Jolis péchés des nymphes du Palais-Royal/08

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Chez Korikoko, Libraire du Palais (J.-J. Gay) (p. 45-48).

CONFESSION

D’ADELINE-NINA.

Heureux qui, près de toi, pour toi seule soupire ;
Qui jouit du plaisir de t’entendre parler ;
Qui te vois quelquefois doucement lui sourire !…
Les dieux, dans son bonheur, peuvent-ils l’égaler ?…

Je sens de veine en veine une subtile flamme
Courir par tout mon corps sitôt que je te vois ;
Et dans les doux transports où s’égare mon âme,
Je ne saurais trouver de langue ni de voix.

Un nuage confus se répand sur ma vue ;
Je n’entends plus, je tombe en de douces langueurs ;
Et pâle, sans haleine, interdite, éperdue,
Le frisson me saisit, je tremble, je me meurs…

Ici la voix vraiment mourante d’Adeline causa les plus vives inquiétudes ; aussi mademoiselle de la chambre s’empressa-t-elle de faire revenir la mélancolique chanteuse avec un verre de punch au vin de la Comète. Cette manière de débuter par un trait musical ne laissa pas de plaire, par sa nouveauté, au cercle des ribaudes.

— Oui, dit Adeline, laissant là sa guitare, la délicatesse nerveuse et passionnée de mon tempérament, mon goût effréné pour la musique, et tout ce qui se revêtait des formes du sentiment, a causé tous mes malheurs ; la lecture de Delphine, de Corinne, de Coulardeau, a achevé la perte de ma raison ; dès l’âge de quatorze ans je ne pouvais entrevoir la corne d’un chapeau sans avoir des spasmes, tant l’odeur de l’homme faisait des impressions vives sur mes sens et mes passions prématurées. On eut beau m’enfermer dans un rigoureux pensionnat, mon amant était toujours présent devant mes yeux ; avec la brûlante Héloïse, je m’écriais sans cesse :

Soit que ton Adeline aux pleurs abandonnée,
Sur la tombe des morts gémisse prosternée ;
Soit qu’aux pieds des autels, elle implore son Dieu,
Les autels, les tombeaux, la majesté du lieu,
Rien ne peut la distraire.......

Eulalie, le secrétaire-rédacteur, pria à cet endroit Adeline-Nina de prendre un ton moins langoureux, et surtout d’éviter ces citations, très belles sans doute, mais un peu trop ampoulées, un peu trop étrangères à son sujet. Qu’avait de commun, par exemple, la catastrophe indécente d’Abeilard avec sa situation présente ?

Toute l’assemblée applaudit à ces observations, en réfléchissant tout bas qu’Adeline était probablement folle et perdait tout à fait la boule, soit dit en passant en termes vulgaires.

— Sortie de ce cruel pensionnat, continua la sentimentale Adeline, je rejoignis mon amant, après avoir fait quelque argent de la valeur de mes robes, de mon linge et de mes bijoux ; mon cher Auguste s’était engagé de désespoir dans un régiment de hussards ; aussitôt je m’habille en homme, et prends parti dans la même compagnie. Je fais deux campagnes, sabre les ennemis de la France, et sauve deux fois la vie à l’objet de mon amour… Hélas ! je ne l’en perdis pas moins ; un duel affreux, un duel de jalousie me l’enleva ; le maréchal-des-logis avait soupçonné, avait découvert mon sexe ; longtemps je parus inconsolable ; la nouvelle passion de ce maréchal-des-logis m’était importune, enfin j’y cédai de lassitude : ce sous-officier ayant péri dans une affaire, je devins la maîtresse du sous-lieutenant, et, de grade en grade, j’arrivai dans les bras du colonel…

On ne put s’empêcher d’éclater de rire ici de la banalité d’Adeline qui, tout en voulant jouer le sentiment, ne faisait que raconter l’histoire d’une héroïne de caserne et de corps-de-garde.

— Quand j’eus obtenu mon congé, reprit-elle, je pouvais avoir vingt-deux ans, la roture me parut une mine plus féconde à exploiter que l’épaulette ; je fis donc mille fredaines, mille dupes qu’il me serait impossible de nombrer ; entre autres, je fis accroire une fois à un jeune homme fort riche que j’étais folle d’amour pour ses beaux yeux, et insensiblement le dépouillai de son argent, de ses bijoux et de son linge ; c’est peut-être le tour le plus adroit, le mieux filé que j’aie fait dans ma vie ; mais à Bordeaux, où je m’étais enfuie, un méchant greluchon me mangea tout le produit de ma tactique ; il me fallut donc reprendre le détail des affaires, ce que je fis au célèbre no 113.

C’est ainsi qu’Adeline termina le récit de ses aventures, en réclamant l’indulgence de l’auditoire ; c’était à Marianne à parler, de sorte que les huissières l’introduisirent dans la salle.