Joseph Balsamo/Chapitre LII

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Michel Lévy frères (2p. 285-297).


LII

SON ÉMINENCE LE CARDINAL DE ROHAN.


Ce qui se passait sous les yeux de la princesse était tellement extraordinaire, qu’elle se demandait, elle, l’esprit fort et tendre à la fois, si l’homme qu’elle avait devant les yeux n’était pas véritablement un magicien disposant des cœurs et des esprits à sa volonté.

Mais le comte de Fœnix ne voulut point s’en tenir là.

— Ce n’est pas tout, Madame, dit-il, et Votre Altesse n’a entendu de la bouche même de Lorenza qu’une partie de notre histoire ; elle pourrait donc conserver des doutes si, de sa bouche encore, elle n’entendait le reste.

Alors, se retournant vers la jeune femme :

— Vous souvient-il, chère Lorenza, dit-il, de la suite de notre voyage, et que nous avons visité ensemble Milan, le lac Majeur, l’Oberland, le Righi et le Rhin magnifique qui est le Tibre du nord ?

— Oui, dit la jeune femme, avec son même accent monotone, oui, Lorenza a vu tout cela.

— Entraînée par cet homme, n’est-ce pas, mon enfant ? Cédant à une force irrésistible dont vous ne vous rendiez pas compte vous-même ? demanda la princesse.

— Pourquoi croire cela, Madame, quand, loin de là, tout ce que Votre Altesse vient d’entendre lui prouve le contraire. Eh ! d’ailleurs, tenez, s’il vous faut une preuve plus palpable encore, un témoin matériel, voici une lettre de Lorenza elle-même. J’avais été obligé de la laisser, malgré moi, seule à Mayence ; eh bien ! elle me regrettait, elle me désirait, car, en mon absence, elle m’écrivait ce billet que Votre Altesse peut lire.

Le comte tira une lettre de son portefeuille et la remit à la princesse.

La princesse lut :

« Reviens, Acharat ; tout me manque quand tu me quittes. Mon Dieu ! quand donc serai-je à toi pour l’éternité ?

« Lorenza »

La princesse se leva, la flamme de la colère au front, et s’approcha de Lorenza le billet à la main.

Celle-ci la laissa s’approcher sans la voir, sans l’entendre : elle semblait ne voir et n’entendre que le comte.

— Je comprends, dit vivement celui-ci, qui paraissait décidé à se faire jusqu’au bout l’interprète de la jeune femme ; Votre Altesse doute et veut savoir si le billet est bien d’elle, soit ; Votre Altesse sera éclaircie par elle-même. Lorenza, répondez : qui a écrit ce billet ?

Il prit le billet, le mit dans la main de sa femme, qui appliqua aussitôt cette main sur son cœur.

— C’est Lorenza, dit-elle.

— Et Lorenza sait-elle ce qu’il y a dans cette lettre ?

— Sans doute.

— Eh bien ! dites à la princesse ce qu’il y a dans cette lettre, afin qu’elle ne croie pas que je la trompe quand je lui dis que vous m’aimez. Dites-le lui ; je le veux.

Lorenza parut faire un effort ; mais, sans déplier le billet, sans le porter à ses yeux, elle lut :

« Reviens, Acharat ; tout me manque quand tu me quittes. Mon Dieu ! quand donc serai-je à toi pour l’éternité ?

« Lorenza. »

— C’est à ne pas croire, dit la princesse, et je ne vous crois pas, car il y a dans tout ceci quelque chose d’inexplicable, de surnaturel.

— Ce fut cette lettre, continua le comte de Fœnix, comme s’il n’eut point entendu Madame Louise, ce fut cette lettre qui me détermina à presser notre union. J’aimais Lorenza autant qu’elle m’aimait. Notre position était fausse. D’ailleurs, dans cette vie aventureuse que je mène, un malheur pouvait arriver : je pouvais mourir, et si je mourais, je voulais que tous mes biens appartinssent à Lorenza : aussi en arrivant à Strasbourg nous nous mariâmes.

— Vous vous mariâtes ?

— Oui.

— Impossible !

— Pourquoi cela, Madame ? dit en souriant le comte, et qu’y avait-il d’impossible, je vous le demande, à ce que le comte de Fœnix épousât Lorenza Feliciani ?

— Mais elle m’a dit elle-même qu’elle n’était point votre femme.

Le comte, sans répondre à la princesse, se retourna vers Lorenza :

— Vous rappelez-vous quel jour nous nous mariâmes ? lui demanda-t-il.

