sein ;
Les pauvres habitants, dispersés dans l’espace,
Ne s’y disputent pas le soleil et la place,
Et chacun sous son chêne, au plus près de son champ,
A sa porte au matin et son mur au couchant.
Des sentiers où des bœufs le lourd sabot s’aiguise
Mènent de l’un à l’autre, et de là vers l’église,
Dont depuis deux cents ans à tous ces pieds humains
Le baptême et la mort ont frayé les chemins.


Elle s’élève seule au bout du cimetière
Avec ses murs épais et bas, verdis de lierre,

Et ses ronces grimpant en échelle, en feston,
Jusqu’au chaume moussu qui lui sert de fronton.
On ne peut distinguer cette chaumière sainte
Qu’au plus grand abandon du petit champ d’enceinte,
Où le sol des tombeaux, par la mort cultivé,
N’offre qu’un tertre ou deux tous les ans élevé,
Que recouvrent bientôt la mauve et les orties,
Premières fleurs toujours de nos cendres sorties,
Et qu’à l’humble clocher qui surmonte les toits,
Et s’ouvre aux quatre vents pour répandre sa voix.


Ma demeure est auprès ; ma maison isolée
Par l’ombre de l’église est au midi voilée,
Et les troncs des noyers qui la couvrent du nord
Aux regards des passants en dérobent l’abord.
Des quartiers de granit que nul ciseau ne taille,
Tels que l’onde les roule, en forment la muraille :
Ces blocs irréguliers, noircis par les hivers,
De leur mousse natale y sont encor couverts ;
La joubarbe, la menthe, et ces fleurs parasites
Que la pluie enracine aux parois décrépites,
Y suspendent partout leurs panaches flottants,
Et les font comme un pré reverdir au printemps.
Trois fenêtres d’en haut, par le toit recouvertes,
Deux au jour du matin, l’autre au couchant, ouvertes,
Se creusant dans le mur comme des nids pareils,
Reçoivent les premiers et les derniers soleils ;
Le toit, qui sur les murs déborde d’une toise,
A pour tuiles des blocs et des pavés d’ardoise
Que d’un rebord vivant le pigeon bleu garnit,
Et sous les soliveaux l’hirondelle a son nid.
Pour défendre ce toit des coups de la tempête,
Des quartiers de granit sont posés sur le faîte ;

Et, faisant ondoyer les tuiles et les bois,
Au vol de l’ouragan ils opposent leur poids.


Bien que si haut assise au sommet d’une chaîne,
Son horizon borné n’a ni grand ciel, ni plaine :
Adossée au penchant d’un étroit mamelon,
Elle n’a pour aspect qu’un oblique vallon
Qui se creuse un moment comme un lac de verdure,
Pour donner au verger espace et nourriture ;
Puis, reprenant sa pente et s’y rétrécissant,
De ravins en ravins avec les monts descend.
Les troncs noirs des noyers, un pan de roche grise,
L’herbe de mon verger, les murs nus de l’église,
Le cimetière avec ses sillons et ses croix,
Et puis un peu de ciel, c’est tout ce que je vois.


Mais combien aux regards du peintre et du poëte,
En vie, en mouvement, la nature rachète
Ce qu’elle a refusé d’espace à l’horizon !
Une cascade tombe au pied de la maison,
Et le long d’une roche, en nappe blanche et fine,
Y joue avec le vent, dont un souffle l’incline ;
Y joue avec le jour, dont le rayon changeant
Semble s’y dérouler dans ses réseaux d’argent,
Et par des rocs aigus, dans sa chute brisée,
Aux feuilles du jardin se suspend en rosée.
Légère, elle n’a pas ce bruit tonnant et sourd
Qu’en se précipitant roule un torrent plus lourd ;
Elle n’a qu’une plainte intermittente et douce,
Selon qu’elle rencontre ou la pierre ou la mousse,
Que le vent faible ou fort la fouette à ses parois,
Lui prête ou lui retire ou lui rend plus de voix ;

Dans les sons inégaux que son onde module,
Chaque soupir de l’âme en note s’articule :
Harpe toujours tendue, où le vent et les eaux
Rendent dans leurs accords des chants toujours nouveaux,
Et qui semble la nuit, en ces notes étranges,
L’air sonore des cieux froissé du vol des anges.
Maintenant vous avez mon horizon dans l’œil :
Demain vous passerez, ma sœur, mon pauvre seuil.




