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Jolis péchés des nymphes du Palais-Royal/11

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Chez Korikoko, Libraire du Palais (J.-J. Gay) (p. 58-66).

CONFESSION

DE CLÉMENTINE
DITE LA SAUTEUSE EN LIBERTÉ

Lorsque, le lendemain soir, à six heures précises de relevée, l’honorable club galant fut réuni sous la présidence de la reine des matrones, Clémentine, dite la sauteuse en liberté, appelée suivant son rang de date, s’avança à la balustrade d’un ton décidé, et débuta par quelques réflexions préliminaires sur l’instabilité des choses humaines, la fragilité des sens, et surtout la fatalité qui avait voulu que, de femme de bien, elle se trouvât maintenant classée parmi ces filles éhontées qui avaient renoncé volontairement et par spéculation, à la pudeur et à la vertu de leur sexe…

Ici, il n’y eut qu’un cri dans l’assemblée pour réprimer l’insolence de Clémentine, qui osait insulter à la beauté malheureuse dans la personne des demoiselles de la galerie, sans songer que les coups de l’adversité et la perfidie des hommes avaient conduit la plupart d’entre elles à fléchir un front virginal sous le joug de la nécessité. Clémentine, s’empressant de se justifier, assura que son intention n’avait été de blesser personne, et qu’elle avait voulu parler ici en thèse générale ; puis, changeant de sujet :

— Je suis fille d’un honnête tapissier de Versailles, dit-elle, qui longtemps m’enseigna à faire des tours de lit ; de là je passai chez une lingère, où l’on m’apprit à faire des corsets à suppléants, ainsi que des corps d’enfants. Un officier de hussards me trouvant de son goût me séduisit, m’enleva et m’abandonna, suivant l’usage : je passerai rapidement sur tous les amants qui le remplacèrent, cela nous conduirait trop loin, j’arriverai de suite à ce singulier point de mon histoire, où, vivant avec un employé de l’armée, je l’accompagnai jusqu’à Mayence. L’or ne manquait pas ; aussi un parfait bonheur présidait à notre union ; longtemps j’avais passé pour sa sœur dans les diligences ; une fois à Mayence, nous jugeâmes ne devoir faire qu’un saut de la fraternité à l’hyménée, et partie de Metz comme la sœur de Saint-Firmin, c’était le nom de mon aimable frère postiche, je descendis à Mayence à l’auberge du Cheval blanc, avec la nouvelle qualité de son épouse. Les garçons, les servantes m’appelaient donc madame Saint-Firmin, gros comme le bras ; nous avions de l’argent : pouvait-on manquer de procédés et d’égards envers nous ? Vous connaissez toutes, mesdames, qui avez voyagé, l’esprit des hôtels : l’or à la main, seriez-vous la plus grande catin du monde, vous obtenez aussitôt la plus haute considération ; le marmiton vous ôte son bonnet ; une bougie à la main, la maîtresse vient vous recevoir à la descente de votre voiture, et partout on vous donne la question de ces fausses politesses qui ne sont qu’autant de lettres de change payables à vue et tirées à bout portant sur votre bourse ; si, au contraire, vous êtes d’une mise râpée, alors le dédain, le mépris vous accablent, et seriez-vous une Paméla ou une Clarisse Harlowe

Ici madame la présidente invita Clémentine à abréger ses digressions philosophiques, attendu que toutes, pour la plupart, avaient lu le spirituel Gil-Blas, et en savaient tout aussi long qu’elle là-dessus. Notre héroïne, un peu décontenancée, reprit donc en ces termes :

— Je vais me borner au fait le plus singulier de mes aventures, ne voulant pas vous affadir l’esprit de détails communs. Saint-Firmin me nommait alors, par pur badinage, madame de petite résistance ; un jour qu’il était arrivé dans l’hôtel un payeur principal de corps d’armée avec sa maîtresse ou sa femme, notre hôte nous demanda si nous voulions manger cette fois-là avec eux, vu la quantité de monde qu’il y avait dans la maison ; n’y trouvant pas d’inconvénient, nous acceptons : la curiosité me portait, d’un autre côté, à savoir si le payeur avait bon goût. Mon attente fut trompée, car Éléonore, c’était bien le nom de madame la trésorière, se fit excuser, et mangea seule dans sa chambre à cause de sa lassitude de voyage. Quant au payeur, c’était un joli homme et de beaucoup d’esprit. Le repas fut très gai. Saint-Firmin ne manquait pas d’imagination, et on prouva de part et d’autre qu’on savait faire avec grâce et finesse les frais d’une conversation avec un aimable étranger. Pour moi, je jouai une honnête retenue sans bégueulerie, j’eus soin surtout de ne pas parler à tout bout de champ de ma femme de chambre, et de la fourrer dans tout, comme la plupart de mes camarades qui voyagent, ne voulant pas que ce payeur reconnût de suite une véritable farceuse en moi. J’affectai même de ne pas entendre ses coups d’œil et ses pressions de genoux, comme scandalisée d’une témérité qui blessait mon honneur. Enfin, nous nous séparons, et chacun se retire dans son appartement ; les nôtres étaient absolument porte à porte, rappelez-vous-en bien, mesdames, pour l’intelligence de l’histoire. La table resta à moitié servie. Bref, le repas s’étant prolongé très avant dans la nuit, nous nous couchons, la tête un peu tapée du punch au lait dont nous avions bu de copieuses rasades. Sur les minuit, Saint-Firmin se trouvant très altéré, se leva pour se faire un verre d’eau sucrée ; les garçons n’ont pas desservi, lui dis-je, et tu trouveras facilement sans lumière la table où il y a sucrier et carafe d’eau.

