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Joséphin Soulary et la Pléiade lyonnaise/Victor de Laprade et les poètes de Lyon

La bibliothèque libre.
C. Marpon et E. Flammarion (p. 113-132).

VICTOR DE LAPRADE

et


Les Poètes de Lyon

VICTOR DE LAPRADE

et les poètes de lyon



i

Au Directeur de la Revue Lyonnaise


Mon cher ami,


J’étais à Rome quand Soulary m’apprit la mort de Victor de Laprade.

À dénombrer les illustrations françaises qu’une année a vu disparaître, il semble que Dieu prépare un renouvellement des maîtres de la pensée. Mais 1883 aura été particulièrement funeste aux lettres lyonnaises. Avant Laprade nous perdions Tisseur… Si bien qu’il ne demeure plus de notre brillante pléiade que Soulary et Chenavard.

Lyon n’a pas le droit cependant de porter encore le deuil : ils sont des meilleurs ceux qui restent ! Et ils ont conservé, je ne dirai pas la jeunesse (les poètes l’ont jusqu’au bout !) mais cette verte santé d’esprit, compagne de la longévité, qui résulta toujours de l’équilibre du génie.

Vous me faites l’honneur, cher ami, de désirer de ma prose pour la mémoire de Victor de Laprade. Une étude réfléchie sur l’œuvre et l’esprit du poète m’est impossible en ce moment. Je ne la comprendrais, d’ailleurs, qu’à la condition de placer mon héros dans le milieu où il a vécu, ce qui exigerait une histoire sommaire du catholicisme libéral au dix-neuvième siècle. Aussi ai-je d’abord songé à demander ces quelques lignes de nécrologie à un poète qui tient doublement à Lyon par sa famille et sa parenté d’âme avec Laprade, au cher Sully-Prudhomme. « Ce travail, m’a-t-il répondu, exigerait une étude approfondie, car le sujet à traiter est un de ceux qui me sont le plus à cœur. Je ne sais pas improviser lorsqu’il s’agit de ce qui touche mon art et mes affections. » C’est malheureusement le contraire qui m’arrive. La situation de V. de Laprade a été considérable dans la littérature française du milieu du siècle. J’essaierai, tout au moins, de dire quelle me semble sa place parmi nos écrivains lyonnais.

On a souvent parlé de l’esprit bourgeois de Lyon et de ses vues étroites. Il faudrait pourtant s’entendre sur la déshonnêtetéde cet esprit là et donner à l’appui des preuves de sa faiblesse. Eh bien ! il se trouve qu’il a produit dans ce siècle seulement, l’un des plus puissants génies scientifiques des temps modernes, Ampère, un philosophe considérable, Ballanche, et trois merveilleux ouvriers de notre langue poétique : Pierre Dupont, Joséphin Soulary et Victor de Laprade. Et voyez nos artistes… Flandrin, Meissonnier, Chenavard, Appian, Puvis de Chavannes, ne sont-ils pas les maîtres de l’art contemporain ?… Tous des bourgeois ? peut-être. Mais le siècle est bourgeois lui-même qui suit leur sillon de lumière !

On a probablement tout dit sur la vie et les œuvres de V. de Laprade dans les nombreux articles qui, à l’occasion de sa mort, ont remué son souvenir. Je confesse n’en avoir point lu, mais je crois rester dans la note générale, en affirmant que l’écrivain n’était plus de notre âge, malgré le fond de poésie éternelle qu’on retrouvait en lui.

Je me représente volontiers son œuvre poétique comme le Panthéon de Rome, fermé à tous les bruits du monde, ouverte au seul azur du ciel.

Beau vase athénien plein de fleurs du Calvaire ! a-t-il dit lui-même… C’est bien un temple baptisé que cette œuvre de pur idéal où Psyché coudoiera les Poèmes évangéliques, où les Poèmes civiques succéderont aux Symphonies. Ce qu’il y manque, c’est le réel dans le rêve, l’humanité dans la grandeur.

