Joseph Balsamo/Chapitre LI
LI
LE COMTE DE FŒNIX.
Pendant longtemps un silence profond laissa les deux femmes, l’une à ses méditations douloureuses, l’autre à son étonnement, facile à comprendre.
Enfin madame Louise rompit la première le silence.
— Et vous n’avez rien fait pour faciliter cet enlèvement ? dit-elle.
— Rien, madame.
— Et vous ignorez comment vous êtes sortie du couvent ?
— Je l’ignore.
— Cependant un couvent est bien fermé, bien gardé ; il y a des barreaux aux fenêtres, des murs presque infranchissables, une tourière qui ne quitte pas ses clés. Cela est ainsi, en Italie surtout, où les règles sont plus sévères encore qu’en France.
— Que vous dirai-je, madame, quand moi-même depuis ce moment je m’abîme à creuser mes souvenirs sans y rien trouver ?
— Mais vous lui reprochâtes votre enlèvement ?
— Sans doute.
— Que vous répondit-il pour s’excuser ?
— Qu’il m’aimait.
— Que lui dites-vous ?
— Qu’il me faisait peur.
— Vous ne l’aimiez donc pas ?
— Oh ! non, non !
— En étiez-vous bien sûre ?
— Hélas ! madame, c’était un sentiment étrange que j’éprouvais pour cet homme. Lui là, je ne suis plus moi, je suis lui ; ce qu’il veut, je le veux ; ce qu’il ordonne, je le fais ; mon âme n’a plus de puissance, mon esprit plus de volonté : un regard me dompte et me fascine. Tantôt il semble pousser jusqu’au fond de mon cœur des pensées qui ne sont pas miennes, tantôt il semble attirer au dehors de moi des idées si bien cachées jusqu’alors à moi-même, que je ne les avais pas devinées. Oh ! vous voyez bien, madame, qu’il y a magie.
— C’est étrange, au moins, si ce n’est pas surnaturel, dit la princesse. Mais après cet événement, comment viviez-vous avec cet homme ?
— Il me témoignait une vive tendresse, un sincère attachement.
— C’était un homme corrompu, peut-être ?
— Je ne le crois pas ; au contraire, il y a quelque chose de l’apôtre dans sa manière de parler.
— Allons, vous l’aimez, avouez-le.
— Non, non, madame, dit la jeune femme avec une douloureuse volonté, non, je ne l’aime pas.
— Alors vous auriez dû fuir, vous auriez dû en appeler aux autorités, vous réclamer de vos parents.
— Madame, il me surveillait tellement que je ne pouvais fuir.
— Que n’écriviez-vous ?
— Nous nous arrêtions partout sur la route dans des maisons qui semblaient lui appartenir, où chacun lui obéissait. Plusieurs fois je demandai du papier, de l’encre et des plumes ; mais ceux à qui je m’adressais étaient renseignés par lui ; jamais aucun ne me répondit.
— Mais en route, comment voyagiez-vous ?
— D’abord en chaise de poste ; mais à Milan nous trouvâmes non plus une chaise de poste, mais une espèce de maison roulante dans laquelle nous continuâmes notre chemin.
— Mais enfin il était obligé parfois de vous laisser seule ?
— Oui. Alors il s’approchait de moi ; il me disait : « Dormez. » Et je m’endormais, et ne me réveillais qu’à son retour.
Madame Louise secoua la tête d’un air d’incrédulité.
— Vous ne désiriez pas fuir bien énergiquement, dit-elle ; sans quoi vous y fussiez parvenue.
— Hélas ! il me semble cependant que si, madame… Mais aussi peut-être étais-je fascinée !
— Par ses paroles d’amour, par ses caresses ?
— Il me parlait rarement d’amour, madame, et, à part un baiser sur le front le soir et un autre baiser au front le matin, je ne me rappelle point qu’il m’ait jamais fait d’autres caresses.
— Étrange, étrange, en vérité ! murmura la princesse.