— Oui, répondit-elle, ce fut le 3 de mai !

— Où cela ?

— À Strasbourg.

— Dans quelle église ?

— Dans la cathédrale même, à la chapelle Saint-Jean.

— Opposâtes-vous quelque résistance à cette union ?

— Non ; j’étais trop heureuse.

— C’est que, vois-tu, Lorenza, continua le comte, la princesse croit qu’on t’a fait violence. On lui a dit que tu me haïssais.

Et en disant ces paroles, le comte prit la main de Lorenza.

Le corps de la jeune femme frissonna tout entier de bonheur.

— Moi, dit-elle, te haïr ! Oh ! non ; je t’aime. Tu es bon, tu es généreux, tu es puissant !

— Et depuis que tu es ma femme, dis, Lorenza, ai-je jamais abusé de mes droits d’époux ?

— Non, tu m’as respectée comme ta fille, et je suis ton amie pure et sans tache.

Le comte se retourna vers la princesse, comme pour lui dire : « Vous entendez ? »

Saisie d’épouvante, Madame Louise avait reculé jusqu’aux pieds du Christ d’ivoire appliqué sur un fond de velours noir au jour du cabinet.

— Est-ce là tout ce que Votre Altesse désire savoir ? dit le comte en laissant retomber la main de Lorenza.

— Monsieur, monsieur, s’écria la princesse, ne m’approchez pas, ni elle non plus.

En ce moment, on entendit le bruit d’un carrosse qui s’arrêtait à la porte de l’abbaye.

— Ah ! s’écria la princesse, voilà le cardinal ; nous allons savoir enfin à quoi nous en tenir.

Le comte de Fœnix s’inclina, dit quelques mots à Lorenza, et attendit avec le calme d’un homme qui aurait le don de diriger les événements.

Un instant après la porte s’ouvrit, et l’on annonça Son Éminence M. le cardinal de Rohan.

La princesse, rassurée par la présence d’un tiers, vint reprendre sa place sur son fauteuil, en disant :

— Faites entrer.

Le cardinal entra. Mais il n’eut pas plus tôt salué la princesse, qu’apercevant Balsamo :

— Ah ! c’est vous, monsieur ! dit-il avec surprise.

— Vous connaissez monsieur ? demanda la princesse de plus en plus étonnée.

— Oui, dit le cardinal.

— Alors, s’écria Madame Louise, vous allez nous dire qui il est ?

— Rien de plus facile, dit le cardinal : monsieur est sorcier.

— Sorcier ! murmura la princesse.

— Pardon, Madame, dit le comte, Son Éminence s’expliquera tout à l’heure, et à la satisfaction de tout le monde, je l’espère.

— Est-ce que monsieur aurait fait aussi quelque prédiction à Son Altesse Royale, que je la vois bouleversée à ce point ? demanda M. de Rohan.

— L’acte de mariage ! l’acte, sur-le-champ ! s’écria la princesse.

Le cardinal regardait étonné, car il ignorait ce que pouvait signifier cette exclamation.

— Le voici, dit le comte en le présentant au cardinal.

— Qu’est cela ? demanda celui-ci.

— Monsieur, dit la princesse, il s’agit de savoir si cette signature est bonne et si cet acte est valide.

Le cardinal lut le papier que lui présentait la princesse.

— Cet acte est un acte de mariage parfaitement en forme, et cette signature est celle de M. Remy, curé de la chapelle Saint-Jean ; mais qu’importe à Votre Altesse ?

— Oh ! il m’importe beaucoup, monsieur ; ainsi la signature…

— Est bonne, mais rien ne me dit qu’elle n’ait pas été extorquée.

— Extorquée, n’est-ce pas ? c’est possible, s’écria la princesse.

— Et le consentement de Lorenza aussi, n’est-ce pas ? dit le comte avec une ironie qui s’adressait directement à la princesse.

— Mais par quels moyens, voyons, monsieur le cardinal, par quels moyens aurait-on pu extorquer cette signature ? Dites, le savez-vous ?

— Par ceux qui sont au pouvoir de monsieur, par des moyens magiques.

— Magiques ! Cardinal, est-ce bien vous ?…

— Monsieur est sorcier ; je l’ai dit et je ne m’en dédis pas.

— Votre Éminence veut plaisanter.

— Non pas, et la preuve c’est que, devant vous, je veux avoir avec monsieur une sérieuse explication.

— J’allais la demander à Votre Éminence, dit le comte.

— À merveille ; mais n’oubliez pas que c’est moi qui interroge, dit le cardinal avec hauteur.