Un jour, cependant, la colère envahit cette âme chrétienne ; une colère qui lui semblait sainte, puisqu’elle ne devait pas l’abdiquer au dernier jour de l’agonie. — Laprade écrivit donc les Poèmes civiques :

 
Je renonce à la paix des sereines hauteurs ;
On dit que le sommeil y gagnait mes lecteurs,
Las de suivre à travers d’austères paysages
D’impassibles héros sculptés dans les nuages…

Dans ce livre encore, qui est un beau livre, même après les Châtiments, la passion hésitait dans sa voix. On aurait dit qu’il se la reprochait, on voyait qu’il en avait peur. — L’idéal de Laprade réside dans l’abstraction et son lecteur trouve de la monotonie aux images subtiles de sa poésie. Mais cette poésie est réelle, parce qu’elle met un grand souffle au service de nobles idées :

Plus haut ! toujours plus haut ! vers ces hauteurs sereines
Où les désirs n’ont plus de flux et de reflux,
Où les bruits de la terre, où le chant des sirènes
Où les doutes railleurs ne nous parviennent plus !


S’il eût, en général, évité la longueur dans ses poèmes comme dans ses odes, peut-être serait-il universellement connu, ayant traduit en très beaux vers l’intégrité sans tache de sa vie. Une anthologie de son œuvre ne serait donc pas inutile à sa mémoire… Quoi qu’il en soit Victor de Laprade, le rêveur par excellence, passera peut-être un jour, dans cinquante ans, pour le plus grand de nos poètes, quitte à ne redevenir bientôt qu’un grand poète. Son éternelle rêverie, surtout quand elle a pour objet la nature qu’il nous présente sous un aspect nouveau quoique religieux et qui fait de lui une sorte de Lucrèce catholique, son éternelle rêverie lui prête une forme étonnante qui l’enveloppera d’un nimbe croissant de spiritualisme à mesure que la poésie se naturalisera. Laprade est un de ces poètes étranges qu’on découvre à chaque évolution nouvelle de l’esprit ; mais il ne saurait être populaire ni même classique, malgré sa langue racinienne, pour les défauts que je viens de signaler.

Au contraire, Pierre Dupont et Soulary croîtront en popularité, parfaitement classiques qu’ils sont déjà tous deux. Le côté humain du premier, le caractère profondément philosophique du second, dans sa pensée libre et moderne et sous son impeccable forme, entreront en ligne de compte dans le bilan de la poésie du siècle, autant du moins que l’on peut préjuger des arrêts de la postérité… Je me trompe, cependant, en disant que tous deux sont classiques et populaires… Soulary seul qui n’est pas populaire passe pour classique auprès des dilettanti, le dernier public des poètes. Pierre Dupont, qui le sera un jour, n’est encore que populaire… Mais il est venu à son heure ; et en rendant, je le répète, la chanson plus humaine, il a fait œuvre de génie.

Voilà encore un poète qui n’est pas apprécié à sa valeur, même parmi les gens de goût. Il m’a fallu à moi l’étincelante persuasion de Paul Arène, un des plus fins lettrés de notre langue, un attique et un clairvoyant, de ce chanteur exquis qui a si fort contribué à populariser le chansonnier, pour me douter qu’il y avait là une des plus merveilleuses organisations de poète qu’on ait vues et un innovateur profond.

Ma digression est longue. J’ai pourtant montré quelle était, selon moi, la valeur sincère de V. de Laprade : même après Soulary et Dupont, la place serait glorieuse et tous trois laisseraient du lustre à leur ville natale, si elle devait jamais périr.

Naples, 31 décembre 1885.

ii

Lyon, 8 avril 1884.


On m’a blâmé assez généralement… à Lyon, veux-je dire, de ma petite notice sur Victor de Laprade du mois de janvier dernier. Les conclusions surtout auraient paru s’attaquer à ce qui, ne devant pas comporter la critique, est reçu partout sans discussion.

