Jock et ses amis/V

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Alice Decker d’après E. Hohler
Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVIII, 1903



V

Le visiteur de M. Grimshaw.


Après cette première visite, Jock revint souvent chez le notaire. Il arrivait généralement le matin chercher Molly pour se promener avec lui. Le grand-père hésita d’abord à laisser sa petite-fille sous la garde de ce garçonnet, mais il vit bientôt qu’il n’y avait aucune crainte à avoir.

Jock, en effet, était un sage protecteur pour sa petite compagne ; il semblait si raisonnable, si attentif, que M. Harrison se sentait parfaitement tranquille après la lui avoir confiée. Molly revenait de ses longues courses, les souliers crottés, les vêtements en désordre ; mais sa figure exprimait tant de bonheur, de santé, que les reproches expiraient sur les lèvres.

Malgré les gâteries du grand-père, l’isolement de Molly avait jusque-là été un peu pénible pour celle-ci ; le plaisir qu’elle trouvait dans la compagnie de Jock, l’orgueil que lui inspiraient ses confidences ne sauraient s’exprimer.

Quant à Jock, il jouissait du bonheur d’avoir une compagne infatigable, d’une humeur toujours sereine, entrant dans ses desseins avec un intérêt égal à celui qu’il éprouvait lui-même ; qui écoutait ses projets d’avenir avec sympathie et la conviction que la gloire les couronnerait un jour.

Tramp avait pris cette nouvelle amie sous sa protection et l’accablait de ses caresses. Tous les trois faisaient ensemble des excursions sur les landes ; ou bien, Molly s’intéressait à un travail que son compagnon achevait en secret dans l’intention de ménager une surprise à son oncle.

Peu à peu la confiance de Jock s’accentua : il parla de sa vie heureuse avant la mort de son père, du collège où il avait vécu, des amis qu’il s’y était faits ; comment Doris et sa mère lui avaient été confiées, et combien pesait sur lui le sentiment de la responsabilité, puisqu’il avait à peine laissé paraître le chagrin de la perte de son père, de peur d’ajouter à leur douleur.

Ensuite, ce furent des confidences sur leur pauvreté, sur la petite ferme que leur mère détestait tant, sur les humbles vêtements de la jolie Doris ; sur l’école où les élèves étaient si différents des anciens camarades. Et, le plus triste de tout, ajoutait Jock, c’est que sa mère ne semblait pas comprendre ses bons désirs ; elle le regardait comme un enfant insouciant, désobéissant, et concentrait toute son affection sur sa petite sœur, plus attrayante que lui.

Jock ne se plaignait pas, il ne parlait des siens qu’en termes affectueux, mais Molly tirait judicieusement des conséquences de leurs entretiens ; elle éprouvait pour Mme Pole un sentiment amer, presque haineux.

Ainsi s’écoulaient les heureux congés. Chaque matin, Jock s’éveillait avec la certitude qu’un jour de plaisir se levait, et, pour lui, Gray-Tors était le meilleur coin de la terre.

Depuis quelque temps déjà on n’avait parlé de Beggarmoor, lorsqu’un jour, au dîner, M. Grimshaw annonça l’arrivée du savant qui devait examiner la lande. Jock était invité à faire le voyage, s’il en avait le désir.

L’enfant fut enchanté de cette proposition : la blanche chaumière isolée, au milieu des collines, avait gagné son cœur ! Il s’était persuadé qu’un trésor était enfoui dans quelque partie de ce terrain stérile. Après le dîner il resta aux alentours de la maison, attendant avec impatience le moment du départ. Lorsque la voiture eut ramené de la gare l’hôte attendu, il le laissa pendant quelque temps en conversation avec son oncle, puis, bravement, il ouvrit la porte de la bibliothèque, où se tenait le conciliabule.

À son entrée, M. Grimshaw et son hôte levèrent vivement la tête. Avec la plus grande satisfaction, Jock constata qu’ils examinaient ensemble un petit pont en bois, fruit de son travail, et que le matin même il avait offert à son oncle.

« Voici notre ingénieur, n’est-ce pas ? » dit l’étranger.

C’était un jeune homme au visage agréable qu’éclairait un franc sourire. Jock se sentit attiré vers lui.

« Je voudrais être ingénieur un jour, balbutia-t-il timidement.

— Je n’en doute pas, mon enfant. Si vous avez pu faire ceci tout seul, on parlera de vous un jour, répliqua l’étranger. Monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers l’oncle, beaucoup d’enfants feraient un travail correct en apparence ; mais ici on aperçoit des proportions exactes et une précision mathématique : c’est surprenant pour un début. »

Jock était ravi de cet éloge. Jamais encore il n’avait reçu d’encouragement d’un juge compétent. Pendant la course vers Beggarmoor, l’étranger et lui ne s’entretinrent que de mécanique, tandis que M. Grimshaw écoutait leur conversation animée.

