Joseph Balsamo/Chapitre CXXXI

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Michel Lévy frères (5p. 56-64).


CXXXI

LE SANG.


Madame Dubarry n’avait pas encore vu la porte de la maison se refermer derrière elle, que Balsamo remontait l’escalier dérobé et rentrait dans la chambre aux fourrures.

La conversation avec la comtesse avait été longue, et son empressement tenait à deux causes.

La première, le désir de voir Lorenza ; la seconde, la crainte que la jeune femme ne fût fatiguée : car, dans la vie nouvelle qu’il venait de lui faire, il ne pouvait y avoir place pour l’ennui ; fatiguée, en ce qu’elle pouvait passer, comme cela lui arrivait quelquefois, du sommeil magnétique à l’extase.

Or, à l’extase succédaient presque toujours des crises nerveuses qui brisaient Lorenza, si l’intervention du fluide réparateur ne venait pas ramener un équilibre satisfaisant entre les diverses fonctions de l’organisme.

Balsamo, après avoir refermé la porte, jeta donc rapidement les yeux sur le canapé où il avait laissé Lorenza. Elle n’y était plus.

Seulement, la fine mante de cachemire brodée de fleurs d’or, qui l’enveloppait comme une écharpe, était demeurée seule sur les coussins, comme un témoignage de son séjour dans l’appartement, de son repos sur ce meuble.

Balsamo demeura immobile, les yeux tendus vers le sofa vide. Peut-être Lorenza s’était-elle trouvé incommodée par une odeur étrange qui paraissait s’être répandue dans l’appartement depuis qu’elle en était sortie ; peut-être, par un mouvement machinal, avait-elle usurpé sur les habitudes de la vie réelle, et instinctivement avait-elle changé de place.

La première idée de Balsamo fut que Lorenza était rentrée dans le laboratoire où un instant auparavant elle l’avait accompagné.

Il entra dans le laboratoire. Au premier aspect, il paraissait vide ; mais à l’ombre du fourneau gigantesque, derrière la tapisserie d’Orient, une femme pouvait facilement se cacher.

Il souleva donc les tapisseries, il tourna donc autour du fourneau ; nulle part il ne put retrouver même la trace du passage de Lorenza.

Restait la chambre de la jeune femme, où sans doute elle était rentrée.

Cette chambre n’était une prison pour elle que dans son état de veille.

Il courut à la chambre et trouva la plaque fermée.

Ce n’était point une preuve que Lorenza ne fût point rentrée chez elle. Bien ne s’opposait, en effet, à ce que Lorenza, dans son sommeil si lucide, se fût souvenue de ce mécanisme, et, s’en souvenant, eût obéi aux hallucinations dans un rêve mal effacé dans son esprit.

Balsamo poussa le ressort.

La chambre était vide comme le laboratoire : Lorenza ne paraissait pas même y être entrée.

Alors une pensée douloureuse, une pensée qui, on s’en souvient, l’avait déjà mordu au cœur, vint chasser toutes les suppositions, toutes les espérances de l’amant heureux.

Lorenza aurait joué un rôle ; elle aurait feint de dormir, elle aurait ainsi dissipé toute défiance, toute inquiétude, toute vigilance dans l’esprit de son époux, et à la première occasion de liberté elle se serait enfuie de nouveau, plus sûre de ce qu’elle avait à faire, instruite qu’elle était par une première, ou plutôt par une seconde expérience. Balsamo bondit à cette idée et sonna Fritz.

Puis, comme au gré de son impatience Fritz tardait, il s’élança au-devant de lui et le trouva dans l’escalier dérobé.

— La signora ? dit-il.

— Eh bien, maître ? demanda Fritz, comprenant à l’agitation de Balsamo qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire.

— L’as-tu vue ?

— Non, maître.

— Elle n’est pas sortie ?

— D’où cela ?

— Mais, de la maison.

— Personne n’est sorti que la comtesse, derrière laquelle je viens de fermer la porte.

Balsamo remonta comme un fou. Il se figura alors que la folle jeune femme, si différente dans le sommeil de ce qu’elle était dans la veille, avait eu son moment d’espièglerie enfantine ; qu’elle lisait, de quelque coin où elle était cachée, son effroi dans son cœur, et qu’elle se divertissait à l’épouvanter, pour le rassurer ensuite.