Une explication est nécessaire. La voici : Que Laprade ne « soit pas un poète », comme l’aurait dit Musset, et comme l’aurait volontiers laissé croire Sainte-Beuve, après les Poèmes civiques, lui qui l’avait annoncé le premier en 1840, cela ne peut plus relever aujourd’hui que de méchantes querelles sans droiture ni jugement. Le nom de Victor de Laprade s’est inscrit de lui-même au livre d’or de la poésie française. Par la stabilité, l’harmonie de ses convictions, son œuvre triomphante a toujours su grouper autour d’elle l’élite des cœurs purs et des honnêtes gens ; et je ne saurais trouver de plus bel éloge à ce poète qu’en reportant sur son œuvre la justice qu’on doit à sa vie qui fut un exemple et un bienfait.

À côté de ces questions purement morales, il en est une cependant qui n’est pas moins à considérer pour la solidité d’une œuvre littéraire : la question de l’accent original ou personnel du poète, qui seule lui assure l’immortalité. « Car, il faut se rendre compte, comme disait dernièrement M. F. Brunetière, le Sainte-Beuve contemporain — un Sainte-Beuve plus serré, plus logique, mais aussi moins poète, tout pénétré qu’il est de la grande tradition française du XVIIe siècle — il faut bien se rendre compte qu’en dépit d’une certaine critique, les œuvres et les œuvres seules subsistent au regard de la postérité ; qu’à distance, non plus même de plusieurs siècles mais d’une ou deux générations seulement, la personne n’importe plus guère. » Soulary, par exemple, est du nombre assez restreint des poètes français du XIXe siècle qui survivront, si je m’en rapporte à une impression à peu près générale, pour ce cachet, cette note si bien à lui et qu’on ne trouve dans aucun autre ; pour cette forme si curieusement raffinée, si naturellement fouillée qui donne aux palais les plus blasés la sensation d’un piment inconnu ; enfin pour ce mariage invraisemblable des sonneries audacieuses de la poétique moderne et du timbre simple et franc du temps passé. J’ai déjà dit toutes ces supériorités du sonnettiste lyonnais, dans mes deux articles de la Revue du Monde latin. Ces qualités-là sont essentielles. Elles manquent précisément à Victor de Laprade, qui ne les rachète que par un grand souffle — il l’a rencontré bien souvent — ou par le génie de l’innovation, comme Pierre Dupont l’a montré.

Voyez Coppée et Sully-Prudhomme. Qu’est-ce qui les place, sans contredit, au-dessus de tous les poètes de leur génération ?… J’ai laissé entrevoir plus haut l’heureuse influence de Sully-Prudhomme sur les rimeurs contemporains. Quant à François Coppée, il fallait bien qu’il eût la palpitation du lyrisme, et ce que Brunetière appelle quelque part « la connaissance infuse du doigté de la poésie » en même temps que le tempérament de l’initiateur pour faire prévaloir son innovation à lui, qui n’allait rien moins que naturaliser la muse moderne. Comme Musset dans le Romantisme il avait été nourri dans le Parnasse pour dédaigner plus tard ses arrêts. Le vrai poète n’a pas d’école à suivre : mais l’émulation le fait parfois se révéler à lui-même.

Je ne voudrais pas classifier à propos de trois Lyonnais que j’admire et qui me doivent être également chers. Et puis, Pierre Dupont, le plus spontané de tous, le plus naturellement poète est si peu à sa place encore, qu’on ose à peine le faire figurer dans un jugement littéraire…… à Lyon. On ne voit en lui qu’un bohème et, quand on lui a accordé un certain tempérament, on se croit quitte envers sa mémoire. Il faudra changer tout cela. Je crois bien qu’aujourd’hui, si bohème qu’ait été Musset, beaucoup de poètes, même des plus considérés, seraient flattés-d’un rapprochement avec son ombre. Et Béranger lui-même, au-dessus duquel on ne voyait guère que Lamartine et Hugo, vers 1840, Béranger ne se trompait point en disant de Pierre Dupont, et devant lui : « Il est poète, plus poète que moi. » Mais ce qui manquait à l’un, manquait à l’autre et réciproquement. Si Pierre Dupont avait eu plus de langue et plus d’art, s’il avait surtout compris que la simplicité peut confiner à la niaiserie, au lieu de vingt ou trente chefs-d’œuvre absolus qu’il nous laisse — que reste-t-il de Béranger ? — il eût été le La Fontaine de la chanson, c’est-à-dire l’inimitable et le seul.