Cependant, sous l’empire d’un soupçon, elle reprit :
— Voyons, répétez-moi que vous ne l’aimez pas.
— Je vous le répète, madame.
— Redites-moi que nul lien terrestre ne vous attache à lui.
— Je vous le redis.
— Que s’il vous réclame, il n’aura aucun droit à faire valoir.
— Aucun !
— Mais enfin, continua la princesse, comment êtes-vous venue ici ? Voyons, car je m’y perds.
— Madame, j’ai profité d’un violent orage qui nous surprit un peu au delà d’une ville qu’on appelle, je crois, Nancy. Il avait quitté sa place près de moi ; il était entré dans le second compartiment de sa voiture pour causer avec un vieillard qui habitait ce second compartiment, je sautai sur son cheval et je m’enfuis.
— Et qui vous fit donner la préférence à la France, au lieu de retourner en Italie ?
— Je réfléchis que je ne pouvais retourner à Rome, puisque bien certainement on devait croire que j’avais agi de complicité avec cet homme ; j’y étais déshonorée, mes parents ne m’eussent point reçue.
« Je résolus donc de fuir à Paris et d’y vivre cachée, ou bien de gagner quelque autre capitale où je pusse me perdre à tous les regards et aux siens surtout.
« Quand j’arrivai à Paris, toute la ville était émue de votre retraite aux Carmélites, madame ; chacun vantait votre piété, votre sollicitude pour les malheureux, votre compassion pour les affligés. Ce me fut un trait de lumière, madame ; je fus frappée de cette conviction que vous seule étiez assez généreuse pour m’accueillir, assez puissante pour me défendre.
— Vous en appelez toujours à ma puissance, mon enfant ; il est donc bien puissant, lui ?
— Oh ! oui.
— Mais, qui est-il ? Voyons ! Par délicatesse, j’ai jusqu’à présent tardé à vous le demander ; cependant, si je dois vous défendre, faut-il encore que je sache contre qui.
— Oh ! madame, voilà encore en quoi il m’est impossible de vous éclairer. J’ignore complétement qui il est et ce qu’il est : tout ce que je sais, c’est qu’un roi n’inspire pas plus de respect, un dieu plus d’adorations que n’en ont pour lui les gens auxquels il daigne se révéler.
— Mais son nom, comment s’appelle-t-il ?
— Madame, je l’ai entendu appeler de bien des noms différents. Cependant, deux seulement me sont restés dans la mémoire : l’un est celui que lui donne ce vieillard dont je vous ai déjà parlé, et qui fut notre compagnon de voyage depuis Milan jusqu’à l’heure où je l’ai quitté : l’autre est celui qu’il se donnait lui-même.
— Quel était le nom dont l’appelait le vieillard ?
— Acharat… N’est-ce pas un nom antichrétien, dites, madame ?…
— Et celui qu’il se donnait à lui-même ?
— Joseph Balsamo.
— Et lui ?
— Lui !… connaît tout le monde, devine tout le monde ; il est contemporain de tous les temps ; il vécut dans tous les âges ; il parle… oh ! mon Dieu ! pardonnez-lui de pareils blasphèmes ! non-seulement d’Alexandre, de César, de Charlemagne, comme s’il les avait connus, et cependant, je crois que tous ces hommes-là sont morts depuis bien longtemps, mais encore de Caïphe, de Pilate, de Notre-Seigneur Jésus-Christ, enfin, comme s’il eût assisté à son martyre.
— C’est quelque charlatan alors, dit la princesse.
— Madame, je ne sais peut-être point parfaitement ce que veut dire en France le nom que vous venez de prononcer ; mais ce que je sais, c’est que c’est un homme dangereux, terrible, devant lequel tout plie, tout tombe, tout s’écroule ; que l’on croit sans défense, et qui est armé ; que l’on croit seul, et qui fait sortir des hommes de terre. Et cela sans force, sans violence, avec un mot, un geste…, en souriant.
— C’est bien, dit la princesse, quel que soit cet homme, rassurez-vous, mon enfant, vous serez protégée contre lui.