SUITE DE LA LETTRE À SA SŒUR


Valneige, 3 mai 1798.

Une cour le précède, enclose d’une haie
Que ferme sans serrure une porte de claie.
Des poules, des pigeons, deux chèvres, et mon chien,
Portier d’un seuil ouvert et qui n’y garde rien,
Qui jamais ne repousse et qui jamais n’aboie,
Mais qui flaire le pauvre et l’accueille avec joie ;
Des passereaux montant et descendant du toit,
L’hirondelle rasant l’auge où le cygne boit ;
Tous ces hôtes, amis du seuil qui les rassemble,
Famille de l’ermite, y sont en paix ensemble ;

Les uns couchés à l’ombre en un coin du gazon,
D’autres se réchauffant contre un mur au rayon ;
Ceux-ci léchant le sel le long de la muraille,
Et ceux-là becquetant ailleurs l’herbe ou la paille ;
Trois ruches au midi sous leurs tuiles ; et puis
Dans l’angle, sous un arbre, au nord, un large puits
Dont la chaîne rouillée a poli la margelle,
Et qu’une vigne étreint de sa verte dentelle :
Voilà tout le tableau. Sept marches d’escalier
Sonore, chancelant, conduisent au palier,
Qu’un avant-toit défend du vent et de la neige,
Et que de ses réseaux un vieux lierre protége ;
Là, suspendus le jour au clou de mon foyer,
Mes oiseaux familiers chantent pour m’égayer.


Jusqu’ici, grâce aux lieux, au ciel, à la nature,
Ton doux regard de sœur sourit à ma peinture ;
Ta tendre illusion dure encor : mais, hélas !
Si tu veux la garder, ô ma sœur, n’entre pas !…
Mais non, pour vos deux cœurs je n’ai point de mystère :
Pourrais-je devant vous rougir de ma misère ?
Entrez, ne plaignez pas ma riche pauvreté :
Ces murs ne sentent pas leur froide nudité !


Des travaux journaliers voilà d’abord l’asile,
Où le feu du foyer s’allume, où Marthe file ;
Marthe, meuble vivant de la sainte maison,
Qui suivit dans le temps son vieux maître en prison,
Pauvre fille, à ces murs trente ans enracinée,
Partageant leur prospère ou triste destinée,
Me servant sans salaire et pour l’honneur de Dieu,
Surveillant à la fois la cure et le saint lieu,

Et qui, voyant de Dieu l’image dans son maître,
Croit s’approcher du ciel en vivant près du prêtre ;
Quelques vases de terre, ou de bois, ou d’étain,
Où de Marthe attentive on voit briller la main ;
Sur la table un pain noir sous une nappe blanche,
Dont chaque mendiant vient dîmer une tranche.
Des grappes de raisin que Marthe fait sécher,
De leur pampre encor vert décorent le plancher ;
La séve en hiver même y jaunit leurs grains d’ambre.
De ce salon rustique on passe dans ma chambre ;
C’est celle dont le mur s’éclaire du couchant.
Tu sais que pour le soir j’eus toujours du penchant,
Que mon âme un peu triste a besoin de lumière,
Que le jour dans mon cœur entre par ma paupière,
Et que j’aimais tout jeune à boire avec les yeux
Ces dernières lueurs qui s’éteignent aux cieux.
La chaise où je m’assieds, la natte où je me couche,
La table où je t’écris, l’âtre où fume une souche,
Mon bréviaire vêtu de sa robe de peau,
Mes gros souliers ferrés, mon bâton, mon chapeau,
Mes livres pêle-mêle entassés sur leur planche,
Et les fleurs dont l’autel se pare le dimanche,
De cet espace étroit sont tout l’ameublement.