— Et vous, dit le comte, n’oubliez pas qu’à toutes vos interrogations, je répondrai même devant Son Altesse, si vous y tenez. Mais vous n’y tiendrez pas, j’en suis certain.

Le cardinal sourit.

— Monsieur, dit-il, c’est un rôle difficile à jouer de notre temps que celui de sorcier. Je vous ai vu à l’œuvre ; vous y avez eu un grand succès ; mais tout le monde, je vous en préviens, n’aura pas la patience et surtout la générosité de madame la dauphine.

— De madame la dauphine ? s’écria la princesse.

— Oui, Madame, dit le comte, j’ai eu l’honneur d’être présenté à Son Altesse Royale.

— Et comment avez-vous reconnu cet honneur, monsieur ? dites, dites.

— Hélas ! reprit le comte, plus mal que je n’eusse voulu ; car je n’ai point de haine personnelle contre les hommes et surtout contre les femmes.

— Mais qu’a donc fait monsieur à mon auguste nièce ? dit Madame Louise.

— Madame, dit le comte, j’ai eu le malheur de lui dire la vérité qu’elle me demandait.

— Oui, la vérité, une vérité qui l’a fait évanouir.

— Est-ce ma faute, reprit le comte de cette voix puissante qui devait si bien tonner en certains moments, est-ce ma faute si cette vérité était si terrible qu’elle devait produire de semblables effets ? Est-ce moi qui ai cherché la princesse ? Est-ce moi qui ai demandé à lui être présenté ? Non, je l’évitais, au contraire ; on m’a amené près d’elle presque de force ; elle m’a interrogé en ordonnant.

— Mais qu’était-ce donc que cette vérité si terrible que vous lui avez dite, monsieur ? demanda la princesse.

— Cette vérité, Madame, répondit le comte, c’est le voile de l’avenir que j’ai déchiré.

— De l’avenir ?

— Oui, Madame, de cet avenir qui a paru si menaçant à Votre Altesse Royale, qu’elle a essayé de le fuir dans un cloître, de le combattre au pied des autels par ses prières et par ses larmes.

— Monsieur !

— Est-ce ma faute, Madame, si cet avenir, que vous avez pressenti comme sainte, m’a éte révélé à moi comme prophète, et si madame la dauphine, épouvantée de cet avenir qui la menace personnellement, s’est évanouie lorsqu’il lui a été révélé ?

— Vous l’entendez ? dit le cardinal.

— Hélas ! dit la princesse.

— Car son règne est condamné, s’écria le comte, comme le règne le plus fatal et le plus malheureux de toute la monarchie.

— Monsieur ! s’écria la princesse.

— Quant à vous, Madame, continua le comte, peut-être vos prières ont-elles obtenu grâce, mais vous ne verrez rien de tout cela, car vous serez dans les bras du Seigneur quand ces choses arriveront. Priez ! Madame, priez !

La princesse, dominée par cette voix prophétique qui répondait si bien aux terreurs de son âme, tomba à genoux aux pieds du crucifix et se mit effectivement à prier avec ferveur.

Alors le comte se tournant vers le cardinal, et le précédant dans l’embrasure d’une fenêtre :

— À nous deux, monsieur le cardinal ; que me vouliez-vous ?

Le cardinal alla rejoindre le comte.

Les personnages étaient disposés ainsi :

La princesse, au pied du crucifix, priait avec ferveur ; Lorenza, immobile, muette, les yeux ouverts et fixes comme s’ils ne voyaient pas, était debout au milieu de l’appartement. Les deux hommes se tenaient dans l’embrasure de la fenêtre, le comte appuyé sur l’espagnolette, le cardinal à moitié caché par le rideau.

— Que me voulez-vous ? répéta le comte. Parlez.

— Je veux savoir qui vous êtes.

— Vous le savez.

— Moi ?

— Sans doute. N’avez-vous pas dit que j’étais sorcier ?

— Très bien. Mais là-bas on vous nommait Joseph Balsamo ; ici l’on vous nomme le comte de Fœnix.

— Eh bien, que prouve cela ? Que j’ai changé de nom, voilà tout.

— Oui ; mais savez-vous que de pareils changements, de la part d’un homme comme vous, donneraient fort à penser à M. de Sartines ?

Le comte sourit.

— Oh ! monsieur, que voilà une petite guerre pour un Rohan ! Comment, Votre Éminence argumente sur des mots ! Verba et voces, dit le latin. N’a-t-on rien de pis à me reprocher ?

— Vous devenez railleur, je crois, dit le cardinal.

