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Joséphin Soulary et la Pléiade lyonnaise/Louisa Siefert

La bibliothèque libre.
C. Marpon et E. Flammarion (p. 99-112).

LOUISA SIEFERT

1846 - 1877

LOUISA SIEFERT



C’est une bien lugubre histoire que la vie de cette jeune fille. Comme toutes les déceptions des femmes, son amour malheureux l’entoura d’un cercle implacable et l’oppressa jusqu’à mourir. Mais de ses souffrances et de ses pleurs, il ne reste qu’une rosée de pure poésie, l’immortelle rosée de la froideur du monde rencontrant la fièvre du cœur. Je viens de lire et de relire les pages consacrées par Mme Siefert à la mémoire de sa fille. C’est navrant. Ce livre charme et étonne à la fois, de la part d’une mère. Une existence douloureuse secouée d’exaltations, des déceptions sans nombre faiblement compensées par la vision lointaine d’une gloire désirée et qui tarde à venir, voilà la vie, voilà la poésie de Louisa Siefert.

Un désir insensé prend mon cœur douloureux
D’échapper à tout prix à ma vie accablante……
Oh ! je veux m’en aller à la gloire, là-bas,
Mais, pour l’atteindre, il faut aussi franchir la route
Où tous les préjugés font le guet, l’arme au bras.
Je les sais sans pitié, j’ai peur, je les redoute ;
Le danger est certain, — si je n’arrivais pas !

Savez-vous qu’il est grave pour un poète de livrer au public les confidences de son cœur, plus grave encore si ce poète est une femme, tout à fait périlleux enfin, si cette femme est une jeune fille.

Louisa Siefert les connut, ces préjugés moqueurs, elle connut cette froideur impitoyable que l’étroitesse provinciale exerce comme une convenance à l’égard des audacieux. Mais elle possédait la foi et la force que donne l’amour, et elle avait raison de crier au monde ses illusions et ses désespoirs.

Écoutez, écoutez, j’aime, je suis aimée.
Je puis vaincre la mort et braver l’inconnu ;
Mon ciel était obscur, ma route était fermée,
Voici : le jour s’est fait et l’amour est venu !

Je ne troublerai d’aucune critique la triste vision que je viens d’évoquer. Je conviendrai seulement que le premier critique qui devait présenter ce livre : les Rayons perdus, les premiers vers de Louisa Siefert, avait une tâche bien lourde, bien délicate en même temps.

Ce blâme officiel qu’il fallait poser en principe pour faire accepter ensuite les témérités du recueil, Joséphin Soulary se chargea de le prononcer. Mais il faut voir avec quelle délicatesse il prend le papillon par les ailes ! Tout l’humoriste s’y retrouve sous un atticisme charmant.

Ce révélateur de la jeune muse lyonnaise avait été, il faut le dire, son premier conseiller littéraire, le Mentor de ses jeunes rimes. Quand les Rayons perdus atteignirent, après deux mois, leur seconde édition (1869) — ils en sont à la quatrième — Soulary prit « ses coudées franches pour parler de Mlle Siefert ». L’article qu’il lui consacra dans le Salut public ainsi que ses feuilletons sur les Stoïques (1872) les Comédies romanesques et l’Année républicaine, — toute l’œuvre de Louisa — sont simplement admirables et feraient un petit livre exquis et embaumé qui suffirait à garder de la mort ces franches inspirations.

Devant cette poésie chaste et fière, Soulary ne put résister, par amour du contraste, à évoquer le souvenir de Louise Labé, bien que « de rapport entre elles deux il n’y ait pas l’ombre » mais parce que du fond de sa tombe, notre Belle Cordière s’était levée, « pour saluer, elle aussi, la Muse des Rayons perdus. » Et à ce propos, il révélait encore, lui qui a tant révélé de poètes — voyez ses feuilletons, les Inédits, 1870-1873 — une autre muse lyonnaise coustumière de gai sçavoir, Mme Alexine Girard, de qui sont ces strophes charmantes transcrites sur la dictée de Louise, comme une épître à Louisa :

Ahi ! Louise, j’ai rancœur
À voir tomber cerises vertes,
Oisel forclos par l’oiseleur,
Et peines par l’enfant souffertes.
 
Ai souci, quand pleure tant Mai,
Que déclose la fleur mignonne,
Froisse l’aile à papillon gai
Et vente au nid de l’alcyonne.
 
Ça, Louise, un printemps du Nord
Qui guettait rose vous a prise.

Si m’en croyez, virez de bord
Votre nef à son apre bise.

. . . . . . . . . . .


 
Lors ai rêvé qu’aviez robbé,
Quand je dormais en solitude,
Le bouquet qu’avais engerbé
Aux jardins de l’Amaritude.
 
Et que, fleurant triste parfum
Pensant humer baume et dictame,
Comme buveuse abeille à jeun
Las ! aviez aspiré mon âme.

