Joséphin Soulary et la Pléiade lyonnaise/Jean Tisseur

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C. Marpon et E. Flammarion (p. 85-98).

JEAN TISSEUR

1814 - 1883

JEAN TISSEUR


(Revue Lyonnaise, 15 août 1883)


Après l’unanime concert de sympathie qui accompagnait hier les funérailles de Jean Tisseur, quand les hommages publics et les discours officiels sonnent encore à toutes les oreilles,

Peut-être est-ce bien vite oser parler de lui.

Il nous est un devoir pourtant de rappeler ici les regrets de la première heure, devant la tombe à peine fermée de l’éminent penseur lyonnais.

Sans doute, nous ne songeons point à retracer déjà les étapes de sa vie. Une plume assurément plus autorisée que la nôtre le fera, sans nul doute, le jour où son œuvre, en partie inédite, affrontera seule une publicité qu’il refusait de susciter lui-même. Mais cet homme était bon, de cette bonté qui fait la grandeur. Mais ce poète était un modeste, et ce railleur un tendre et un croyant.

C’est pourquoi nous tenons à proclamer bien haut que les qualités intimes de Jean Tisseur ont mérité cet écho solennel autant que les services rendus à ses concitoyens.

Pendant cinquante années d’une vie laborieuse. Jean Tisseur avait apporté le concours de sa lumineuse intelligence à toutes les branches de l’activité lyonnaise.

Critique, économiste, philosophe, poète, il était tout cela. L’œuvre de l’économiste, les services inappréciables rendus à l’industrie locale par la pénétration d’esprit de celui qui fut trente ans secrétaire de la Chambre de commerce, M.  Ed. Aynard, dans une forme pure et concise, l’a définitivement résumée (Courrier de Lyon du 28 juillet). On n’y reviendra pas.

Il est nécessaire pourtant de bien faire comprendre que l’unité de la vie et de l’œuvre de Jean Tisseur n’est si remarquable que parce que la même philosophie présidait à toutes les deux.


C’était un idéal pratique que cet esprit si profondément sensé avait pris pour drapeau de sa vie littéraire. Jean Tisseur, en effet, était avant tout un critique et un poète, deux états plus rapprochés qu’on ne pourrait le croire ; mais le sang d’une race de travailleurs obscurs criait dans ses veines, comme il l’a dit, et il cherchait la poésie, l’âme du milieu où ils avaient vécu. C’est ainsi que les affinités de la poésie et de l’industrie avaient ébloui ses regards.

Peu nombreux cependant sont les poèmes qu’il nous laisse. Les principaux : Idylle grecque, la Locomotive (1847) et le Pèlerinage au tombeau de Jacquard (1851) pourraient suffire à la renommée d’un écrivain. Nous ne parlerons que de ce dernier qui est une grande œuvre, mais à qui les procédés de conception et de travail du poète n’ont peut-être pas donné le caractère définitif qui revêt les chefs-d’œuvre.

Les œuvres poétiques de Jean Tisseur, plus volontaires qu’inspirées, se ressentent d’une préoccupation commune aux grands écrivains lyonnais. Seuls, Pierre Dupont et Louisa Siefert, y ont échappé. C’est une contexture de forme, une recherche de prosodie qui paralyse les coups d’ailes. Allons au fond de Soulary, de Jean Tisseur, de Laprade luimême, leur poète à tous est Chénier. Et cela, par un instinct, par un sens de l’antique que la renaissance italienne a apporté à Lyon, en le dénaturant toutefois. La poésie de Jean Tisseur, distincte de ces œuvres et moins égale qu’elles, a l’apparence d’une de ces tapisseries de haute lisse (son nom était prédestiné) dont on admire le travail sans se laisser transporter par l’image.

Il tient en cela de Boileau et aussi par le bon sens suprême de toutes ses productions. Dans le Pèlerinage à Oullins, par exemple, on admire un art poétique n’ayant gardé de la tradition classique que ce qui la fait supérieure à l’absolue émancipation moderne.

Il appartient à cette génération favorisée qui fut pétrie par les demeurants de la vieille école et moulée par les arrivants de la nouvelle. La pensée est aisée, sans hardiesse, sans faiblesse non plus. Quant à la forme, elle s’émancipe aux bons endroits pour s’endiguer ensuite correctement dans ce que nous appellerons le récitatif. Mais ce qui nous frappe surtout dans ce poème et qui justifierait notre évocation du nom de Boileau, c’est le grand nombre de vers et de distiques enserrant vigoureusement une idée belle et complète et la gravant dans l’esprit avec une netteté de proverbe ou de médaille. Nous les énumérerons au passage.

Le poète donc se réveille avec l’aurore et traverse Lyon, pour aller saluer Jacquard sur sa tombe. Mais, se demande-t-il,

Sa gloire d’un rayon en sera-t-elle accrue ?…
Non, le métier qui bat au coin de cette rue
Voilà le vrai rapsode et seul il en dit plus
Que ne feront jamais tous les chants de nos luths !

