Joseph Balsamo/Chapitre CI

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Michel Lévy frères (4p. 104-111).


CI

LE LIT DE JUSTICE.


Il eut lieu, ce fameux lit de justice, avec tout le cérémonial qu’avaient exigé, d’une part l’orgueil royal, de l’autre les intrigues qui poussaient le maître à ce coup d’État.

La maison du roi fut mise sous les armes ; une profusion d’archers à courte robe, de soldats du guet et d’agents de police étaient destinés à protéger M. le chancelier, qui, comme un général en un jour décisif, devait exposer sa personne sacrée pour l’entreprise.

Il était bien exécré, M. le chancelier ; il le savait, et si sa vanité lui pouvait faire redouter son assassinat, les gens mieux instruits des sentiments du public à son égard pouvaient lui prédire sans exagérer un bel et bon affront, ou tout au moins des huées.

Le même revenant-bon était assuré à M. d’Aiguillon, que repoussait sourdement l’instinct populaire, un peu perfectionné par les débats des parlements. Le roi jouait la sérénité. Il n’était cependant pas tranquille. Mais on le vit s’admirer dans son magnifique habit royal, et faire immédiatement la réflexion que rien ne protège comme la majesté.

Il aurait pu ajouter : « Et l’amour des peuples. » Mais c’était une phrase qu’on lui avait tant répétée à Metz, lors de sa maladie, qu’il ne crut pas pouvoir la redire sans être taxé de plagiat.

Le matin, madame la dauphine, pour qui ce spectacle était nouveau, et qui, au fond peut-être, désirait le voir, prit son air plaintif, et le porta pendant tout le chemin à la cérémonie, ce qui disposa très favorablement l’opinion envers elle.

Madame du Barry était brave. Elle avait la confiance que donnent la jeunesse et la beauté. D’ailleurs, n’avait-on pas tout dit sur elle ; qu’ajouter à tout ? Elle parut rayonnante, comme si un reflet de l’auguste splendeur de son amant jaillissait jusqu’à elle.

M. le duc d’Aiguillon marchait hardiment au nombre des pairs qui précédaient le roi. Son visage plein de noblesse et de caractère n’accusait aucune trace de chagrin ni de mécontentement. Il ne portait pas la tête en triomphateur. À le voir ainsi marchant, nul n’eût deviné la bataille que le roi et les parlements s’étaient livrée sur le terrain de sa personnalité.

On se le montra du doigt dans la foule ; on lui lança des regards terribles des rangs des parlementaires, et ce fut tout.

La grande salle du palais était pleine à déborder, intéressés et intéressants faisaient un total de plus de trois mille personnes.

Au dehors, la foule, contenue par les verges des huissiers, les bâtons et les masses des archers, ne trahissait sa présence que par ce bourdonnement intraduisible qui n’est pas une voix, qui n’articule rien, mas qui se fait entendre cependant, et qu’on appellerait assez justement le bruit des fluides populaires.

Même silence dans la grande salle lorsque le bruit des pas eut cessé, lorsque chacun eut pris sa place, et que le roi, majestueux et sombre, eut commandé à son chancelier de prendre la parole.

Les parlementaires savaient d’avance ce que leur réservait le lit de justice. Ils comprenaient bien pourquoi on les avait convoqués. Ce devait être pour leur faire entendre des volontés peu mitigées ; mais ils connaissaient la longanimité, pour ne pas dire la timidité du roi, et, s’ils avaient peur, c’était plutôt des suites du lit de justice que de la séance elle-même.

Le chancelier prit la parole. Il était beau diseur. Son exorde fut habile, et les amateurs de style démonstratif trouvèrent là une ample pâture.

Toutefois, le discours dégénéra en une mercuriale si rude que la noblesse en eut le sourire aux lèvres, et que les parlementaires commencèrent à se trouver assez mal à l’aise.

Le roi ordonnait, par la bouche du chancelier, de couper court à toutes les affaires de Bretagne, dont il avait assez. Il ordonnait au parlement de se réconcilier avec M. le duc d’Aiguillon, dont le service lui agréait ; de ne plus interrompre le service de la justice, moyennant quoi tout se passerait comme à ce bienheureux temps de l’âge d’or, où les ruisseaux coulaient en murmurant des discours en cinq points du genre délibératif et judiciaire, où les arbres étaient chargés de sacs de procès placés à la portée de MM. les avocats ou les procureurs, qui avaient le droit de les cueillir comme fruits leur appartenant.

Ces friandises ne raccommodèrent pas le parlement avec M. de Maupeou, pas plus qu’avec M. le duc d’Aiguillon. Mais le discours était fait, il n’y avait pas de réponse possible.

Les parlementaires, au comble du dépit, prirent tous, avec cet admirable ensemble qui donne tant de force aux corps constitués, une attitude tranquille et indifférente, qui déplut souverainement à Sa Majesté et au monde aristocratique des tribunes.