Tout ! oh non ! j’oubliais son divin ornement,
Qui surmonte tout seul mon humble cheminée,
Ce Christ, les bras ouverts et la tête inclinée,
Cette image de bois du Maître que je sers,
Céleste ami, qui seul me peuple ces déserts ;
Qui, lorsque mon regard le visite à toute heure,
Me dit ce que j’attends dans cette âpre demeure,
Et, recevant souvent mes larmes sur ses piés,
Fait resplendir sa paix dans mes yeux essuyés.

Ce Christ ! tu le connais ; c’est celui que ma mère
Colla dans l’agonie aux lèvres de mon père ;
C’est celui que, plus tard, moi-même en un grand jour
Au pur sang d’un martyr je teignis à mon tour.
D’autres lèvres encore il conserve la trace,
Et Dieu sait de combien de pitié je l’embrasse !…


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SUITE DES LETTRES À SA SŒUR


Valneige, 4 mai 1798.

Tu me demanderas de quoi j’existe ici !
Je me le demandai, moi, bien souvent aussi.
Mais pour l’homme et l’oiseau la Providence est grande.
De l’autel relevé la volontaire offrande,
Ces âmes qui, cherchant une voix pour prier,
À défaut d’ange, hélas ! nous glissent leur denier ;
Les époux qu’on bénit, les enfants qu’on baptise,
Ces dîmes du bonheur que l’on jette à l’église,
Quelques fonds que l’évêque adresse à ses curés,
Le jardin, le verger, quelques arpents de prés,

Les châtaignes, les noix, de petits coins de terre
Que je bêche moi-même autour du presbytère,
Suffisent amplement pour moi, Marthe, et le chien.
À la table frugale il ne nous manque rien :
Le lait de mon troupeau, le vin blanc de mes treilles,
Les fruits de mes pommiers, le miel de mes abeilles,
Tout abonde ; le pain y cuit pour l’indigent,
Et Marthe dans l’armoire a même un peu d’argent.
Qui m’eût dit qu’un peu d’or me ferait tant de joie ?
Je n’en ai pas besoin, prenez, je vous l’envoie !…




SUITE DES LETTRES À SA SŒUR


5 mai 1798.

Voulez-vous maintenant, ô mes anges, savoir
Comment je fais toucher le matin et le soir,
Et par quelle insensible et monotone chaîne
Le jour s’unit au jour, et forme la semaine ?
Ah ! chaque heure le sait quand elle s’accomplit.
La cloche avant le jour m’arrache de mon lit :
Je crois entendre, au son de sa voix balancée,
L’ange qui du sommeil appelle ma pensée,
Et lui donne à porter son fardeau pour le jour.
Je convoque à l’autel les maisons d’alentour :