Alors commença une recherche minutieuse.

Pas un coin ne fut épargné, pas une armoire oubliée, pas un paravent laissé en place. Il y avait, dans cette recherche de Balsamo, quelque chose de l’homme aveuglé par la passion, du fou qui ne voit plus, de l’homme ivre qui chancelle. Il n’avait plus de force que pour ouvrir les deux bras et pour crier : « Lorenza ! Lorenza ! » espérant que cette adorée créature viendrait s’y précipiter tout à coup avec un grand cri de joie.

Mais le silence seul, un morne et obstiné silence répondit seul à sa pensée extravagante et à son appel insensé.

Courir, remuer les meubles, parler aux murs, appeler Lorenza, regarder sans voir, écouter sans entendre, palpiter sans vivre, tressaillir sans penser, voilà l’état dans lequel Balsamo passa trois minutes, c’est-à-dire trois siècles d’agonie.

II sortit de cet état d’hallucination à moitié fou, trempa sa main dans un vase d’eau glacée, s’en mouilla les tempes ; puis, comprimant une de ses mains avec l’autre, comme pour se forcer à l’immobilité, il chassa, par la volonté, le bruit importun de ce battement du sang contre le crâne, bruit fatal, incessant, monotone, qui, lorsqu’il est mouvement et silence, indique la vie, mais qui, lorsqu’il devient tumultueux et perceptible, signifie la mort ou la folie.

— Voyons, raisonnons, dit-il ; Lorenza n’y est plus ; plus de faux-fuyants avec moi-même ; Lorenza n’y est plus, donc elle est sortie. Oui, sortie, bien sortie.

Et il regarda encore une fois autour de lui, et il appela une fois encore.

—— Sortie ! répéta-t-il. En vain Fritz prétend-il ne l’avoir pas vue. Elle est sortie, bien sortie… Deux cas se présentent : ou il n’a rien vu en effet, ce qui, à tout prendre, est possible, car l’homme est sujet à l’erreur, ou bien il a vu, et il a été corrompu par Lorenza… « Corrompu, Fritz ? « Pourquoi non ? En vain sa fidélité passée plaide contre cette supposition. Si Lorenza, si l’amour, si la science ont pu à ce point tromper et mentir, pourquoi la nature si fragile, si faillible d’une créature humaine ne tromperait-elle pas à son tour ?…

« Oh ! je saurai tout, je saurai tout ! Ne me reste-t-il pas mademoiselle de Taverney ?… Oui, par Andrée, je saurai la trahison de Fritz ; par Andrée, la trahison de Lorenza ; et cette fois… oh ! cette fois, comme l’amour aura été mensonger, comme la science aura été une erreur, comme la fidélité aura été un piége… oh ! cette fois, Balsamo punira sans pitié, sans réserve, comme un homme puissant qui se venge, ayant chassé la miséricorde et conservé l’orgueil… « Voyons, il ne s’agit plus que de sortir au plus vite, de ne rien laisser deviner à Fritz, et de courir à Trianon.

Et Balsamo, saisissant son chapeau qui avait roulé à terre, s’élança contre la porte.

Mais tout à coup il s’arrêta.

— Oh ! dit-il, avant toute chose… Mon Dieu ! pauvre vieillard, je l’avais oublié ! Avant toute chose il faut que je voie Althotas ; pendant cet accès de délire, pendant ce spasme d’amour monstrueux, j’ai délaissé le malheureux vieillard. J’ai été ingrat, j’ai été inhumain.

Et Balsamo, avec cette fièvre qui animait à cette heure tous ses mouvements, Balsamo s’approcha du ressort qui faisait jouer la bascule du plafond.

Aussitôt le mobile échafaudage descendit rapidement.

Balsamo se plaça dessus, et, à l’aide du contre-poids, commença de monter ; mais tout entier encore au trouble de son esprit et de son cœur, et sans songer à autre chose qu’à Lorenza.

À peine toucha-t-il le niveau de la chambre d’AIthotas, que la voix du vieillard vint frapper son oreille et le tira de sa douloureuse rêverie.

Mais, au grand étonnement de Balsamo, ses premières paroles ne furent point un reproche, comme il s’y attendait : ce fut un éclat de gaieté naturel et simple qui l’accueillit.

L’élève leva sur le maître un regard étonné.