— Par vous, n’est-ce pas, madame ?
— Oui, par moi, et cela tant que vous ne renoncerez pas vous-même à cette protection. Mais ne croyez plus, mais surtout ne cherchez plus à me faire croire aux surnaturelles visions que votre esprit malade a enfantées. Les murs de Saint-Denis, en tout cas, vous seront un rempart assuré contre le pouvoir infernal, et même, croyez-moi, contre un pouvoir bien plus à craindre, contre le pouvoir humain. Maintenant, madame, que comptez-vous faire ?
— Avec ces bijoux qui m’appartiennent, madame, je compte payer ma dot dans un couvent, dans celui-ci, si c’est possible.
Et Lorenza déposa sur une table de précieux bracelets, des bagues de prix, un diamant magnifique et de superbes boucles d’oreilles. Le tout pouvait valoir vingt mille écus.
— Ces bijoux sont à vous ? demanda la princesse.
— Ils sont à moi, madame ; il me les a donnés, et je les rends à Dieu. Je ne désire qu’une chose.
— Laquelle ? Dites !
— C’est que son cheval arabe Djérid, qui fut l’instrument de ma délivrance, lui soit rendu s’il le réclame.
— Mais vous, à aucun prix, n’est-ce pas, vous ne voulez retourner avec lui ?
— Moi, je ne lui appartiens pas.
— C’est vrai, vous l’avez dit. Ainsi, madame, vous continuez à vouloir entrer à Saint-Denis et à continuer les pratiques de religion interrompues à Subiaco par l’étrange événement que vous m’avez raconté ?
— C’est mon vœu le plus cher, madame, et je sollicite cette faveur à vos genoux.
— Eh bien, soyez tranquille, mon enfant, dit la princesse, dès aujourd’hui vous vivrez parmi nous, et lorsque vous nous aurez montré combien vous tenez à obtenir cette faveur ; lorsque par votre exemplaire conduite, à laquelle je m’attends, vous l’aurez méritée, ce jour-là vous appartiendrez au Seigneur, et je vous réponds que nul ne vous enlèvera de Saint-Denis, lorsque la supérieure veillera sur vous.
Lorenza se précipita aux pieds de sa protectrice, lui prodiguant les plus tendres, les plus sincères remerciements.
Mais tout à coup elle se releva sur un genou, écouta, pâlit, trembla.
— Oh ! mon Dieu ! dit-elle, mon Dieu ! mon Dieu !
— Quoi ? demanda madame Louise.
— Tout mon corps tremble ! Ne le voyez-vous pas ? Il vient ! il vient !
— Qui cela ?
— Lui ! lui qui a juré de me perdre.
— Cet homme ?
— Oui, cet homme. Ne voyez-vous pas comme mes mains tremblent ?
— En effet.
— Oh ! s’écria-t-elle, le coup au cœur ; il approche, il approche.
— Vous vous trompez.
— Non, non, madame. Tenez, malgré moi, il m’attire, voyez ; retenez-moi, retenez-moi.
Madame Louise saisit la jeune femme par le bras.
— Mais remettez-vous, pauvre enfant, dit-elle ; fût-ce lui, mon Dieu, vous êtes ici en sûreté.
— Il approche ! il approche, vous dis-je ! s’écria Lorenza, terrifiée, anéantie, les yeux fixes, le bras étendu vers la porte de la chambre.
— Folie ! folie ! dit la princesse. Est-ce que l’on entre ainsi chez madame Louise de France ?… Il faudrait que cet homme fût porteur d’un ordre du roi.
— Oh ! madame, je ne sais comment il est entré, s’écria Lorenza en se renversant en arrière ; mais ce que je sais, ce dont je suis certaine, c’est qu’il monte l’escalier… c’est qu’il est à dix pas d’ici à peine… c’est que le voilà !
Tout à coup la porte s’ouvrit ; la princesse recula, épouvantée malgré elle de cette coïncidence bizarre.
Une sœur parut.