C’est une transition pour passer d’un magique tableau de la ville à son réveil à la description des Panathénées qu’il rêve pour son humble et glorieux héros. Mais déjà il approche d’Oullins, mais il est dans le cimetière…

Silence, c’est ici ! ce mûrier est le sien :
La palme est bien choisie et le laurier va bien.

Qu’enseigne ce mûrier ? le poème va nous l’apprendre. Car il est didactique et surtout descriptif, plutôt qu’abandonné au lyrisme emphatique des éloges vulgaires. Jacquard a fait de grandes choses :

Ô poètes, venez lui rendre témoignage…
L’utile vous déplaît, le réel vous aigrit !
Pour vous Dieu, c’est un peintre, un poète, un artiste,

Ah ! Dieu c’est plus encore !

Oui, devant l’Archimède et l’Homère suprême
La terre est un métier comme elle est un poème.

Jacquard l’avait compris, c’était un sage antique. Mais cette douceur dans son innovation, combien peu l’ont d’abord admise ! L’ouvrier brisera le métier de Jacquard, mais Jacquard le relèvera… en relevant l’ouvrier lui-même.

Le rêve du poète est achevé. Après une éloquente page au peuple de Lyon et de hautes considérations sur l’avenir entr’ouvert par Jacquard, il a repris sa route avec le crépuscule.

Ce poème est un monument à la gloire de Jacquard, à la gloire de Lyon. Son caractère lyonnais est précisément remarquable, car c’est là le trait distinctif d’un poète et d’une famille qui appartiennent tout entiers à la cité. Quand on aura l’œuvre complète de ces quatre frères aussi étroitement liés d’esprit que de cœur, très inégaux de talent, il est vrai, mais dont chacun aura été au moins homme de lettres, on saisira cette dominante d’une forte race d’esprits cultivés.

L’aîné, Barthélémy, littérateur et poète, mort prématurément professeur à Lausanne, avait déjà en lui les éminentes qualités de la famille. Son nom qui est inscrit entête du premier livre de V. de Laprade, est désormais inséparable de ces glorieux débuts qu’il avait suscités. Et ç’a été la dernière œuvre de Jean Tisseur que cette genèse de Psyché qui devait précéder la publication des poésies de son frère.

Quant aux deux survivants, Clair et l’abbé Alexandre, ce n’est pas à des lecteurs lyonnais que nous prétendons les faire connaître. À côté d’agréables fantaisies, philologiques, le premier (Puitspelu) a laissé néanmoins un livre qui restera. Nous parlons des Vieilleries lyonnaises. Il s’est constitué là un genre humoristique très à lui, trop indigène pour être bien français, mais que personne assurément ne lui disputera. Les voyages littéraires de l’abbé sont aussi dignes d’éloge. Car voilà des livres, en somme, qui ont pour but plus ou moins direct le relèvement provincial… Mais tous ces travaux cèdent le pas à l’œuvre si harmonieuse, si uniformément suivie de Jean Tisseur.

« La poésie sera de la raison chantée », avait dit Lamartine, et tout dans l’œuvre et dans la vie de notre penseur lyonnais semblait avoir ces mots pour épigraphe. Son beau discours de réception à l’Académie de Lyon, les admirables études de prose qu’il a disséminées dans la Revue qu’il dirigeait avec Buy (1848), homme, dit-on, de grand talent, dans le Censeur, dans le Salut Public et la Revue du Lyonnais, témoignent toutes d’un esprit préoccupé de l’alliance du beau et de l’utile en même temps que d’un poète et d’un critique distingué. Oui, elles sont d’un observateur éminent ses études de la Revue du Lyonnais sur V. de Laprade, la Ristori, Rachel et les Huguenots. On voudra les revoir, quelque jour. Cette critique à la Sainte-Beuve, dont l’analyse pénétrante est elle-même une poésie, se retrouvait encore dans les causeries de Jean Tisseur.

C’était le plus charmant esprit, mais peut-être aussi le plus paresseux. Ces douces flâneries de la parole et de la pensée, si fructueuses au dire de Topffer, et qui ont toujours retenu, groupé et lié les poètes, ne pouvaient moins faire que de trouver un écho. C’est ainsi qu’il sut rapprocher Soulary, le profond humoriste, le maître virtuose, Laprade, le doux penseur, le philosophe chrétien, Chenavard, le grand peintre, un autre philosophe, et former avec eux cet incomparable quatuor d’artistes lyonnais, dont parleront nos descendants.

L’âme de ces réunions, le lien de ces amitiés d’élite, c’était Jean Tisseur. Il avait peu écrit, on le savait, on l’admirait quand même universellement. Car tout ce qu’il y avait à Lyon d’intelligence et d’éducation l’avait rencontré quelque part. Un causeur ! dira-t-on : verba volant !… Oui, comme la semence dans le champ de l’esprit qui féconde.

C’est ainsi que le causeur agit parfois autant que l’écrivain. — Jean Tisseur en fut un exemple. Et nous revendiquons, au nom de sa mémoire, plus d’une influence utile sur sa génération !