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Joseph Balsamo/Chapitre XCIX

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (4p. 88-97).


XCIX

OÙ LE LECTEUR RETROUVERA UNE DE SES ANCIENNES CONNAISSANCES QU’IL CROYAIT PERDUE, ET QUE PEUT-ÊTRE IL NE REGRETTAIT PAS.


Le lecteur nous demandera sans doute pourquoi maître Flageot, qui va jouer un si majestueux rôle, était appelé procureur au lieu d’avocat ; le lecteur ayant raison, nous ferons droit à sa requête.

Les vacances étaient depuis quelque temps réitérées au parlement, et les avocats parlaient si peu, que ce n’était pas la peine d’en parler.

Maître Flageot, prévoyant le moment où on ne plaiderait pas du tout, fit quelques arrangements avec maître Guildou, le procureur, qui lui céda son étude et sa clientèle moyennant la somme de vingt-cinq mille livres une fois données. Voilà comment maître Flageot se trouve être procureur. Que si on nous demande maintenant comment il paya les vingt-cinq mille livres, nous répondrons que ce fut en épousant mademoiselle Marguerite, à qui cette somme échut en héritage vers l’année 1770, trois mois avant l’exil de M. de Choiseul.

Maître Flageot depuis longtemps s’était fait remarquer par sa persévérance à tenir le parti de l’opposition. Une fois procureur, il redoubla de violence, et grâce à cette violence gagna quelque célébrité. Ce fut cette célébrité, jointe à la publication d’un mémoire incendiaire sur le conflit de M. d’Aiguillon avec M. de La Chalotais, qui attira l’attention de M. Rafté, lequel avait besoin de se tenir au courant des affaires du parlement.

Mais, malgré sa dignité nouvelle et son importance croissante, maître Flageot ne quitta pas la rue du Petit-Lion-Saint-Sauveur. Il eût été trop cruel à mademoiselle Marguerite de ne pas s’entendre appeler madame Flageot par les voisines, et de ne pas être respectée par les clercs de maître Guildou, passés au service du nouveau procureur.

On devine ce que M. de Richelieu souffrait en traversant Paris, le Paris nauséabond de cette zone, pour aborder à ce trou punais que l’édilité parisienne décorait du nom de rue.

Devant la porte de maître Flageot, le carrosse de M. de Richelieu fut arrêté par un autre carrosse qui s’arrêtait aussi.

Le maréchal aperçut une coiffure de femme qui descendait de cette voiture, et, comme ses soixante-quinze ans ne l’avaient pas rebuté du métier de galant, il se hâta de plonger ses pieds dans la boue noire pour aller offrir la main à cette dame qui descendait seule.

Mais, ce jour-là, le maréchal jouait de malheur : une jambe sèche et rugueuse qui s’allongea sur le marchepied trahit une vieille femme. Un visage ridé, tanné sous une ligne de rouge, acheva de lui prouver que cette femme était non-seulement vieille, mais décrépite.

Il n’y avait cependant pas à reculer, le maréchal avait fait le mouvement, et le mouvement avait été vu ; d’ailleurs, M. de Richelieu n’était pas jeune. Cependant la plaideuse, car quelle femme à voiture fût venue en cette rue, si elle n’eût été une plaideuse ? cependant, disons-nous, la plaideuse n’imita point l’hésitation du duc ; elle déposa avec un horrible sourire sa patte dans la main de Richelieu.

— J’ai vu cette figure-là quelque part, dit tout bas le maréchal.

Et tout haut :

— Est-ce que Madame monte aussi chez maître Flageot ? demanda-t-il.

— Oui, monsieur le duc, répliqua la vieille.

— Oh ! j’ai l’honneur d’être connu de vous, madame ? s’écria le duc, désagréablement surpris, en s’arrêtant sur le seuil de l’allée noire.

— Qui ne connaît M. le maréchal duc de Richelieu ? fut-il répondu. Il faudrait ne pas être femme.

— Cette guenon croit donc qu’elle est une femme ? murmura le vainqueur de Mahon.