— Qui est là ? demanda Madame, et que voulez-vous ?
— Madame, répondit la sœur, un gentilhomme vient de se présenter au couvent, qui veut parler à Votre Altesse royale.
— Son nom ?
— Monsieur le comte de Fœnix.
— Est-ce lui ? demanda la princesse à Lorenza, et connaissez-vous ce nom ?
— Je ne connais pas ce nom ; mais c’est lui, madame, c’est lui.
— Que veut-il ? demanda la princesse à la religieuse.
— Chargé d’une mission près du roi de France par Sa Majesté le roi de Prusse, il voudrait, dit-il, avoir l’honneur d’entretenir un instant Votre Altesse royale.
Madame Louise réfléchit un instant ; puis, se retournant vers Lorenza :
— Entrez dans ce cabinet, dit-elle.
Lorenza obéit.
— Et vous, ma sœur, continua la princesse, faites entrer ce gentilhomme.
La sœur s’inclina et sortit.
La princesse s’assura que la porte du cabinet était bien close, et revint à son fauteuil où elle s’assit, attendant, non sans une certaine émotion, l’événement qui allait s’accomplir.
Presque aussitôt, la sœur reparut.
Derrière elle marchait cet homme que nous avons vu, le jour de la présentation, se faire annoncer chez le roi sous le nom du comte de Fœnix.
Il était revêtu du même costume, qui était un uniforme prussien, sévère dans sa coupe ; il portait la perruque militaire et le col noir ; ses grands yeux, si expressifs, s’abaissèrent en présence de madame Louise, mais seulement pour donner au respect tout ce qu’un homme, si haut placé qu’il soit comme simple gentilhomme, doit de respect à une fille de France.
Mais, les relevant aussitôt comme s’il eut craint d’être aussi d’une trop grande humilité :
— Madame, dit-il, je rends grâce à Votre Altesse royale de la faveur qu’elle veut bien me faire. J’y comptais cependant, connaissant que Votre Altesse soutient généreusement tout ce qui est malheureux.
— En effet, monsieur, j’y essaye, dit la princesse avec dignité, car elle comptait terrasser, après dix minutes d’entretien, celui qui venait impunément réclamer la protection d’autrui après avoir abusé de ses propres forces.
Le comte s’inclina sans paraître avoir compris le double sens des paroles de la princesse.
— Que puis-je donc pour vous, monsieur ? continua madame Louise, sur le même ton d’ironie.
— Tout, madame.
— Parlez.
— Votre Altesse, que je ne fusse point, sans de graves motifs, venu importuner dans la retraite qu’elle s’est choisie, a donné, je le crois du moins, asile à une personne qui m’intéresse en tout point.
— Comment nommez-vous cette personne, monsieur ?
— Lorenza Feliciani.
— Et que vous est cette personne ? Est-ce votre alliée, votre parente, votre sœur ?
— C’est ma femme.
— Votre femme ? dit la princesse en élevant la voix, afin d’être entendue du cabinet ; Lorenza Feliciani est la comtesse de Fœnix ?
— Lorenza Feliciani est la comtesse de Fœnix, oui, madame, répondit le comte avec le plus grand calme.
— Je n’ai point de comtesse de Fœnix aux Carmélites, monsieur, répliqua sèchement la princesse.
Mais le comte ne se regarda point comme battu et continua :
— Peut-être bien, madame, Votre Altesse n’est-elle pas bien persuadée encore que Lorenza Feliciani et la comtesse de Fœnix sont une seule et même personne ?
— Non, je l’avoue, dit la princesse, et vous avez deviné juste, monsieur ; ma conviction n’est point entière sur ce point.
— Votre Altesse veut-elle donner l’ordre que Lorenza Feliciani soit amenée devant elle, et alors elle ne conservera plus aucun doute. Je demande à Son Altesse pardon d’insister ainsi ; mais je suis tendrement attaché à cette jeune femme, et elle-même regrette, je crois, d’être séparée de moi.