Me voilà bien loin de mon sujet. Pierre Dupont qui était un poète de la nature avait peu le sens artistique, la conception antique, assez cependant pour avoir commis un sonnet (je le donne comme inédit) qui nous servira de transition pour revenir à Laprade et à Soulary :

EN RECEVANT LES FIGULINES

Lyon serait encore une cité romaine
Si j’en crois tes sonnets finement ciselés,
Serrés comme les grains des épis dans les blés,
Et comme eux ondulants sous une douce baleine.

De Tibulle et Catulle à ton sens révélés
Par l’intuition de la beauté payenne,
Les vers passionnés découlent de ta veine,
Et, sortis de l’écrin, sont diamants ailés.
 
Pendant que je cherchais parmi ces Figulines
Dont un rythme discret trahit les origines,
La bouche en cœur et l’œil qui mieux nous sourira,

Ces vierges de la terre aux allures divines
Grandissant à mes yeux devenaient sybillines
Et disaient : « Avant peu la figure éclora. »

19 mai 1862.


Victor de Laprade, quoi qu’on dise, ainsi que Soulary et Jean Tisseur, a pour ancêtre André Chénier. C’est leur poète à tous les trois. Son influence est tempérée par celle de Ballanche, chez Laprade, et au détriment de sa poésie, qu’il n’a retrouvée large comme aux premiers jours que pour le Livre des Adieux. Le poète de Psyché (1841) n’en reste pas moins le précurseur du Parnasse et, de là vient peut-être le culte inexpliqué que lui vouait Leconte de Lisle…

Certes, Victor de Laprade est une personnalité considérable. L’histoire de son œuvre qu’achève en ce moment un éminent panégyriste, M. Condamin, parallèlement avec les belles études de M. Ed. Biré dans le Correspondant, se confond avec celle du milieu où il a vécu. Et cette réunion de belles âmes dont quelques-unes ont appartenu aussi aux fastes lyonnais du XIXe siècle n’est pas la moins glorieuse que retiendra la mémoire des hommes.

Le sentiment religieux de Victor de Laprade tout empreint de son libéralisme, lequel était sorti de la philosophie platonicienne et panthéiste de sa première jeunesse, anima sa poésie d’un vrai souffle, mais pour la maintenir à de trop grandes hauteurs. Si belle que soit l’Imitation de Corneille, elle est de ces élévations supérieures à l’homme, auquelles l’homme refusera toujours de s’habituer. Mais parfois, quelles beautés nous y entrevoyons ! Certaines pièces de Laprade ont de ces symphonies qui atteignent la sereine largeur des quatuors de Mendelssohn. Mêmes qualités chez le poète et le musicien, moins cette chaleur de fond qui est la caractéristique de celui-ci, et même défaut, l’invincible monotonie !

Pour ne pas vouloir aborder l’œuvre de Victor de Laprade, je craindrais d’en avoir trop dit. Mais il a si bien côtoyé le groupe que visent ces études que je ne regrette pas d’avoir insisté si longtemps.

Oh peut, en effet, répartir en deux catégories la famille des penseurs lyonnais : les Mystiques et les Philosophes. Philosophes, ils le sont tous. Mais je prends l’acception du mot dans le sens détourné pour mettre sous la même égide : Joséphin Soulary, Chenevard, le grand peintre, duquel nous traiterons plus loin, et Jean Tisseur, qui fut le complément, l’âme elle-même de ce trio de fins esprits. Son départ l’a déséquilibré… Je puis y ajouter encore Louisa Siefert.

Et voilà, d’un autre côté par la mort de de Laprade que le groupe des mystiques, n’a plus même de représentants. C’étaient Ballanche, Quinet, Flandrin, Barthelemy Tisseur, Blanc de Saint-Bonnet, de Laprade et Ozanam. Où sont-ils maintenant tous ceux-là dont l’esprit, un jour, avait passé triomphant sur la foule ?… Ils avaient la foi et l’espérance. Que n’en puis-je autant dire de nos philosophes !…