Le vieillard était renversé dans sa chaise à ressorts ; il respirait bruyamment et avec délices, comme si à chaque aspiration il eut repris un jour de vie ; ses yeux, pleins d’un feu sombre, mais dont le sourire épanoui sur ses lèvres égayait l’expression, ses yeux s’attachaient avec importunité sur son visiteur.

Balsamo recueillit ses forces et rassembla ses idées pour ne rien laisser voir de son trouble au maître, si peu indulgent pour les faiblesses de l’humanité.

Pendant cette minute de recueillement, Balsamo sentit une oppression étrange peser sur sa poitrine. L’air, sans doute, était vicié par une résorption trop constante, une odeur lourde, fade, tiède, nauséabonde ; cette même odeur qu’il avait déjà respirée en bas, mais à un plus faible degré, nageait dans l’air, et, pareille à ces vapeurs qui montent des lacs et des marais en automne au lever et au coucher du soleil, elle avait pris un corps et terni les vitres.

Dans cette atmosphère épaisse et âcre, le cœur de Balsamo faiblit, sa tête s’embarrassa, un vertige le saisit, il sentit que la respiration et les forces allaient lui manquer à la fois.

— Maître, dit-il en cherchant un point solide où s’appuyer, et en essayant de dilater sa poitrine, maître, vous ne pouvez vivre ici ; on n’y respire point.

— Tu trouves ?

— Oh !

— J’y respire cependant fort bien, moi ! répondit Althotas avec enjouement, et j’y vis, comme tu vois.

— Maître, maître, dit Balsamo de plus en plus étourdi, faites-y attention, et laissez-moi ouvrir une fenêtre ; il monte de ce parquet comme une vapeur de sang.

— De sang ! Ah ! tu trouves ?… de sang ! s’écria Althotas en éclatant de rire.

— Oh ! oui, oui, je sens les miasmes qui s’exhalent d’un corps fraîchement tué ! je les pèserais, tant ils sont lourds à mon cerveau et à mon cœur.

— C’est cela, dit le vieillard avec son rire ironique, je m’en suis déjà aperçu ; tu as un cœur tendre et un cerveau très fragile, Acharat.

— Maître, dit Balsamo en étendant le doigt vers le vieillard ; maître, vous avez du sang sur vos mains ; maître, il y a du sang sur cette table ; maître, il y a du sang partout, jusque dans vos yeux, qui luisent comme deux flammes ; maître, cette odeur qu’on respire ici, cette odeur qui me donne le vertige, cette odeur qui m’étouffe, c’est l’odeur du sang.

— Eh bien, après ? dit tranquillement Althotas, la sens-tu donc pour la première fois cette odeur ?

— Non.

— Ne m’as-tu jamais vu faire mes expériences ? N’en as-tu jamais fait toi-même ?

— Mais, du sang humain ! dit Balsamo passant sa main sur son front ruisselant de sueur.

— Ah ! tu as l’odorat subtil, dit Althotas. Eh bien, je n’aurais pas cru que l’on pût reconnaître le sang de l’homme du sang d’un animal quelconque.

— Le sang de l’homme ! murmura Balsamo.

Et comme, tout chancelant, il cherchait, pour se retenir, quelque saillie de meuble, il aperçut avec horreur un vaste bassin de cuivre, dont les parois brillantes répétaient la couleur pourpre et laqueuse du sang fraîchement répandu.

L’énorme vase était à moitié rempli.

Balsamo recula épouvanté.

— Oh ! ce sang ! s’écria-t-il ; d’où vient ce sang ?

Althotau ne répondait pas, mais son regard ne perdait rien des fluctuations, des égarements et des terreurs de Balsamo. Soudain celui-ci poussa un rugissement terrible.

Puis, s’abaissant comme s’il fondait sur une proie, il s’élança vers un point de la chambre et ramassa par terre un ruban de soie broché d’argent après lequel pendait une longue tresse de cheveux noirs.

Après ce cri aigu, douloureux, suprême, un silence mortel régna un instant dans la chambre du vieillard.

Balsamo soulevait lentement ce ruban, examinant en frissonnant les cheveux dont une épingle d’or retenait l’extrémité clouée d’un côté à la soie, tandis que tranchés nettement de l’autre ils semblaient une frange dont le bout eût été effleuré par un flot de sang, car des gouttes rouges et mousseuses perlaient à l’extrémité de cette frange.