— Le croyez-vous ?
— Oui, madame, je le crois, si pauvre que soit mon mérite.
― Oh ! pensa la princesse, Lorenza avait dit vrai, et cet homme est effectivement un homme dangereux.
Le comte gardait une contenance calme et se renfermait dans la plus stricte politesse de cour.
— Essayons de mentir, continua de penser madame Louise.
― Monsieur, dit-elle, je n’ai point à vous remettre une femme qui n’est point ici. Je comprends que vous la cherchiez avec tant d’insistance, si vous l’aimez véritablement comme vous le dites ; mais, si vous voulez avoir quelque chance de la trouver, cherchez-la ailleurs, croyez-moi.
Le comte, en entrant, avait jeté un regard rapide sur tous les objets que renfermait la chambre de madame Louise, et ses yeux s’étaient arrêtés un instant, rien qu’un instant, c’est vrai, mais ce seul regard avait suffi, sur la table placée dans un angle obscur de l’appartement, et c’était sur cette table que Lorenza avait placé ses bijoux, qu’elle avait offerts pour entrer aux Carmélites. Aux étincelles qu’ils jetaient dans l’ombre, le comte de Fœnix les avait reconnus.
— Si Votre Altesse royale voulait bien rappeler ses souvenirs, insista le comte, et c’est une violence que je la prie de vouloir bien se faire, elle se rappellerait que Lorenza Feliciani était tout à l’heure dans cette chambre, et qu’elle a déposé sur cette table les bijoux qui y sont, et qu’après avoir eu l’honneur de conférer avec Votre Altesse, elle s’est retirée.
Le comte de Fœnix saisit au passage le regard que jetait la princesse du côté du cabinet.
— Elle s’est retirée dans ce cabinet, acheva-t-il.
La princesse rougit, le comte continua :
— De sorte que je n’attends que l’agrément de Son Altesse pour lui ordonner d’entrer ; ce qu’elle fera à l’instant même, je n’en doute pas.
La princesse se rappela que Lorenza s’était enfermée en dedans, et que, par conséquent, rien ne pouvait la forcer de sortir que l’impulsion de sa propre volonté.
— Mais, dit-elle, ne cherchant plus à dissimuler le dépit qu’elle éprouvait d’avoir menti inutilement devant cet homme à qui l’on ne pouvait rien cacher, si elle entre, que fera-t-elle ?
— Rien, madame ; elle dira seulement à Votre Altesse qu’elle désire me suivre, étant ma femme.
Ce dernier mot rassura la princesse, car elle se rappelait les protestations de Lorenza.
— Votre femme, dit-elle, en êtes-vous bien sûr ?
Et l’indignation perçait sous ses paroles.
— On croirait, en vérité, que Votre Altesse ne me croit pas, dit poliment le comte. Ce n’est pas cependant une chose bien incroyable que le comte de Fœnix ait épousé Lorenza Feliciani, et que, l’ayant épousée, il redemande sa femme.
— Sa femme, encore ! s’écria madame Louise avec impatience ; vous osez dire que Lorenza Feliciani est votre femme ?
— Oui, madame, répondit le comte avec un naturel parfait, j’ose le dire, car cela est.
— Marié, vous êtes marié ?
— Je suis marié.
— Avec Lorenza ?
— Avec Lorenza.
— Légitimement ?
— Sans doute, et si vous insistez, madame, dans une dénégation qui me blesse…
— Eh bien, que ferez-vous ?
— Je mettrai sous vos yeux mon acte de mariage parfaitement en règle et signé du prêtre qui nous a unis.
La princesse tressaillit ; tant de calme brisait ses convictions.
Le comte ouvrit un portefeuille, et développa un papier plié en quatre.
— Voilà la preuve de la vérité de ce que j’avance, madame, et du droit que j’ai de réclamer cette femme ; la signature fait foi… Votre Altesse veut-elle lire l’acte, et interroger la signature ?
— Une signature ! murmura la princesse avec un doute plus humiliant que ne l’avait été sa colère ; mais si cette signature… ?