Madame la dauphine pâlit de colère. Elle se trouvait pour la première fois en présence de la résistance populaire. Elle en calculait froidement la puissance.

Venue au lit de justice avec l’intention d’être fort opposée, d’aspect du moins, à la résolution qu’on allait y prendre ou notifier, elle se sentit peu à peu entraînée à faire cause commune avec ceux de sa race et de sa caste, si bien qu’à mesure que le chancelier mordait plus avant dans la chair parlementaire, cette jeune fierté s’indignait de lui voir des dents si peu aiguës ; il lui semblait qu’elle eût trouvé, elle, des paroles qui eussent fait bondir cette assemblée comme un troupeau de bœufs sous l’aiguillon. Bref, elle trouva le chancelier trop faible et les parlementaires trop forts.

Louis XV était physionomiste comme tous les égoïstes le seraient si, quelquefois, ils n’étaient paresseux en même temps qu’égoïstes. Il jeta les yeux autour de lui pour observer l’effet de sa volonté traduite par des paroles qu’il trouvait assez éloquentes.

La pâleur et les lèvres pincées de la dauphine lui révélèrent aussitôt ce qui se passait dans cette âme.

Comme contre-poids, il observa la physionomie de madame du Barry : au lieu du sourire vainqueur qu’il y comptait trouver, il ne vit qu’une violente envie d’attirer sur elle les regards du roi, comme pour juger ce qu’il pensait.

Rien n’intimide les esprits faibles comme d’être devancés par l’esprit et la volonté d’autrui. S’ils se voient observés par une résolution déjà prise, ils en concluent qu’ils n’ont pas fait assez, qu’ils vont être ou ont été ridicules, qu’on avait droit d’exiger plus qu’ils n’ont fait.

Alors ils passent aux extrêmes, le timide devient rugissant, et une manifestation soudaine trahit l’effet de celte réaction, produite par la peur sur une peur moins forte.

Le roi n’avait pas besoin d’ajouter un mot aux paroles de son chancelier, cela n’était pas d’étiquette ; cela n’était même pas nécessaire. Mais en cette occasion il fut possédé du démon bavard, et, faisant un signe de la main, il montra qu’il allait parler.

Pour le coup l’attention devint de la stupeur.

On vit toutes les têtes des parlementaires faire volte-face vers le lit de justice avec la précision de mouvement d’une file de soldats instruits.

Les princes, les pairs, les militaires se sentirent émus. Il n’était pas impossible qu’après tant de bonnes choses qui avaient été dites, Sa Majesté Très Chrétienne ne dît une bonne grosse inutilité. Leur respect les empêchait de désigner autrement ce qui pouvait sortir de la bouche du roi.

On vit M. de Richelieu, qui avait affecté de se tenir loin de son neveu, se rapprocher surtout par le coup d’œil et l’affinité mystérieuse de l’intelligence.

Mais son regard, qui commençait à devenir rebelle, rencontra le clair regard de madame du Barry. Richelieu possédait comme personne l’art précieux des transitions ; il passa du ton ironique au ton admiratif, et choisit la belle comtesse comme point d’intersection entre les diagonales de ces deux extrêmes.

Ce fut donc un sourire de félicitation et de galanterie qu’il adressa en passant à madame du Barry ; mais celle-ci n’en fut pas dupe, d’autant plus que le vieux maréchal, qui avait commencé d’entamer sa correspondance avec les parlementaires et les princes opposants, fut forcé de la continuer, pour ne pas paraître ce qu’il était bien réellement.

Que de perspectives dans une goutte d’eau, cet océan pour l’observateur ! Que de siècles dans une seconde, cette éternité indescriptible ! Tout ce que nous disons là se passa dans le temps que Sa Majesté Louis XV mit à se préparer et à ouvrir la bouche.

— Vous avez entendu, dit-il d’une voix ferme, ce que mon chancelier vous a fait savoir de mes volontés. Songez donc à les exécuter, car telles sont mes intentions, et je ne changerai jamais !

Louis XV laissa tomber ces derniers mots avec le fracas et la vigueur de la foudre.

Aussi toute l’assemblée fut-elle littéralement foudroyée.

Un frisson passa sur tous les parlementaires, frisson de terreur qui se communiqua immédiatement à la foule, comme l’étincelle électrique court rapide au bout du cordon. Ce même frisson effleura aussi les partisans du roi. La surprise et l’admiration étaient sur tous les fronts, dans tous les cœurs.

La dauphine remercia involontairement le roi par un éclair parti de ses beaux yeux.

Madame du Barry, électrisée, ne put s’empêcher de se lever, et elle eût battu des mains, sans la crainte bien naturelle qu’elle eut d’être lapidée en sortant, ou de recevoir le lendemain cent couplets plus odieux les uns que les autres.