— Je ne le deviens pas, c’est mon caractère.

— Alors, je vais me donner une satisfaction.

— Laquelle ?

— Celle de vous faire baisser le ton.

— Faites, monsieur.

— Ce sera, j’en suis certain, faire ma cour à madame la dauphine.

— Ce qui ne sera pas du tout inutile dans les termes où vous êtes avec elle, dit flegmatiquement Balsamo.

— Et si je vous faisais arrêter, monsieur de l’horoscope, que diriez-vous ?

— Je dirais que vous avez grand tort, monsieur le cardinal.

— En vérité ! dit l’Éminence avec un mépris écrasant ; et qui donc trouverait cela ?

— Vous-même, monsieur le cardinal.

— Je vais donc en donner l’ordre de ce pas ; alors on saura quel est au juste ce baron Joseph Balsamo, comte de Fœnix, rejeton illustre d’un arbre généalogique, dont je n’ai vu la graine en aucun champ héraldique de l’Europe.

—Monsieur, dit Balsamo, que ne vous êtes-vous informé de moi à votre ami M. de Breteuil ?

— M. de Breteuil n’est pas mon ami.

— C’est-à-dire qu’il ne l’est plus, mais il l’a été et de vos meilleurs même ; car vous lui avez écrit certaine lettre…

— Quelle lettre ? demanda le cardinal en se rapprochant.

— Plus près, M. le cardinal, plus près ; je ne voudrais point parler haut de peur de vous compromettre.

Le cardinal se rapprocha encore.

— De quelle lettre voulez-vous parler ? dit-il.

— Oh ! vous le savez bien.

— Dites toujours.

— Eh bien, d’une lettre que vous écrivîtes de Vienne à Paris à l’effet de faire manquer le mariage du dauphin.

Le prélat laissa échapper un mouvement d’effroi.

— Cette lettre… ? balbutia-t-il.

— Je la sais par cœur.

— C’est une trahison de M. de Breteuil, alors ?

— Pourquoi cela ?

— Parce que, lorsque le mariage fut décidé, je la lui redemandai.

— Et il vous dit ?…

— Qu’elle était brûlée.

— C’est qu’il n’osa vous dire qu’elle était perdue.

— Perdue ?

— Oui… Or, une lettre perdue, vous comprenez, il se peut qu’on la retrouve.

— Si bien que cette lettre que j’ai écrite à M. de Breteuil ?…

— Oui.

— Qu’il m’a dit avoir brûlée ?…

— Oui.

— Et qu’il avait perdue ?

— Je l’ai retrouvée. Oh ! mon Dieu ! par hasard, en passant par la cour de marbre à Versailles.

— Et vous ne l’avez pas fait remettre à M. de Breteuil ?

— Je m’en serais bien gardé.

— Pourquoi cela ?

— Parce que, en ma qualité de sorcier, je savais que Votre Éminence, à qui je veux tant de bien, moi, me voulait mal de mort. Alors vous comprenez : un homme désarmé qui sait qu’en traversant un bois il va être attaqué, et qui trouve un pistolet tout chargé sur la lisière de ce bois…

— Eh bien ?

— Eh bien, cet homme est un sot, s’il se dessaisit de ce pistolet.

Le cardinal eut un éblouissement et s’appuya sur le bord de la fenêtre.

Mais, après un instant d’hésitation, dont le comte dévorait les variations sur son visage :

— Soit, dit-il. Mais il ne sera pas dit qu’un prince de ma maison aura plié devant la menace d’un charlatan. Cette lettre eût-elle été perdue, l’eussiez-vous trouvée, dût-elle être montrée à madame la dauphine elle-même ; cette lettre dût-elle me perdre comme homme politique, je soutiendrai mon rôle de sujet loyal, de fidèle ambassadeur. Je dirai ce qui est vrai, c’est-à-dire que je trouvais cette alliance nuisible aux intérêts de mon pays, et mon pays me défendra ou me plaindra.

— Et si quelqu’un, dit le comte, se trouve là, qui dise que l’ambassadeur, jeune, beau, galant, ne doutant de rien, vu son nom de Rohan et son titre de prince, ne disait point cela parce qu’il croyait l’alliance autrichienne nuisible aux intérêts de la France, mais parce que, gracieusement reçu d’abord par l’archiduchesse Marie-Antoinette, cet orgueilleux ambassadeur avait eu la vanité de voir dans cette affabilité quelque chose de plus que… de l’affabilité, que répondra le fidèle sujet, le loyal ambassadeur ?