À mesure que Balsamo relevait sa main, sa main devenait plus tremblante.

À mesure que Balsamo attachait son regard plus sûrement sur le ruban souillé, ses joues devenaient plus livides.

— Oh ! d’où vient cela ? murmura-t-il, mais assez haut cependant pour que sa parole devînt une question pour un autre que pour lui-même.

— Cela ? dit Altbotas.

— Oui, cela ?

— Eh bien, c’est un ruban de soie enveloppant des cheveux.

— Mais ces cheveux, ces cheveux, dans quoi ont-ils trempé ?

— Tu le vois bien, dans le sang.

— Dans quel sang ?

— Eh ! parbleu ! dans le sang qu’il me fallait pour mon élixir, dans le sang que tu me refusais et que j’ai dû, à ton refus, me procurer moi-même.

— Mais ces cheveux, cette tresse, ce ruban, où les avez-vous pris ? ce n’est point là la coiffure d’un enfant.

— Et qui t’a dit que ce fût un enfant que j’ai égorgé ? demanda tranquillement Althotas.

— Ne vous fallait-il pas, pour votre élixir, le sang d’un enfant ? s’écria Balsamo. Voyons, ne m’avez-vous pas dit cela ?

— Ou d’une vierge, Acharat, ou d’une vierge.

Et Althotas allongea sa main amaigrie sur le bras du fauteuil, et y prit une fiole dont il savoura le contenu avec délices. Puis, de son ton le plus naturel, et avec son accent le plus affectueux :

— C’est bien à toi, dit-il, Acharat, tu as été sage et prévoyant en plaçant là cette femme sous mon plancher, presque à la portée de ma main : l’humanité n’a pas à se plaindre, la loi n’a rien à reprendre. Eh ! eh ! ce n’est pas toi qui m’as livré la vierge sans laquelle j’allais mourir : non c’est moi qui l’ai prise. Eh ! eh ! merci, mon cher élève, merci, mon petit Acharat.

Et il approcha encore une fois la fiole de ses lèvres.

Balsamo laissa tomber la mèche de cheveux qu’il tenait ; une horrible lumière venait d’éblouir en face de lui, la table du vieillard, cette immense table de marbre, toujours remplie de plantes, de livres, de fioles ; devant lui cette table était recouverte d’un long drap de damas blanc à fleurs sombres, sur lequel la lampe d’Althotas envoyait sa rougeâtre lueur et dessinait de sinistres formes que Balsamo n’avait pas encore remarquées.

Balsamo prit un des coins du drap et le tira violemment à lui.

Mais alors, ses cheveux se hérissèrent, sa bouche ouverte ne put laisser échapper l’horrible cri étouffé au fond de sa gorge.

Il venait, sous ce linceul, d’apercevoir le cadavre de Lorenza, de Lorenza étendue sur cette table, la tête livide et cependant souriante encore, et pendant en arrière comme entraînée par le poids de ses longs cheveux.

Une large blessure s’ouvrait béante au-dessus de la clavicule et ne laissait plus échapper une seule goutte de sang.

Les mains étaient roidies et les yeux fermés sous leur paupière violette.

— Oui, du sang, du sang de vierge, les trois dernières gouttes du sang artériel d’une vierge ; voilà ce qu’il me fallait, dit le vieillard en recourant pour la troisième fois à sa fiole.

— Misérable ! s’écria Balsamo, dont le cri de désespoir s’exhala enfin par chacun de ses pores, meurs donc, car, depuis quatre jours, elle était ma femme ! tu l’as assassinée pour rien… Elle n’était pas vierge !…

Les yeux d’Althotas tremblèrent à ces paroles, comme si une secousse électrique les eût fait rebondir dans leur orbite ; ses prunelles se dilatèrent effroyablement ; ses gencives grincèrent, à défaut de dents ; sa main laissa échapper la fiole, qui tomba sur le parquet et se brisa en mille morceaux, tandis que lui, tout stupéfait, anéanti, frappé à la fois au cœur et au cerveau, il se renversait lourdement sur son fauteuil.

Quant à Balsamo, il se pencha avec un sanglot sur le corps de Lorenza, et s’évanouit en baisant ses cheveux sanglants.