Joie dans le ciel/11

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Grasset (p. 113-124).

XI

Et c’est vers ce temps, en effet, qu’ils ont commencé à ne plus bien connaître leur bonheur.

Ils ne savaient pas ce qui arrivait : il leur a semblé que leur bonheur s’en allait d’eux, parce qu’il était toujours le même.

Leur bonheur les quittait, parce que la terre les quittait ; leur bonheur s’en allait, parce que la terre s’en allait.

Ils étaient venus avec leurs souvenirs, leurs souvenirs s’étaient usés. Ils étaient venus avec leurs histoires, ils se les étaient racontées ; elles étaient tombées d’eux comme le fruit tombe de l’arbre, et puis l’arbre n’a plus de fruits.

— Qu’est-ce que tu as ? disait Augustin.

— Je n’ai rien.

Ils faisaient le chemin fait déjà tant de fois par eux ; « rien du tout », disait Augustine.

De nouveau, l’écureuil est dans son arbre ; il montait, il redescendait :

— Es-tu bien ?

— Je suis bien.

L’écureuil à présent s’était engagé sur une branche allant à plat dans la direction de l’arbre voisin ; la branche se balança un instant sous le poids de l’écureuil, elle se balance à vide.

— Tu es toujours contente ?

— Je suis toujours contente.

Il ne savait plus. Il n’y avait plus moyen de savoir. Il n’y avait plus de comparaison possible. Il n’y avait plus de mesure à rien.

Il cueillait une fleur jaune d’arnica, il la mettait sur l’eau du bisse, la fleur tournait sur elle-même, s’en allait.

— Augustine, petite Augustine, la fleur s’en va…

Augustine :

— La fleur s’en va.

— Mais sais-tu où elle va ?

— D’abord, elle traversera le bois ; ensuite, elle arrivera dans le pré ; elle passera au pied du talus où il y a des saules qui sont comme des hommes à grosses têtes, les bras en l’air ; elle passera sous la route ; elle descendra, elle descendra…

Il lui demanda :

— Et après ?

Elle répondit :

— Après, c’est des pays que je ne connais pas.

— Moi, je les connais…

Mais il vit tout à coup qu’il ne les connaissait plus. Là où il croyait les trouver, il y avait dans sa tête une place inoccupée.

Rien n’allait plus jamais changer. Le cœur ne ferait plus de voyages. Le cœur trouve tout où il est. On fait ce qu’on a déjà fait. Il poserait de nouveau une fleur sur le courant. Il regarderait l’écureuil grimper à son tronc, en redescendre. Par les petites lucarnes percées dans le couvert des branches, une même couleur de ciel continuerait à se montrer.

Pitôme est toujours assis devant son alambic sur un tabouret de cuisine ; il caresse sa fine barbe blanche ; il disait :

— Il n’y a plus d’impureté.

« Autrefois, disait-il, quand je mettais tremper mes racines, c’était effrayant de voir l’épaisseur d’écume qui se formait sur le baquet ; il fallait la lever trois, quatre fois de suite. À présent, les racines fermentent bien toujours, mais l’eau reste aussi claire que si on venait d’aller la chercher à la fontaine. »

De l’alambic, tombait goutte à goutte dans un pot de terre la liqueur chaude encore, faisant un tout petit bruit comme celui d’une pendule qui bat.

Quand le pot était plein, Pitôme allait le vider dans une bouteille.

Il y avait aussi des dames-jeannes, qui sont des grosses bonbonnes prises jusque plus haut que le ventre dans une espèce de tricot d’osier ; autrefois, il y attachait des étiquettes, avec l’année écrite dessus ; quand il vous donnait à goûter de sa liqueur, il était comme un vigneron qui parle de son vin ; il vous disait : « Ça c’est de la 1928, ça c’est de la 1931… » ; maintenant toutes ses cuvées se ressemblaient, il y avait trop de parenté de l’une à l’autre : « C’est toujours du tout bon, disait Pitôme, toujours de l’extra, toujours le fin du fin, le sommet du meilleur… »

On buvait dans un gros verre épais dont on ne remplissait que le fond ; et, en effet, il n’était pas possible d’imaginer une perfection de goût plus grande ; alors on se mettait à hocher la tête comme quand on approuve ; mais peut-être vous manquait-il le plaisir de la surprise, peut-être cette perfection même était-elle trop attendue pour qu’on pût en jouir comme on aurait voulu.