— Il niera, monsieur, car de ce sentiment que vous prétendez avoir existé, il ne reste aucune preuve.

— Ah ! si fait, monsieur, vous vous trompez : il reste la froideur de madame la dauphine pour vous.

Le cardinal hésita.

— Tenez, mon prince, dit le comte, croyez-moi ; au lieu de nous brouiller, comme ce serait déjà fait si je n’avais plus de prudence que vous, restons bons amis.

— Bons amis ?

— Pourquoi pas ? Les bons amis sont ceux qui nous rendent des services.

— En ai-je jamais réclamé de vous ?

— C’est le tort que vous avez eu ; car depuis deux jours que vous êtes à Paris…

— Moi ?

— Oui, vous. Eh ! mon Dieu, pourquoi vouloir me cacher cela, à moi qui suis sorcier ? Vous avez quitté la princesse à Soissons, vous êtes venu en poste à Paris par Villers-Cotterets et Dammartin, c’est-à-dire par la route la plus courte, et vous êtes venu demander à vos bons amis de Paris des services qu’ils vous ont refusés. Après lesquels refus vous êtes reparti en poste pour Compiègne, et cela désespéré.

Le cardinal semblait anéanti.

— Et quel genre de services pouvais-je donc attendre de vous, demanda-t-il, si je m’étais adressé à vous ?

— Les services qu’on demande à un homme qui fait de l’or.

— Et que m’importe que vous fassiez de l’or ?

— Peste ! quand on a cinq cent mille francs à payer dans les quarante huit heures est-ce bien cinq cent mille francs, dites ?

— Oui, c’est bien cela.

— Vous demandez à quoi importe d’avoir un ami qui fait de l’or ? Cela importe que les cinq cent mille francs qu’on n’a pu trouver chez personne, on les trouvera chez lui.

— Et où cela ? demanda le cardinal.

— Rue Saint-Claude, au Marais.

— À quoi reconnaîtrai-je la maison ?

— À une tête de griffon en bronze qui sert de marteau à la porte.

— Quand pourrai-je m’y présenter ?

— Après-demain, monseigneur, vers six heures du soir, s’il vous plaît, et ensuite…

— Ensuite ?

— Toutes et quantes fois il vous fera plaisir d’y venir. Mais, tenez, notre conversation finit à temps, voici la princesse qui a terminé sa prière.

Le cardinal était vaincu ; il n’essaya point de résister plus longtemps, et s’approchant de la princesse :

— Madame, dit-il, je suis forcé d’avouer que M. le comte de Fœnix a parfaitement raison, que l’acte dont il est porteur est on ne peut plus valable et qu’enfin les explications qu’il m’a données m’ont complétement satisfait.

Le comte s’inclina.

— Qu’ordonne Votre Altesse Royale ? demanda-t-il.

— Un dernier mot à cette jeune femme.

Le comte s’inclina une seconde fois en signe d’assentiment.

— C’est de votre propre et entière volonté que vous voulez quitter le couvent de Saint-Denis où vous étiez venue me demander un refuge ?

— Son Altesse, reprit vivement Balsamo, demande si c’est de votre propre et entière volonté que vous voulez quitter le couvent de Saint-Denis où vous étiez venue demander un asile ? Répondez, Lorenza.

— Oui, dit la jeune femme, c’est de ma propre volonté.

— Et cela pour suivre votre mari, le comte de Fœnix ?

— Et cela pour me suivre ? répéta le comte.

— Oh ! oui, dit la jeune femme.

— En ce cas, dit la princesse, je ne vous retiens ni l’un ni l’autre, car ce serait faire violence aux sentiments. Mais s’il y a quelque chose dans tout ceci qui sorte de l’ordre naturel des choses, que la punition du Seigneur retombe sur celui qui, à son profit ou dans ses intérêts, aura troublé l’harmonie de la nature. Allez, monsieur le comte de Fœnix ; allez, Lorenza Feliciani, je ne vous retiens plus… Seulement, reprenez vos bijoux.

— Ils sont aux pauvres, Madame dit le comte de Fœnix ; et, distribuée par vos mains, l’aumône sera deux fois agréable à Dieu. Je ne redemande que mon cheval Djérid.

— Vous pouvez le réclamer en passant, monsieur. Allez !

Le comte s’inclina devant la princesse et présenta son bras à Lorenza, qui vint s’y appuyer et qui sortit avec lui sans prononcer une parole.

— Ah ! monsieur le cardinal, dit la princesse en secouant tristement la tête, il y a des choses incompréhensibles et fatales dans l’air que nous respirons.