Aussitôt qu’ils furent descendus de voiture, le vieux monsieur s’entretint à voix basse avec l’ingénieur, pendant que l’enfant marchait à quelques pas.

Comme ils approchaient du champ où travaillaient les ouvriers, Bagshaw sortit en courant de sa chaumière pour aller les rejoindre. Jock se plaça en observation sur le mur.

Il vit alors son oncle emmener le fermier dans une direction opposée pour laisser à son ami la liberté d’examiner le puits et de questionner les travailleurs. Leurs réponses étaient sans doute intéressantes, car l’ingénieur semblait observer minutieusement le sol, en même temps qu’il prenait des notes sur une feuille de papier.

Le petit garçon commença bientôt à s’ennuyer. Se laissant glisser en bas du mur, il s’achemina vers le sentier par lequel ils étaient venus.

Molly l’avait souvent supplié de l’emmener voir le lieu dont il faisait une si brillante description. Pendant qu’il marchait ainsi, il lui vint une idée. En suivant la route, la promenade était trop longue pour la petite fille, mais, un prenant un chemin de traverse dans la lande, la distance serait diminuée de moitié.

Quand Jock atteignit l’endroit où la route bifurque en faisant un grand détour vers la ville, il vit que le chemin par la lande ne leur laissait aucun espoir de s’en tirer ; il n’y avait d’abord nulle trace de sentier ; de la route, on n’accédait à cette lande que par un haut talus presque à pic ; du côté de la ville, le chemin était obstrué par d’énormes rochers gris d’un abord impraticable ; autour, pas le moindre passage : partout un sol marécageux et perfide.

Jock, agenouillé au bord de la route, essaya de découvrir si une ouverture, qu’il croyait voir au bas des rochers, ne serait pas l’entrée d’un souterrain. Pendant cet examen, l’enfant, perdant l’équilibre, roula jusqu’au bas de la pente, la tête la première.

Après le premier moment d’émotion, il constata qu’il était tombé dans un terrain boueux qui laissait sur ses habits de multiples taches noires. Par un violent effort, il réussit à s’arracher de ce marécage et à se hisser sur un rocher situé à proximité. Sans aucun souci pour ses vêtements, déjà fort endommagés, Jock voulut s’assurer de l’existence du souterrain qu’il avait soupçonné ! Non sans désappointement, il se rendit compte qu’il n’existait là qu’une simple crevasse, juste assez large pour livrer passage à un enfant.

Après qu’il eut franchi l’étroite ouverture, celle-ci s’élargissant, il avança assez facilement entre les rochers ; bientôt, il déboucha de l’autre côté de la lande ; dans un bas-fond, la ville apparaissait distinctement.

Ce passage, que Jock venait de franchir, réalisait son rêve ; par là on pouvait gagner la ville et la distance était deux fois moins longue que par la route. En revenant sur ses pas, Jock fut obligé de reconnaître que ce serait un chemin à peine convenable pour Molly ; malgré les plus grandes précautions, on enfonçait dans la tourbe presque jusqu’aux genoux. Haletant, épuisé, le jeune explorateur arriva au sommet du talus, où il fut obligé de faire une halte.

Grelottant dans ses babils mouillés, Jock, pour combattre le froid, partit à la recherche de M. Grimshaw, tout en appréhendant les réprimandes que lui mériterait le désordre de ses habits. Au premier moment, le vieux monsieur parut fort mécontent, puis une idée lumineuse sembla surgir dans l’esprit du vieillard, son regard s’adoucit et ce fut en souriant qu’il accueillit son jeune parent.

« Jock, où donc as-tu été ? Tu t’es mis dans un bel état ! Comment vais-je te ramener à la maison ? Si vous le faisiez entrer dans votre chaumière », ajouta-t-il en se tournant vers Bagshaw qui, comme de coutume, se tenait tout près de lui.

Jock devina que, de nouveau, son onde prenait un prétexte pour se débarrasser du fermier. Avant d’entrer dans la chaumière, il se détourna ; sa supposition fut confirmée par la vue de M. Grimshaw penché sur une feuille de papier qu’il tenait à la main et qu’il paraissait examiner avec intérêt.

Bagshaw s’était retourné et observait aussi.

« Ce morceau de papier semble bien l’absorber, murmura-t-il en entrant dans son logis. Je voudrais savoir quels renseignements sont renfermés là ?