— Cette signature est celle du curé de Saint-Jean de Strasbourg, bien connu de M. le prince Louis, cardinal de Rohan, et si Son Éminence était ici…
— Justement, M. le cardinal est ici, s’écria la princesse attachant sur le comte des regards enflammés. Son Éminence n’a pas quitté Saint-Denis, elle est dans ce moment-ci chez les chanoines de la cathédrale ; ainsi rien n’est plus aisé que cette vérification que vous nous proposez.
— C’est un grand bonheur pour moi, madame, répondit le comte, en remettant flegmatiquement son acte dans son portefeuille ; car par cette vérification, je l’espère, je verrai se dissiper tous les soupçons injustes que Votre Altesse a contre moi.
— Tant d’impudence me révolte en vérité, dit la princesse en agitant vivement sa sonnette. ― Ma sœur ! ma sœur !
La religieuse qui avait un instant auparavant introduit le comte de Fœnix accourut.
— Que l’on fasse monter à cheval mon piqueur, dit la princesse, et qu’on l’envoie porter ce billet à M. le cardinal de Rohan ; on le trouvera au chapitre de la cathédrale ; qu’il vienne ici sans retard, je l’attends.
Et tout en parlant, la princesse écrivit à la hâte deux mots qu’elle remit à la religieuse.
Puis elle ajouta tout bas :
— Que l’on place dans le corridor deux archers de la maréchaussée et que personne ne sorte sans mon congé ; allez !
Le comte avait suivi les différentes phases de cette résolution, bien arrêtée maintenant chez madame Louise, de lutter avec lui jusqu’au bout ; et tandis que la princesse écrivait, décidée sans doute à lui disputer la victoire, il s’était approché du cabinet, et là, l’œil fixé sur la porte, les mains étendues et agitées d’un mouvement plus méthodique que nerveux, il avait prononcé quelques mots tout bas.
La princesse, en se retournant, le vit dans cette attitude.
— Que faites-vous là, monsieur ? dit-elle.
— Madame, dit le comte, j’adjure Lorenza Feliciani de venir ici en personne vous confirmer, par ses paroles et de sa pleine volonté, que je ne suis ni un imposteur ni un faussaire, et cela sans préjudice de toutes les autres preuves qu’exigera Votre Altesse.
— Monsieur !
— Lorenza Feliciani, cria le comte, dominant tout, même la volonté de la princesse ; Lorenza Feliciani, sortez de ce cabinet, et venez ici, venez.
Mais la porte resta close.
— Venez, je le veux ! répéta le comte.
Alors la clé grinça dans la serrure, et la princesse, avec un indicible effroi, vit entrer la jeune femme, dont les yeux étaient fixés sur le comte, sans aucune expression de colère ni de haine.
— Que faites-vous donc, mon enfant, que faites-vous ? s’écria madame Louise, et pourquoi revenir à cet homme que vous aviez fui ? Vous étiez en sûreté ici ; je vous l’avais dit.
— Et elle est en sûreté aussi dans ma maison, madame, répondit le comte.
Puis, se retournant vers la jeune femme :
— N’est-ce pas, Lorenza, dit-il, que vous êtes en sûreté chez moi ?
— Oui, répondit la jeune fille.
La princesse, au comble de l’étonnement, joignit les mains et se laissa retomber dans un fauteuil.
— Maintenant, Lorenza, dit le comte d’une voix douce mais dans laquelle néanmoins l’accent du commandement se faisait sentir, maintenant on m’accuse de vous avoir fait violence. Dites, vous ai-je violentée en quelque chose que ce soit ?
— Jamais, répondit la jeune femme d’une voix claire et précise, mais sans accompagner cette dénégation d’aucun mouvement.
— Alors, s’écria la princesse, que signifie toute cette histoire d’enlèvement que vous m’avez faite ?
Lorenza demeura muette ; elle regardait le comte comme si la vie et la parole, qui en est l’expression, devaient lui venir de lui.
