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Joséphin Soulary et la Pléiade lyonnaise/Paul Chenavard

La bibliothèque libre.
C. Marpon et E. Flammarion (p. 133-140).

PAUL CHENAVARD

PAUL CHENAVARD



Celui-ci n’est à la lettre, ni un peintre, ni un poète, ni un savant, mais une espèce de gymnosophiste qui passe sa vie à discuter sans fin ni sans repos ». C’est ainsi que Théophile Sylvestre commençait la biographie de Chenavard ; dans son livre sur les Artistes vivants. Ce qu’il disait en 1856 est encore vrai en 1884. Ni l’esprit, ni la physionomie de Chenavard n’ont changé. « Ce docteur en toute chose avale les systèmes d’une bouchée, bâtit d’ingénieuses théories qu’il renverse comme des châteaux de cartes pour en construire de nouvelles qu’il détruit encore, et enfin son âme, jonchée de ses propres ruines, devient un désert. »

Le malheur de sa philosophie, c’est qu’elle est d’un artiste. L’éclectisme de ses tendances en a fait un raisonneur éternel. Il devient philosophe en cessant d’être philosophique, mais il reste toujours et partout poète, profondément artiste, c’est-à-dire absolu en rien.


« C’est entre Corrège et Michel-Ange, a dit Charles Blanc, que l’auteur de la Divine Tragédie a cherché et trouvé sa voie, appliquant une peinture douce à des formes emprisonnées dans des contours résolus, modelant les unes avec énergie, les autres avec délicatesse, mais toujours sans touches parce que les touches sont contraires au style »

Chenavard passe pour avoir peu produit. L’œuvre de sa maturité, ses Cartons pour le Panthéon, embrassant l’histoire de l’homme, qu’il avait conçus dès avant 1848, et qu’une faction fit écarter comme peu orthodoxes, lui promettait une gloire qu’il ne recueillera qu’avec le temps. Ce fut la grande déception de sa vie. Ces magistrales compositions, dont quelques-unes sont célèbres : Virgile dictant les Géorgiques, par exemple, d’une sereine simplicité, et la Fin de l’Empire romain qui nous entr’ouvre les Catacombes, séparées par une mince couche de terre du sol romain foulé par un triomphateur et l’envahissant d’une grande lumière, font aujourd’hui le plus sérieux intérêt des musées lyonnais du Palais Saint-Pierre. Mais elles restèrent longtemps reléguées je ne sais où et Chenavard, désespérant de les imposer à la foule, se consolait de ses déconvenues par des voyages d’études restés fameux, en Italie, par d’interminables discussions philosophiques ou littéraires avec les Maîtres de la pensée moderne dont il fut l’ami et parfois l’inspirateur, enfin par des esquisses toujours achevées, rarement finies, qu’il prodiguait libéralement. Mais rarement vit-on peintre plus sévère pour lui-même. Le nombre des études et des écrits de Chenavard brûlés par lui est innombrable. Ce philosophe misanthrope ne croit jamais son rêve atteint, restant toujours préoccupé d’idéal. Il affectionne la teinte conventionnelle des fresques pour laisser à sa composition son caractère surnaturel. Et l’ironie du philosophe et du poète désillusionné réapparaît sans cesse — jusqu’à lui faire donner aux chérubins de sa Divine Tragédie les traits de la Mort, qu’il voit partout. On imagine devant ces dispositions d’esprit quelle doit être la causerie de Chenavard ! À Paris, plus d’une fois, ses dissertations défrayèrent les chroniques renommées, car plus d’un journaliste s’habituait à puiser dans ses discussions la matière de son article du lendemain. Ses liaisons avec Musset, Sainte-Beuve, Béranger. Hugo, Georges Sand et d’autres illustres sont célèbres. Il y aurait là matière aux plus beaux Mémoires artistiques du siècle et c’est un rêve que je faisais jadis d’être le Dangeau de Chenavard.

Il ne quitta Paris que tardivement, lorsque son œuvre, ses Cartons, fut somptueusement logé au Palais Saint-Pierre. C’est alors qu’il retrouva Laprade, revit la pauvre Louisa Siefert qui connaissait déjà la renommée — elle l’appelait « son philosophe » — et se lia d’une inaltérable amitié avec Soulary et Jean Tisseur.

Après moins de dix ans ce petit groupe a été visité trois fois par la mort. Louisa Siefert est partie la première, le lendemain d’un mariage dont elle attendait le bonheur, puis Jean Tisseur est tombé foudroyé aux portes d’une retraite qu’il espérait remplir de joyeux passe-temps littéraires et au moment où Laprade entrait dans cette agonie de deux ans que la mort d’Auguste Barbier, son ami, devait priver de toute illusion.

Je ne voudrais pas terminer sur un ton d’élégie une histoire dont le héros principal jouit d’une pleine activité littéraire, sans que son ami Chenavard, aussi jeune que lui, ait interrompu les discussions et les esquisses poursuivies depuis quarante ans. Que le groupe lyonnais à qui tous deux survivent ait été glorieux, et que, par le double mérite de sa modestie et de ses travaux immortels, il soit digne de l’admiration des contemporains, voilà tout ce que j’ai voulu démontrer. Et je serai le plus heureux du monde si j’obtiens jamais l’assurance de ne l’avoir pas dit en vain.

Lyon, 10 avril 1884.