Des vieillards, des enfants, quelques pieuses femmes,
Ceux qui sentent de Dieu plus de soif dans leurs âmes,
D’un cercle rétréci m’entourent à genoux :
Le Dieu des humbles fois descend du ciel sur nous.
Combien la sainte aurore et ses voûtes divines
Entendent de soupirs s’échapper des poitrines,
Et d’aspirations de terre s’élancer !
Et combien il est doux, ô ma sœur, de penser
Que tous ces poids du cœur que cette heure soulève,
Sur ses propres soupirs au ciel on les élève ;
Qu’à chacun à leur place on rapporte un saint don,
Grâce, miséricorde, amour, paix ou pardon ;
Que l’on est l’encensoir où tout cet encens brûle.
Et la corbeille pleine où le pain qui circule,
Symbole familier du céleste aliment,
Va nourrir tout ce peuple avec un pur froment !
Du Maître en peu de mots j’explique la parole :
Ce peuple du sillon aime la parabole,
Poëme évangélique, où chaque vérité
Se fait image et chair pour sa simplicité.
Lorsque j’ai célébré le pieux sacrifice,
J’enseigne les enfants, je me fais leur nourrice ;
Je donne goutte à goutte à leurs lèvres le lait
D’une instruction simple et tendre, et qui leur plaît.
Je rentre ; et, du matin la tâche terminée,
À ma table, de fruits et de lait couronnée,
Je m’assieds un moment, comme le voyageur
Qui s’arrête à moitié du jour et reprend cœur.
Le reste du soleil, dans mes champs je le passe
À ces travaux du corps dont l’esprit se délasse ;
À fendre avec la bêche un sol dur ; à semer
L’orge qu’un court été pressera de germer ;
À faucher mon pré mûr pour ma blonde génisse ;
À délier la gerbe afin qu’elle jaunisse ;

À faire à chaque plante, à son heure, pleuvoir
En insensible ondée un pesant arrosoir ;
Car de l’homme à la fois cette terre réclame
La sueur de son front et la sueur de l’âme.
Le soir, quand chaque couple est rentré du travail,
Quand le berger rassemble et compte son bétail,
Mon bréviaire à la main, je vais de porte en porte,
Au hasard et sans but, comme le pied me porte ;
M’arrêtant plus ou moins un peu sur chaque seuil ;
À la femme, aux enfants, disant un mot d’accueil ;
Partout portant un peu de baume à la souffrance,
Aux corps quelque remède, aux âmes l’espérance,
Un secret au malade, aux partants un adieu,
Un sourire à chacun, à tous un mot de Dieu.


Ainsi passe le jour, sans trop peser sur l’heure.
Mais quand je rentre seul dans ma pauvre demeure,
Que ma porte est fermée, et que la longue nuit,
Excepté dans ma tempe, a fait tomber tout bruit,
Ah ! ma sœur, c’est alors que mon âme blessée
Sent son mal, et retourne en saignant sa pensée,
Comme on retourne en vain le fiévreux dans son lit ;
C’est alors qu’une image ou l’autre me poursuit ;
Que vous m’apparaissez, vous, ma sœur et ma mère,
Avec tout ce qui rend l’absence plus amère,
Avec vos traits si doux, avec vos douces voix,
Vos tendresses, vos mots, vos baisers d’autrefois ;
Et que de ce passé la présence est si forte,
Que je vous tends les bras, que mon âme m’emporte
Vers vous, et dans le sein d’autre fantôme cher ;
Que je crois vous revoir, vous parler, vous toucher,
Et qu’en ne retrouvant qu’un chevet solitaire,
Mon cœur comme en tombant s’écrase contre terre.

Alors, pour m’arracher par force à ce transport,
Pour desserrer les dents du serpent qui me mord,
Le front brûlant, collé sur ma table de chêne,
J’attache mon esprit, comme avec une chaîne,
À ces livres usés du regard qui les lit,
Où le jour de ma lampe en m’éclairant pâlit.
Comme un esprit du doute et de la solitude,
J’enivre ma raison de science et d’étude :
Tantôt, dans ces débris que l’histoire a laissés
Comme des siècles morts les pas presque effacés,
Je cherche à retrouver les traces d’une route,
Ce vain fil qui se brise entre les mains du doute,
Ce long dessein de Dieu qui mène les humains,
Fait de leurs monuments la fange des chemins,
Dissipe leur empire et leur foi comme un rêve,
Sur leur propre monceau de débris les élève,
Et du dogme et du temps, qui ne croit plus finir,
Ne fait qu’un marchepied pour l’obscur avenir.
Mais ce fil dans mes mains se brouille, à chaque haleine,
Dans l’énigme de Dieu dont chaque page est pleine ;
Des choses, des esprits l’éternel mouvement
N’est pour nous que poussière et qu’éblouissement :
Le mystère du temps dans l’ombre se consomme ;
Le regard infini n’est pas dans l’œil de l’homme,
Et devant Dieu, caché dans sa fatalité,
Notre seule science est notre humilité !