— Son Altesse désire sans doute savoir comment vous êtes sortie du couvent, Lorenza. Racontez tout ce qui s’est passé depuis le moment où vous vous êtes évanouie dans le chœur jusqu’à celui où vous vous êtes réveillée dans la chaise de poste.
Lorenza demeura silencieuse.
— Racontez la chose dans tous ses détails, continua le comte, sans rien omettre. Je le veux.
Lorenza ne put comprimer un frémissement.
— Je ne me rappelle point, dit-elle.
— Cherchez dans vos souvenirs, et vous vous rappellerez.
— Ah ! oui, oui, en effet, dit Lorenza avec le même accent monotone, je me souviens.
— Parlez !
— Lorsque je me fus évanouie, au moment même où les ciseaux touchaient mes cheveux, on m’emporta dans ma cellule et l’on me coucha sur mon lit. Jusqu’au soir, ma mère resta près de moi, et comme je demeurais toujours sans connaissance, on envoya chercher le chirurgien du village, lequel me tâta le pouls, passa un miroir devant mes lèvres, et, reconnaissant que mes artères étaient sans battements et ma bouche sans haleine, déclara que j’étais morte.
— Mais comment savez-vous tout cela ? demanda la princesse.
— Son Altesse désire connaître comment vous savez tout cela, répéta le comte.
— Chose étrange, dit Lorenza, je voyais et j’entendais ; seulement, je ne pouvais ouvrir les yeux, parler ni remuer ; j’étais comme en léthargie.
— En effet, dit la princesse, Tronchin m’a parlé parfois de personnes tombées en léthargie et qui avaient été enterrées vivantes.
— Continuez, Lorenza.
— Ma mère se désespérait et ne voulait point croire à ma mort ; elle déclara qu’elle passerait encore près de moi la nuit et la journée du lendemain.
« Elle le fit ainsi qu’elle l’avait dit : mais les trente-six heures pendant lesquelles elle me veilla s’écoulèrent sans que je fisse un mouvement, sans que je poussasse un soupir.
« Trois fois le prêtre était venu, et chaque fois il avait dit à ma mère que c’était se révolter contre Dieu que de vouloir retenir mon corps sur la terre, quand déjà il avait mon âme ; car il ne doutait pas, étant morte dans toutes les conditions du salut et au moment où j’allais prononcer les paroles qui scellaient mon éternelle alliance avec le Seigneur, il ne doutait pas, disait-il, que mon âme ne fût montée droit au ciel.
« Ma mère insista tant, qu’elle obtint de me veiller encore pendant toute la nuit du lundi au mardi.
« Le mardi matin j’étais toujours dans le même état d’insensibilité.
« Ma mère se retira vaincue. Les religieuses criaient au sacrilège. Les cierges étaient allumés dans la chapelle où je devais, selon l’habitude, être exposée un jour et une nuit.
« Ma mère une fois sortie, les ensevelisseuses entrèrent dans ma chambre ; comme je n’avais pas prononcé mes vœux, on me mit une robe blanche, on ceignit mon front d’une couronne de roses blanches, on plaça mes bras en croix sur ma poitrine, puis on demanda :
« — La bière !
« La bière fut apportée dans ma chambre ; un profond frissonnement courut par tout mon corps ; car, je vous le répète, à travers mes paupières fermées, je voyais tout comme si mes yeux eussent été tout grands ouverts.
« On me prit et l’on me déposa dans le cercueil.
« Puis, le visage découvert, comme c’est l’habitude chez nous autres Italiennes, on me descendit dans la chapelle et l’on me plaça au milieu du chœur, avec des cierges allumés tout autour de moi et un bénitier à mes pieds.
« Toute la journée les paysans de Subiaco entrèrent dans la chapelle, prièrent pour moi et jetèrent de l’eau bénite sur mon corps.
« Le soir vint. Les visites cessèrent ; on ferma en dedans les portes de la chapelle, moins la petite porte, et la sœur infirmière resta seule près de moi.