Et il salua le plus gracieusement du monde.

— Si j’osais demander à mon tour, ajouta-t-il, à qui j’ai l’honneur de parler ?

— Je suis la comtesse de Béarn, votre servante, répondit la vieille en faisant une révérence de cour sur le plancher boueux de l’allée, à trois pouces d’une trappe de cave ouverte, dans laquelle le maréchal s’attendait méchamment à la voir disparaître à son troisième plié.

— Enchanté, madame, ravi, dit-il, et je rends mille grâces au hasard. Vous avez donc aussi des procès, madame la comtesse ?

— Eh ! monsieur le duc, je n’en ai qu’un ; mais quel procès ! Il n’est pas que vous n’en ayez ouï parler ?

— Fort bien, fort bien ; ce grand procès… c’est vrai, pardon. Comment diable avais-je oublié cela ?

— Contre les Saluces.

— Contre les Saluces, oui, madame la comtesse ; ce procès sur lequel on a fait cette chanson…

— Une chanson !… dit la vieille piquée, quelle chanson ?

— Prenez garde, madame, il y a ici un renfoncement, dit le duc, qui vit que décidément la vieille ne se jetterait pas dans le trou ; prenez la rampe, c’est-à-dire la corde.

La vieille monta les premières marches. Le duc la suivit.

— Oui, une chanson assez drôle, dit-il.

— Une chanson assez drôle sur mon procès ?…

— Dame ! je vous en fais juge… Mais vous la connaissez peut-être ?…

— Pas du tout.

— C’est sur l’air de la Bourbonnaise ; il y est dit :

Madame la comtesse,
Faites-moi politesse,
Je suis dans l’embarras.

C’est madame Dubarry qui parle, vous entendez.

— C’est impertinent pour elle…

— Que voulez-vous ! les chansonniers… ils ne respectent rien. Dieu ! que cette corde est grasse ! Alors vous répondez ceci :

Je suis vieille et têtue ;
Un gros procès me tue ;
Qui me le gagnera ?

— Eh ! monsieur, c’est affreux ! s’écria la comtesse ; on n’outrage pas ainsi une femme de qualité.

— Madame, excusez-moi si j’ai chanté faux ; cet escalier m’échauffe… Ah ! nous voici arrivés ; permettez que je tire le pied de biche.

La vieille laissa passer en grommelant le duc devant elle.

Le maréchal sonna, et madame Flageot, qui, pour être devenue procureuse, n’avait pas cessé d’être portière et cuisinière, vint ouvrir la porte.

Les deux plaideurs, introduits dans le cabinet de maître Flageot trouvèrent un homme furieux qui s’escrimait, la plume aux dents, à dicter un factum terrible à son premier clerc.

— Mon Dieu, maître Flageot, qu’y a-t-il donc ? s’écria la comtesse, dont la voix fit retourner le procureur.

— Ah ! madame, serviteur de tout mon cœur. Un siège à madame la comtesse de Béarn. Monsieur est avec vous, madame ?… Eh ! mais je ne me trompe pas, M. le duc de Richelieu chez moi !… Un autre siège, Bernardet, un autre siège.

— Maître Flageot, dit la comtesse, où en est mon procès, je vous prie ?

— Ah ! madame, justement je m’occupais de vous à cette heure.

— Fort bien, maître Flageot, fort bien.

— Et d’une façon, madame la comtesse, qui fera du bruit, je l’espère.

— Hum ! prenez garde…

— Oh ! madame, il n’y a plus rien à ménager…

— Si vous vous occupez de moi, alors vous pouvez donner audience à M. le duc.

— Monsieur le duc, excusez-moi, dit maître Flageot ; mais vous êtes trop galant pour ne pas comprendre…

— Je comprends, maître Flageot, je comprends.

— Maintenant, je suis tout à vous.

— Soyez tranquille, je n’abuserai pas : vous savez ce qui m’amène ?

— Les sacs que M. Rafté m’a remis l’autre jour.

— Quelques pièces relatives à mon procès de… à mon procès du… que diable ! vous devez savoir de quel procès je veux parler, maître Flageot.