Tantôt, las de sonder ces obscures merveilles,
Je livre aux bardes saints mon âme et mes oreilles ;
J’écoute avec le cœur ces chœurs mélodieux
Qui, se brisant à terre en retombant des cieux,
En soupirs immortels sur la harpe éclatèrent,
Et pour diviniser leurs plaintes les chantèrent.

Oh ! de l’humanité ces hommes sont la voix ;
Les mots harmonieux s’ordonnent à leur choix
Comme au signe de Dieu s’ordonnent ses ouvrages,
Et vibrent en musique ou brillent en images ;
Leurs vers ont des échos cachés dans notre cœur ;
Ils versent aux soucis cette molle langueur,
Cet opium divin que, dans sa soif d’extase,
Le rêveur Orient puise en vain dans son vase :
Mais eux, l’ange des vers leur apporte aux autels,
Pour s’enivrer de Dieu, des rêves immortels !
Ils versent goutte à goutte en mon âme attendrie,
Comme un sommeil du ciel, leur tendre rêverie ;
Mon songe, enfant des leurs, les suit ; et quelquefois,
Comme une voix qui chante entraîne une autre voix,
Ma lèvre, s’abreuvant aux flots de leurs ivresses,
Se surprend à chanter avec eux ses tristesses.
Plus souvent, desséché par mon affliction,
Je trempe un peu ma lèvre à l’Imitation,
Livre obscur et sans nom, humble vase d’argile,
Mais rempli jusqu’au bord des sucs de l’Évangile,
Où la sagesse humaine et divine, à longs flots,
Dans le cœur altéré coulent en peu de mots ;
Où chaque âme, à sa soif, vient, se penche et s’abreuve
Des gouttes de sueur du Christ à son épreuve ;
Trouve, selon le temps, ou la peine ou l’effort,
Le lait de la mamelle ou le pain fort du fort ;
Et, sous la croix où l’homme ingrat le crucifie,
Dans les larmes du Christ boit sa philosophie !…
Ainsi lisant, priant, écrivant tour à tour,
Tantôt le cœur trop plein et débordant d’amour,
Tantôt frappant mon sein sans que l’onde en jaillisse,
Ne trouvant qu’une lie au fond de tout calice,
Puis regardant fumer ma lampe qui pâlit,
Puis tombant à genoux sur les bords de mon lit,

Mouillant de pleurs mes draps qu’entre mes dents je froisse,
En sanglots étouffés comprimant mon angoisse ;
Puis, quand du coup au cœur tout le sang a coulé,
Relevant vers la croix un regard consolé,
Ouvrant mes deux volets pour respirer à l’aise
Les brises de la nuit dont la fraîcheur m’apaise,
Le front pâle et terni d’une moite sueur,
Dans mes veilles sans fin je ressemble, ô ma sœur,
À ce Faust enivré des philtres de l’école,
De la science humaine éblouissant symbole,
Quand dans sa sombre tour, parmi ses instruments,
On l’entendait causer avec les éléments,
Et qu’au lever du jour, dans son laboratoire,
On ne retrouvait plus qu’un peu de cendre noire.
Hélas ! si ce n’était la grâce du Seigneur,
Que retrouverait-on le matin dans mon cœur ?
Oui, c’est Faust, ô ma sœur, mais dans ces nuits étranges,
Au lieu d’esprits impurs, consolé par les anges !
Oui, c’est Faust, ô ma sœur, mais Faust avec un Dieu.
Que de choses encor ! La cloche sonne, adieu.

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(Un grand nombre de pages manquaient ici au manuscrit.)