Ne disais-je pas que l’influence du xvie siècle régnait encore sur les gens d’esprit, à Lyon ?…

Après six mois, Louisa Siefert donna l’Année républicaine. Ce second livre était dédié à Victor Hugo qui lui avait écrit du premier : « Rayons perdus ! Non ! Les rayons ne se perdent pas. Rien ne se perd de la lumière ; rien ne se perd de l’âme. » Edgard Quinet, Victor Cherbuliez saluèrent l’Année républicaine par de magnifiques lettres reproduites dans les Souvenirs de madame Siefert. L’esprit du protestantisme transparaissait déjà dans ces nobles pages de Louisa Siefert. « Après Arcole, c’est Rivoli » s’écriait M. Cherbuliez. Enfin, M. Guillaume Guizot, la citait au Collège de France et Sainte-Beuve, lui annonçant la nouvelle, écrivait : « Vous avez fait comme Ovide, mais d’une voix plus mâle et d’un accent plus patriotique, les Fastes de l’Année… C’est le vers d’André Chénier fêtant les dieux de Marie-Joseph. »

Cette fois c’était bien la gloire ! L’acuité du triste souvenir s’était émoussée dans le cœur du poète. Elle donna, la guerre finissant, son troisième recueil, les Stoïques. « Moins attirant peut-être que les Rayons perdus par le côté intime, plus attachant par le côté philosophique, tel est ce livre des Stoïques dont les pages, délivrées des premières timidités, accusent déjà dans la manière du poète une indépendance fière et une superbe énergie. L’aile s’est élargie dans les espaces impersonnels ; l’amour en s’élevant est devenu charité. Toute égratignure effleurant une âme faible y fait descendre l’égoïsme ; toute blessure entamant une âme forte y fait monter la générosité. Or, Mlle Siefert est une âme forte. Pourvu qu’on n’aille pas insinuer maintenant qu’elle est un esprit fort ! Les gens sont si difficiles à contenter ! »

Joséphin Soulary.


Je ne parlerai pas des Comédies Romanesques ni du roman de Méline, la dernière œuvre du poète. Je trouve dans ses Poésies inédites un sonnet qui vaut tout cela. Il résume si bien la mélancolie douloureuse de la fin de sa pauvre vie…

Si faut-il une fois quitter la liberté !
Et. de la Boétie.

Il est doux de s’aimer lorsqu’on est jeune et beau,
Qu’on marche deux à deux par les routes fleuries,
Où naissent sous vos pieds les folles rêveries,
Tandis qu’au loin la joie agite son flambeau.

Il est doux de s’aimer, quand lambeau par lambeau
L’espoir s’en est allé de nos âmes meurtries,
Quand, pour tout horizon, parmi des fleurs flétries,
Le jour déjà mourant vous montre le tombeau.
 
Il est doux de s’aimer, qu’on sourie ou qu’on pleure.
Tôt ou tard, pour toujours, pour longtemps, pour une heure
Car le charme est divin de se laisser charmer ;

Et sans cesse, qu’on ait dix-huit ans ou soixante,
Le cœur, seul immortel, de sa voix caressante
Nous murmure à l’oreille : « Il est doux de s’aimer ! »

Je ne dirai pas les dernières années de Louisa Siefert. Sa mère les a longuement racontées et, quelque gloire qu’elle atteigne jamais, c’est une histoire navrante qu’on ne pourra recommencer…

Son séjour à Paris l’avait initiée au monde littéraire des dernières années de l’empire. M. Asselineau qu’elle appelait son maître, Chenavard et Soulary, ses amis de Lyon, suivaient avec tristesse la décroissance de ses forces. Les souffrances physiques qui l’avaient conduite aux eaux d’Aix en 1866 et dont elle était revenue à peu près guérie, mais torturée par la douleur morale qui l’avait révélée poète, ces premières souffrances reparurent en 1872 compliquées cette fois d’une affection pulmonaire qui devait l’emporter. Cet état de misère, aggravé par la lutte que livraient en elle les exaltations de sa nature et la froide rigidité de sa religion, eut d’inconcevables répits. C’est dans un de ces intervalles d’espérance qu’elle épousa (1876) M. Jocelyn Pène, un ami d’Emilio Castelar, que le rayonnement de son noble esprit avait attiré de l’Espagne.

Mais un an ne s’était pas écoulé que Louisa devait quitter encore sa chère maison des Ormes, à Saint-Cyr, près Lyon, pour demander au climat de Pau une impossible guérison.

Elle s’éteignit en quelques mois, avec cette incomparable et poignante douceur, qui fait du souvenir de ceux qui sont morts jeunes, la suprême mélancolie. Et brusquement, comme il advient de ces maladies implacables, elle remonta d’un coup d’aile vers Dieu.

« Vers six heures du matin, le 21 octobre 1877, a écrit Madame C. Bost, la sœur de Louisa, comme nous ne remarquions aucun changement et qu’elle semblait sommeiller, Jocelyn sortit et j’allai prendre un instant de repos. Mais une heure après, en rentrant dans sa chambre, je la vis presser les mains de la garde, disant : « Tenez-moi, tenez-moi, on vient me prendre ! » Je la tins dans mes bras et l’appelai, elle me reconnut alors, et me dit de cette voix sourde qui vous pénètre jusqu’à la moelle des os : « Je meurs… je meurs… Éternel ! Éternel !… » C’était le commencement d’un verset qu’elle aimait à répéter : « Éternel, je me suis assurée en toi ! » Je l’achevai pour elle, remettant son âme à Dieu. Elle dit encore : « Croyez, croyez !… » puis des adieux et des paroles inintelligibles. J’appelai vite Élisée qui vint et resta avec moi. Jocelyn monta sans se douter que la mort était là, et quelques minutes après, notre Louisa s’éteignait doucement, sa belle tête penchée empourprée par le radieux soleil que laissait entrer la fenêtre ouverte. »

Je concluerai avec ce vers de Victor de Laprade :

C’est peu d’avoir souffert, si l’on n’a pas aimé !

et cet autre aussi beau de Louisa Siefert que rappela M. le pasteur Æschimann, le jour des funérailles :

Tout ce que l’homme perd, c’est Dieu qui le recueille.

2 avril 1884.