— Car, dans le temps, disait Pitôme, ce n’était pas la même chose et le diable sûrement était encore dans ces bouteilles, parce qu’il devait y rester quand même de l’impureté… Dans l’autre vie, on ne savait jamais ; il fallait d’abord laisser agir l’esprit. Où était l’homme véritable, pouvez-vous me le dire, dans l’autre vie ? Est-ce celui qui se montrait d’abord, ou bien celui qui ne se montrait qu’ensuite ? Celui de tous les jours ou celui d’un moment ? On n’était sûr de rien. Les meilleurs amis… L’occasion, je dis, un petit verre. Les meilleurs amis, voyez-vous…

On croyait qu’il allait commencer une histoire, comme il en avait eu sans doute l’intention ; — tout à coup il s’arrêtait.

L’histoire tombait de lui.

Comme quand on coupe un fil et ce qu’il y a au bout du fil tombe.

Et Chemin, dans son atelier, continuait à peindre son tableau où il ne mettait que des couleurs claires : alors il s’étonnait de voir qu’elles éclairaient toujours moins.

Il continuait à se tenir devant son tableau où toutes les choses étaient belles ; c’était, sur son tableau, comme si elles ne l’étaient plus.

Tout était trop beau, à présent. Ce n’était plus comme dans l’ancienne vie. Autrefois, dans cette ancienne vie, on avait un cœur qui était comme le ciel, c’est-à-dire le plus souvent gris, tandis qu’à présent chaque jour le soleil entrait par les vitres, faisant fidèlement briller autour de Chemin les objets taillés dans le beau mélèze rose ou dans du cœur de sapin qui sent bon. Autrefois, on n’était presque jamais content de soi, un jour tous les dix jours tout au plus, une fois toutes les deux semaines. Les dimanches, du cœur étaient rares, en ce temps-là. Chemin tapotait contre l’établi sa pipe restée à moitié pleine. On n’avait goût à rien, on n’avait même pas goût à son tabac, parce qu’on n’avait pas goût à soi-même. L’oiseau inutilement poussait pour vous son petit cri qu’on aime, l’arbre tourné vers vous agitait inutilement sa branche, comme une main. Chemin allait s’asseoir dans un coin, il posait ses coudes sur ses genoux, il laissait aller sa tête en avant. Ainsi était Chemin, dans cette ancienne vie, à cause d’un cœur délicat, un cœur trop délicat pour la dure vie que c’était, un cœur qui se cherchait toujours sans jamais se trouver, tandis qu’à présent… Mais alors qu’est-ce qu’il se passe ?

Pendant que Chemin tenait son pinceau et allait avec son pinceau, qu’est-ce qu’il se passe au fond de lui ? et qu’est-ce que c’était que cette espèce de regret qui s’y levait, comme quand la bête en bougeant fait monter la vase au fond de la mare ?

Je regarde mon petit ; je lui dis : « Tu es tant joli, souris-moi encore une fois. »

Il ne pleure plus, mon petit.

Je lui ai mis son beau bonnet tricoté et une chemise ; par-dessus sa chemise, il a une robe de coton et un tablier, c’est tout ; on n’a plus besoin de les habiller chaudement comme dans le temps. Des fois, je le mets tout nu ; je l’assieds tout nu sur le mur, parce qu’il aime. Il bouge ses petites mains et ses petits pieds tant qu’il veut.

Elle le levait dans le jour, elle disait :

« Regardez-le. Il est rouge autour de la bouche comme s’il avait mangé des framboises, mais c’est une couleur qui ne part pas à l’eau. »

Elle prenait son mouchoir, elle frottait : « Vous voyez ? » Et elle, comme les autres : « C’est qu’il ne nous manque plus rien. »

Une seule chose qui nous manque : c’est que ça ne peut pas changer.

Venait Catherine avec sa petite-fille, venaient la grosse Marie et Lucie la Triste (qui ne peut plus l’être). On entendait un bruit d’eau : c’était Phémie qui arrosait son jardin. On voyait par la fenêtre un Pitôme toujours le même.

Chermignon allait sur ses deux jambes comme s’il avait toujours eu ses deux jambes.

Et arrivait Bé : « Tu vois, Bé ? »

Et quand on lui disait : « C’est parce que tu n’y voyais pas autrefois », il vous considérait avec étonnement comme si cet immense ciel et toutes les choses qui étaient dessous avaient toujours été à lui.

Une montagne brille pointue et une autre est ronde ; une est verte, l’autre est grise.

Une montagne, et puis une, et puis une encore, et puis encore une…

Une ronde, une pointue ; une qui est verte, une grise…