— De votre procès de la terre de Chapenat.

— Je ne dis pas non, et me ferez-vous gagner ?… Voyons. Ce serait bien gracieux de votre part.

— Monsieur le duc, c’est une affaire remise indéfiniment.

— Bon ! pourquoi ?

— Cela ne se plaidera pas avant un an, au moins.

— La raison, s’il vous plaît ?

— Les circonstances, monsieur le duc, les circonstances… Vous connaissez l’arrêté de Sa Majesté ?…

— Je crois que oui… Lequel ? Sa Majesté rend beaucoup d’arrêtés.

— Celui qui annule le nôtre.

— Très-bien. Après ?

— Eh bien, monsieur le duc, nous y répondrons en brûlant nos vaisseaux.

— En brûlant vos vaisseaux, mon cher ? vous brûlerez les vaisseaux du parlement ? Voilà ce qui n’est pas parfaitement clair, et j’ignorais que le parlement eût des vaisseaux.

— La première chambre refuse d’enregistrer peut-être ? demanda madame de Béarn, que le procès de M. de Richelieu ne distrayait en aucune façon du sien.

— Mieux que cela.

— La seconde aussi ?

— Ça ne serait rien… Les deux chambres ont pris la résolution de ne plus rien juger avant que le roi ait retiré M. d’Aiguillon.

— Bah ! s’écria le maréchal en frappant des mains.

— Ne plus juger… quoi ? demanda la comtesse émue.

— Mais… les procès, madame.

— On ne jugerait pas mon procès, à moi ! s’écria madame de Béarn avec une terreur qu’elle ne cherchait pas même à dissimuler.

— Pas plus le vôtre, madame, que celui de M. le duc.

— Mais c’est inique ! c’est de la rébellion aux ordres de Sa Majesté, cela.

— Madame, répliqua le procureur majestueusement, le roi s’est oublié… nous nous oublions aussi.

— Monsieur Flageot, vous vous ferez mettre à la Bastille, c’est moi qui vous le dis.

— J’irai en chantant, madame, et, si j’y vais, tous mes confrères m’y suivront en portant des palmes.

— Il est enragé ! dit la comtesse à Richelieu.

— Nous sommes tous comme cela, répliqua le procureur.

— Oh ! oh ! fit le maréchal, cela devient curieux.

— Mais, monsieur, vous m’avez dit tout à l’heure que vous vous occupiez de moi, reprit madame de Béarn.

— Je l’ai dit, et c’est vrai… Vous êtes, madame, le premier exemple que je cite dans ma narration ; voici le paragraphe qui vous concerne.

Et il arracha des mains de son clerc le factum commencé, pinça son nez avec ses lunettes et lut avec emphase :

« Leur état perdu, leur fortune compromise, leurs devoirs foulés aux pieds… Sa Majesté comprendra combien ils ont dû souffrir… Ainsi, l’exposant détenait entre ses mains une importante affaire de laquelle dépend la fortune d’une des premières maisons du royaume ; par ses soins, par son industrie, par son talent, il ose le dire, cette affaire marchait à bien, et le droit de très-haute et très-puissante dame Angélique-Charlotte-Véronique, comtesse de Béarn, allait être reconnu, proclamé, lorsque le souffle de la discorde… s’engouffrant… »

— J’en suis resté là, madame, dit le procureur en se rengorgeant, et je crois que la figure sera belle.

— Monsieur Flageot, dit la comtesse de Béarn, il y a quarante ans que je fis officier pour la première fois monsieur votre père, digne homme s’il en fût ; je vous continuai ma clientèle ; vous avez gagné dix ou douze mille livres avec mes affaires ; vous en eussiez gagné autant encore, peut-être.

— Écrivez, écrivez tout cela, dit vivement Flageot à son clerc, c’est un témoignage, c’est une preuve : on l’insérera dans la confirmation.

— Or, interrompit la comtesse, je vous retire mes dossiers ; à partir de ce moment vous avez perdu ma confiance.

