Joie dans le ciel/12

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Grasset (p. 125-132).

XII

Mais alors s’est passé la chose, qui devait encore venir.

Thérèse Min, en ce temps-là, était montée avec ses chèvres jusqu’en un lieu dit Sous Empreyses ; c’est très haut dans la montagne. C’est, comme le nom l’indique, sous une paroi de rochers, — c’est très haut, c’est très loin de tout. Il y a ces rochers d’Empreyses qu’on voit luire en avant de la chaîne comme une grande boîte de verre dépoli ; on compte pour y arriver trois bonnes heures de chemin. Et là étaient partout des quartiers de roc, autrefois descendus rapidement de la muraille, gros comme des maisons et qui faisaient comme un autre village ; alors ce n’était pas commode avec les bêtes. Endroit recoupé, éloigné, endroit difficile, endroit terriblement sauvage, — pas si sauvage toutefois, qu’un peu plus au levant, la gorge qui s’y ouvrait, comme si on avait fendu la montagne de haut en bas d’un coup de sabre. Il y a la paroi d’Empreyses, la pente de gazon dessous, après quoi viennent ces gros blocs ; — puis c’est cette gorge, quand on tire à gauche, quand, faisant face à la montagne, on tire à gauche. Tout à coup, le terrain vous manque sous les pieds, s’enfonçant à pic au-dessous de vous par le moyen d’une muraille d’au-moins cent cinquante mètres de hauteur, et rien ne s’offre pour la prendre de flanc qu’une espèce de corniche guère plus large que la main. Et ailleurs et tout autour règne encore le bon soleil ; c’est ici une place où le soleil n’entre jamais, et jamais il n’y est entré ; jamais même le jour, et jamais la beauté du jour, et jamais la force du jour. Et pourtant, autrefois, du temps de leur ancienne vie, c’est par là qu’ils s’aventuraient et jusqu’encore bien plus avant dans la profondeur du massif ; poussés par le besoin où ils étaient d’avoir de l’eau, se risquant à la mort par peur d’une autre mort (du temps où il y avait ces grandes sécheresses) ; ayant été très loin le long de la fissure à la recherche du torrent qu’ils avaient amené ensuite par la construction d’une sorte de canal en bois ; — mais ce temps-là était fini. Il y a donc fallu la grande curiosité qu’on dit qui est sous les cornes des chèvres.

C’était une chèvre appelée la Blanche qui appartenait à Phémie. Et la chose qui se passa fut qu’un jour elle prit du côté de la gorge.

— Où vas-tu, toi ?…

— Eh ! continuait Thérèse, eh ! là-bas !…

Et elle s’était levée ; et alors : « Té… té… » Mais la Blanche n’écoutait pas et les gros blocs l’avaient déjà cachée.

« Té… té… »

Thérèse levait son fouet, et sa grosse petite personne est allée.

« Té… té… »

Sa grosse petite personne alla, alla encore ; son gros petit ventre alla ; ses deux gros souliers allèrent :

« Té… té… »

Et encore une fois : « Té… » très loin.

Puis on n’a plus rien vu, parce que la chèvre était entrée dans la gorge et Thérèse l’y avait suivie.

Ce fut ensuite comme tous les soirs. Le troupeau redescendit de là-haut comme tous les soirs, à l’heure ordinaire. Le troupeau avait été rassemblé ; Thérèse le poussait par derrière. Dans le nombre, une bête qui manque ne peut pas être remarquée. C’est une simple parcelle de moins dans la masse qui va se laissant couler aux étages ; et ou bien c’est par bonds, avec des arrêts, comme une cascade, ou bien d’un mouvement égal à ras le sol comme quand il y a un glissement de terrain. Une seule bête qui manque ne change rien à rien dans le troupeau. Un beau soir était venu, pareil à tous les autres soirs. Les choses étaient enveloppées de rose comme ces grappes de raisin qu’on met dans des sacs de mousseline pour les protéger des guêpes. Une voix commença à chanter ; elle chantait un air un peu lent. En arrivant au-dessus du village (au dernier donc de ces étages) Thérèse souffla comme toujours dans son cornet de cuivre. Elle ouvrit la porte du parc. Les bêtes entrèrent ; Thérèse referma la porte.

Et ce fut comme tous les soirs ; comme tous les soirs, les femmes arrivaient.

Les femmes arrivaient, les petites filles arrivaient ; chacune d’elles allait à sa chèvre ou à ses deux chèvres, vous les tirant par le collier, tantôt une seule main, tantôt les deux mains occupées ; — tout comme tous les soirs encore : la seule différence fut que Thérèse était restée là, au lieu que d’habitude elle rentrait tout de suite chez elle.

Et les femmes :

— Qu’est-ce que tu attends ?

Mais elle tricotait son bas, et ça suffit qu’on tricote son bas.

Ses mains et son petit goître allèrent donc un moment encore, ayant une même cadence, le même petit balancement ; ils allèrent ainsi jusqu’à ce que Phémie à son tour fût arrivée.

Phémie allait entrer dans le parc ; Thérèse lui a dit :

— Pas la peine !

— La peine de quoi ?

— Pas la peine d’entrer dans le parc, il n’y a personne pour vous.

Ayant comme ça une langue à elle, qu’il faut comprendre, mais on la comprenait ; après quoi, en guise de rire, elle fit entendre une espèce de bêlement, parce qu’il y a contagion.

Et pas autre chose, à ce moment-là. Phémie n’avait rien dit ; elle ne se fâcha pas, elle ne se lamenta pas. On ne se fâche plus, on ne se lamente plus.

Les femmes l’avaient entourée ; une disait :

— On a du lait de trop pour nous, vous savez bien…

Les femmes l’entouraient ; une autre dit :

— La chèvre de Luc va mettre bas, il vous donnera un petit.

Et c’est vrai, pourquoi s’inquiéterait-on ? ce n’est plus comme dans l’autre vie. Plus du tout comme dans l’autre vie, où chaque chose ne pouvait s’obtenir qu’en la payant son prix et souvent plus que son prix.

Les dernières chèvres sortaient du parc, les dernières chèvres étaient emmenées. On vit le rose se défaire d’autour des choses, s’y étant usé fil à fil. Une petite fille courait dans sa jupe trop longue qui la faisait ressembler à une petite femme ; une belle étoile, la première, se montra dans le ciel couleur de citron pas mûr.

Toujours cette grande tranquillité, cette trop grande tranquillité, ce calme. On voit bien que rien ne va plus jamais changer.