Fort bien, le voilà donc parti en chemise et nu-pieds, laissant la porte de notre chambre entr’ouverte ; il trouva en effet tout ce qu’il désirait ; mais, par une bizarrerie dont un génie malin pourrait seul expliquer la cause, notre payeur, également échauffé par les liqueurs, s’était pareillement levé à la même minute, à la même seconde, pour, chercher à se désaltérer à notre table commune ; tous deux conséquemment, après s’être rafraîchis, moitié endormis, moitié ensevelis dans les vapeurs d’un premier sommeil, sans s’entendre, sans se toucher, cherchaient à regagner leur chambre à coucher ; mais, par un sort doublement funeste, au lieu de reprendre leur véritable chemin, chacun fait un échange : Saint-Firmin va trouver madame la trésorière, et M. le payeur vient commodément s’étendre à mes côtés ; je m’étais rendormie, et ne pus pas démêler la nouvelle voix de mon nouvel époux, qui lui-même se livra bientôt aux douceurs du repos : ce ne fut que deux heures après qu’un songe voluptueux réveillant mon nouvel Amphytrion, il jouit entièrement des droits qu’il croyait avoir dans sa fausse couche nuptiale. Loin de m’y opposer, autant par goût que par devoir, je lui donnai des preuves réitérées de ma tendresse, non sans démêler, j’en conviens, des différences étranges qui heurtaient mes habitudes et mon jugement. Quant à Saint-Firmin, devenu le Sosie de notre payeur, il était également cocufiant et cocufié. Tout le monde se rendort, pour ne plus connaître la vérité qu’aux premiers rayons du jour. Enfin ils éclairèrent la quadruple scène et le double échange : pour moi, dont la douce habitude était de donner un tendre baiser pour bonjour à mon Saint-Firmin, quelle fut ma surprise, mon étonnement, en voyant un autre homme dormant profondément près de moi !… Ses larges favoris noirs contrastaient parfaitement avec la blancheur de son cou ; un superbe cachemire, qui lui servait pour dormir, le coiffait on ne peut mieux à l’orientale ; ses belles mains étaient ornées de riches diamants, sa poitrine, son linge magnifique, et j’avoue que j’eus l’impudeur alors de ne pas trop gémir de la substitution, quoique d’ailleurs Saint-Firmin fût très joli homme. Mais vous le savez, mesdames, le charme de la nouveauté… Toujours des perdrix, monseigneur, disait le confesseur de Louis XV, ça lasse.

Ici on convint de toutes parts des dangers et des délicieuses impressions sur nos sens, d’un objet nouveau, à égalité d’avantages ; et même, ajouta-t-on, de très honnêtes bourgeoises ont eu souvent pour amant un Ésope, un vrai singe, tandis que le mari était très bien tourné. Voilà de nos caprices. Clémentine fut donc généralement excusée sur la seule sincérité de ses aveux.

— Ma position était très délicate, continua-t-elle : réveiller le payeur… de quelle manière allait-il prendre l’aventure ?… lui-même mit fin à mes incertitudes, car, venant à bâiller, à étendre les bras, il m’appela sa chère Éléonore, les yeux, comme on dit, encore sous la papillote…

Jugez de son étonnement à son tour, quand, interrogeant de nouveau ma figure et les lieux, dégageant ses bras de ma taille svelte, il cherche à se rendre compte de l’enchantement magique qui l’a fait voyager pendant la nuit ; la jalousie achève de lui rendre ses facultés : il calcule que s’il a usurpé un lit étranger par une combinaison d’événements inintelligibles, on peut bien par représailles avoir usurpé le sien, et que ce n’est peut être encore qu’un piège tendu à son honneur : paraissant donc adopter avec chaleur cette idée, il s’élance du lit, et, s’emparant de l’épée de Saint-Firmin, il court droit à son appartement. Saint-Firmin, de son côté, s’était aussi réveillé, et confondu de ce qu’il voyait, surtout des appas rebondis de sa nouvelle partenaire au lieu de ma taille mignonne, un uniforme brodé sur un fauteuil, un portefeuille en maroquin sur un autre, il conçoit de suite l’effet d’une funeste méprise ; et, s’échappant comme un trait de la couche involontairement adultère, il s’empare aussi par provision de l’épée du payeur… Je vous laisse à juger, mesdames, dit avec un surcroît d’intérêt notre belle conteuse, du choc terrible de ces deux violents ennemis ; moi et la puissante Éléonore, nous nous étions précipitées simultanément à travers les combattants, et à moitié nues, nous sentîmes plus d’une fois le froissement d’un fer froid sur nos chairs délicates ; heureusement que les garçons vinrent au tapage ; on parvint à séparer ces deux rivaux, mais ce ne fut pas sans qu’ils fixassent l’heure du duel qui devait laver dans le sang la tache de leur mutuel affront. Saint-Firmin y fut légèrement blessé au bras ; on s’expliqua enfin, et on trouva, à force de conjectures, le mot de cette piquante énigme. Nous finîmes par nous séparer, mais bons amis, attendu que l’aventure commençait à transpirer dans Mayence, et moi-même je quittai Saint-Firmin pour un directeur des postes : j’aime beaucoup les hommes de lettres.

Madame la présidente interrompit Clémentine en cet endroit :

— Vous nous avez raconté, lui dit-elle, une histoire très intéressante, ce serait la gâter que d’y ajouter des épisodes qui ne peuvent être que très faibles en comparaison ; jusqu’à présent, vous me paraissez avoir remporté le prix sous le rapport de l’originalité de vos aventures.

Tout le monde se mit à applaudir au jugement de madame la présidente, et Clémentine se retira au milieu des battements de mains, pour céder la place à Frasca la Folichonne.