— Moi aussi je voudrais bien y jeter un coup d’œil », dit Jock.

Le fermier lui lança un regard perçant, mais, pour le moment, n’insista pas sur ce sujet. Tramp fit une diversion par la fureur de ses grognements chaque fois que Bagshaw s’avisait de bouger. Voyant que le fermier s’effrayait des allures de ranimai, Jock mit le chien dehors. Après quoi il exposa au feu ses souliers mouillés, et, tout en faisant sécher ses bas, promena ses regards autour de la petite pièce.

« Quel joli couteau vous avez ! » s’écria-t-il bientôt en prenant sur la table un très beau couteau de poche.

Bagshaw leva les yeux : une sorte de sourire illumina sa face bourrue,

« Il sera à vous, jeune homme, si vous voulez me rendre un service. Procurez-moi ce papier que M. Grimshaw examinait avec tant de soin. Vous avez témoigné, vous-même, le désir de le voir.

— Si vous désirez en prendre connaissance, pourquoi ne demandez-vous pas à M. Grimshaw de vous le montrer ?

— Non, non, je ne veux pas de cela. Vous demanderez ce papier comme pour vous ; puis, à l’insu de votre oncle, vous trouverez le moyen de me le passer pour que j’y jette un coup d’œil. »

Jock laissa tomber le couteau et se retourna indigné.

« Croyez-vous que je consente à faire cela pour aucun prix ? Je dirai à votre maître que vous êtes un vieux fripon. »

L’enfant saisit ses souliers et s’enfuit de la chaumière, poursuivi par les insultes du fermier.

Une fois dehors, se sentant protégé par Tramp, il s’assit pour mettre sa chaussure et réfléchit à la proposition qu’on venait de lui faire.

Il y avait en ces lieux quelque mystère. Jock, l’esprit rempli d’histoires qu’il avait lues, était persuadé qu’if s’agissait d’un trésor ; son oncle voulait le trouver sans éveiller les soupçons, et Bagshaw avait résolu de le voler. En tout cela, il ne voyait qu’une aventure à laquelle il aurait le plaisir de prendre part. Un seul point l’embarrassait : devait-il raconter à son oncle ce qui venait de se passer ? il hésitait, dans la crainte de provoquer une scène semblable à celle qui l’avait tant effrayé lors de leur première visite à Beggarmoor.

Finalement, il se décida à se taire pour le moment en essayant de prémunir son oncle contre la fourberie de cet homme. Sa résolution arrêtée, il partit en courant rejoindre M. Grimshaw. Il le trouva déjà installé dans la voiture, tandis que l’étranger se disposait à se rendre à la ville pour prendre le train.

« Au revoir, mon enfant, dit le jeune ingénieur : persévérez dans votre travail, et adressez-vous à moi quand l’aide d’un ami vous sera utile. Je m’intéresse toujours aux jeunes gens qui, comme vous, se sentent attirés vers ma profession. »

Jock le remercia avec effusion en lui serrant la main ; puis, voyant son oncle perdre patience, il monta en voiture ; alors seulement, il se souvint qu’il n’avait pas demandé le nom de son nouvel ami.

Quand Jock rejoignit son oncle, le vieux monsieur étudiait le fameux papier qui s’était couvert de dessins avec des indications à la marge.

« Eh bien ! est-ce toujours ton désir de posséder Beggarmoor ? demanda M. Grimshaw en remettant soigneusement le papier dans son carnet.

— Je ne l’ai jamais autant souhaité ; mais je crains qu’il n’y ait pas beaucoup de chance de l’avoir, répliqua Jock en souriant.

— Qui sait ? Il arrive parfois des choses si étranges. Il y a un trésor à Beggarmoor, mais il s’agit de le trouver.

— S’il y a un trésor en cet endroit, il me semblerait plus sage de l’enlever, dit l’enfant ; je ne crois pas à la probité de Bagshaw. »

Son oncle, en voyant son sérieux, se contenta de rire.

« Le voleur le plus habile ne saurait atteindre ce bien précieux. Ne crains pas que Bagshaw le découvre, mon enfant. Garde ta prédilection pour Beggarmoor ; qui sait si quelque jour tu ne posséderas pas la pauvre lande. »

Et le vieillard rit tout haut comme s’il goûtait une joie intime et délicieuse.

« Je ne changerai pas d’idée, reprit Jock, d’un ton de conviction ; seulement j’aimerais à avoir Molly pour habiter avec moi. Puis, voulant expliquer sa pensée il ajouta : elle ne ressemble point aux autres petites filles. »