« Cependant une pensée terrible m’agitait pendant mon sommeil ; c’était le lendemain que devait avoir lieu l’enterrement, et je sentais que j’allais être enterrée toute vive, si quelque puissance inconnue ne venait à mon secours.
« J’entendais les unes après les autres les heures : neuf heures sonnèrent, puis dix heures, puis onze heures.
« Chaque coup retentissait dans mon cœur ; car j’entendais, chose effrayante ! le glas de ma propre mort.
« Ce que je fis d’efforts pour vaincre ce sommeil glacé, pour rompre ces liens de fer qui m’attachaient au fond de mon cercueil, Dieu seul le sait ; mais il le vit, puisqu’il eut pitié de moi.
« Minuit sonna.
« Au premier coup, il me sembla que tout mon corps était secoué par un mouvement convulsif pareil à celui que j’avais l’habitude d’éprouver quand Acharat s’approchait de moi ; puis j’éprouvai une commotion au cœur ; puis je le vis apparaître à la porte de la chapelle.
— Est-ce de l’effroi que vous éprouvâtes alors ? demanda le comte de Fœnix.
— Non, non, ce fut du bonheur, ce fut de la joie, ce fut de l’extase, car je comprenais qu’il venait m’arracher à cette mort désespérée que je redoutais tant. Il marcha lentement vers mon cercueil, me regarda un instant avec un sourire plein de tristesse, puis il me dit :
« — Lève-toi et marche.
« Les liens qui retenaient mon corps étendu se rompirent aussitôt ; à cette voix puissante, je me levai, et je mis un pied hors de mon cercueil.
« — Es-tu heureuse de vivre ? me demanda-t-il.
« — Oh ! oui, répondis-je.
« — Eh bien, alors, suis-moi.
« L’infirmière, habituée au funèbre office qu’elle remplissait près de moi, après l’avoir rempli près de tant d’autres sœurs, dormait sur sa chaise. Je passai près d’elle sans l’éveiller, et je suivis celui qui, pour la seconde fois, m’arrachait à la mort.
« Nous arrivâmes dans la cour. Je revis ce ciel tout parsemé d’étoiles brillantes que je n’espérais plus revoir. Je sentis cet air frais de la nuit que les morts ne sentent plus, mais qui est si doux aux vivants.
« — Maintenant, me demanda-t-il, avant de quitter ce couvent, choisissez entre Dieu et moi. Voulez-vous être religieuse ? voulez-vous me suivre ?
« — Je veux vous suivre, répondis-je.
« — Alors, venez, dit-il une seconde fois.
« Nous arrivâmes à la porte du tour ; elle était fermée.
« — Où sont les clefs ? me demanda-t-il.
« — Dans les poches de la sœur tourière.
« — Et où sont ces poches ?
« — Sur une chaise près de son lit.
« — Entrez chez elle sans bruit, prenez les clefs, choisissez celle de la porte, et apportez-la-moi.
« J’obéis. La porte de la loge n’était point fermée en dedans. J’entrai. J’allai droit à la chaise. Je fouillai dans les poches ; je trouvai les clefs ; parmi le trousseau, je trouvai celle du tour et je l’apportai.
« Cinq minutes après, le tour s’ouvrait et nous étions dans la rue.
« Alors je pris son bras et nous courûmes vers l’extrémité du village de Subiaco. À cent pas de la dernière maison, une chaise de poste attendait tout attelée. Nous montâmes dedans, et elle partit au galop.
— Et aucune violence ne vous fut faite ? aucune menace ne fut proférée ? vous suivîtes cet homme volontairement ?
Lorenza resta muette.
— Son Altesse royale vous demande, Lorenza, si par quelque menace ou quelque violence, je vous forçai de me suivre ?
— Non.
— Et pourquoi le suivîtes-vous ?
— Dites, pourquoi m’avez-vous suivi ?
— Parce que je vous aimais, dit Lorenza.
Le comte de Fœnix se retourna vers la princesse avec un sourire triomphant.