Louis XV put jouir dès ce moment de son triomphe.

Les parlementaires inclinèrent leurs fronts toujours avec le même ensemble.

Le roi se souleva sur ses coussins fleurdelisés.

Aussitôt le capitaine des gardes, le commandant de la maison militaire et tous les gentilshommes se levèrent.

Le tambour battit, les trompettes sonnèrent au dehors. Ce frémissement presque silencieux du peuple à l’arrivée se changea en un mugissement qui s’éteignait au lointain, refoulé par les soldats et les archers.

Le roi traversa fièrement la salle, sans voir autre chose sur son passage que des fronts humiliés.

M. d’Aiguillon continua de précéder Sa Majesté sans abuser de son triomphe.

Le chancelier, arrivé à la porte de la salle, vit au loin tout ce peuple, s’effraya de tous ces éclairs, qui, malgré la distance, arrivaient jusqu’à lui ; il dit aux archers :

— Serrez-moi.

M. de Richelieu, que saluait profondément le duc d’Aiguillon, dit à son neveu :

— Voilà des fronts bien bas, duc, il faudra un jour ou l’autre qu’ils se relèvent diablement haut. Prenez garde !

Madame du Barry passait en ce moment par le couloir avec son frère, la maréchale de Mirepoix et plusieurs dames. Elle entendit le propos du vieux maréchal, et, comme elle avait plus de repartie que de rancune :

— Oh ! dit-elle, il n’y a rien à craindre, maréchal, n’avez-vous pas entendu les paroles de Sa Majesté ? Le roi a dit, ce me semble, qu’il ne changerait jamais.

— Paroles terribles, en effet, madame, répondit le vieux duc avec un sourire ; mais ces pauvres parlementaires n’ont pas vu, heureusement pour nous, qu’en disant qu’il ne changerait jamais, le roi vous regardait.

Et il termina ce madrigal par une de ces inimitables révérences qu’on le sait plus même faire aujourd’hui sur le théâtre.

Madame du Barry était femme, et nullement politique. Elle ne vit que le compliment, là où M. d’Aiguillon sentit parfaitement l’épigramme et la menace.

Aussi, fut-ce par un sourire qu’elle répondit, au lieu que son allié se mordit les lèvres et pâlit de voir durer ce ressentiment du maréchal.

L’effet du lit de justice fut immédiatement favorable à la cause royale. Mais souvent un grand coup ne fait qu’étourdir, et il est à remarquer qu’après les étourdissements le sang circule avec plus de vigueur et de pureté.

Telle fut du moins la réflexion que fit, en voyant partir le roi avec son pompeux cortège, un petit groupe de gens vêtus simplement et posés en observateurs au coin du quai aux Fleurs et de la rue de la Barillerie.

Ces hommes étaient trois… Le hasard les avait assemblés à cet angle, et de là, ils paraissaient avoir suivi avec intérêt les impressions de la foule ; et, sans se connaître, une fois mis en rapport par quelques mots échangés, ils s’étaient rendu compte de la séance avant même qu’elle ne fût terminée.

— Voilà les passions bien mûries, dit l’un d’eux, vieillard aux yeux brillants, à la figure douce et honnête… Un lit de justice est une grande œuvre.

— Oui, répondit en souriant avec amertume un jeune homme, oui, si l’œuvre réalisait exactement les mots.

— Monsieur, répliqua le vieillard en se retournant, il me semble que je vous connais… Je vous ai vu déjà, je crois ?

— Dans la nuit du 31 mai. Vous ne vous trompez pas, monsieur Rousseau.

— Ah ! vous êtes ce jeune chirurgien, mon compatriote, M. Marat ?

— Oui, monsieur, pour vous servir.

Les deux hommes échangèrent une révérence.

Le troisième n’avait pas encore pris la parole. C’était un homme jeune aussi, et d’une noble figure, qui, durant toute la cérémonie, n’avait fait qu’observer l’attitude de la foule.

Le jeune chirurgien partit le premier, se hasardant au milieu du peuple, qui, moins reconnaissant que Rousseau, l’avait déjà oublié, mais à la mémoire duquel il comptait bien se rappeler un jour.

L’autre jeune homme attendit qu’il fût parti, et, s’adressant alors à Rousseau :

— Vous ne partez pas, monsieur ? dit-il.

— Oh ! je suis trop vieux pour me risquer dans cette cohue.

— En ce cas, dit l’inconnu en baissant la voix, à ce soir, rue Plâtrière, monsieur Rousseau… N’y manquez pas !

Le philosophe tressaillit comme si un fantôme se fût dressé devant lui. Son teint, pâle d’ordinaire, devint livide. Il voulut répondre à cet homme, mais il avait déjà disparu.