Maître Flageot, frappé de cette disgrâce comme d’un coup de foudre, resta un moment stupéfait ; mais, se relevant sous le coup comme un martyr qui confesse son Dieu :

— Soit ! dit-il ; Bernardet, rendez les dossiers à madame, et vous consignerez ce fait, ajouta-t-il, que l’exposant a préféré sa conscience à sa fortune.

— Pardon, comtesse, glissa le maréchal à l’oreille de madame de Béarn, mais vous n’avez pas réfléchi, ce me semble.

— À quoi, monsieur le duc ?

— Vous retirez vos dossiers à ce brave protestant ; mais pour quoi faire ?

— Pour les porter à un autre procureur, à un autre avocat ! s’écria la comtesse.

Maître Flageot leva les yeux au ciel avec un funèbre sourire d’abnégation, de résignation stoïque.

— Mais, continua le maréchal, toujours parlant à l’oreille de la comtesse, puisqu’il est décidé que les chambres ne jugeront rien, ma chère madame, un autre procureur n’occupera pas plus pour vous que maître Flageot…

— C’est donc une ligue, alors ?

— Pardieu ! croyez-vous maître Flageot assez bête pour se faire protestant tout seul, pour perdre son étude tout seul, si ses confrères ne devaient pas faire comme lui, et par conséquent, le soutenir ?

— Mais vous, monsieur, que faites-vous ?

— Moi, je déclare que maître Flageot est un fort honnête procureur, et que mes dossiers sont aussi bien chez lui que chez moi… En conséquence, je les lui laisse tout en le payant, bien entendu, comme s’il poursuivait.

— On dit avec raison, monsieur le maréchal, que vous êtes un esprit généreux, libéral ! s’écria maître Flageot ; j’en propagerai la renommée, monsieur le duc.

— Vous me comblez, mon cher procureur, répondit Richelieu en s’inclinant.

— Bernardet ! cria le procureur enthousiasmé à son clerc, vous insérerez à la péroraison l’éloge de M. le maréchal de Richelieu.

— Non, non pas ! maître Flageot, je vous en supplie…, répliqua vivement le maréchal. Oh ! diable ! qu’allez-vous faire là ? j’aime le secret pour ce qu’on est convenu d’appeler une bonne action… Ne me désobligez pas, maître Flageot ; je nierais, voyez-vous, je démentirais : ma modestie est susceptible… Voyons, comtesse, que dites-vous ?

— Je dis que mon procès sera jugé… qu’il me faut un jugement, et je l’aurai.

— Et moi je dis que si votre procès est jugé, madame, c’est que le roi aura envoyé les Suisses, les chevau-légers et vingt pièces de canon dans la grand’salle, répondit maître Flageot d’un air belliqueux qui acheva de consterner la plaideuse.

— Vous ne croyez pas, alors, que Sa Majesté puisse sortir de ce pas ? dit tout bas Richelieu à Flageot.

— Impossible, monsieur le maréchal ; c’est un cas inouï. Plus de justice en France, c’est comme s’il n’y avait plus de pain.

— Croyez-vous ?

— Vous verrez.

— Mais le roi se fâchera.

— Nous sommes résolus à tout !

— Même à l’exil ?

— Même à la mort, monsieur le maréchal ! parce qu’on porte une robe, on n’a pas moins un cœur.

Et M. Flageot frappa vigoureusement sa poitrine.

— En effet, dit Richelieu à sa compagne, je crois, madame, que voilà un mauvais pas pour le ministère.

— Oh ! oui, répondit après un silence la vieille comtesse, et il est bien triste pour moi, qui ne me mêle en rien à tout ce qui se passe, de me trouver prise dans ce conflit.

— M’est avis, madame, dit le maréchal, qu’il existe de par le monde quelqu’un qui vous aiderait en cette affaire, quelqu’un de bien puissant… Mais cette personne voudra-t-elle ?

— Est-ce trop de curiosité, monsieur le duc, que de vous demander le nom de cette puissance ?

— Votre filleule, dit le duc.

— Oh ! oh ! madame Dubarry ?

— Elle-même.

— Au fait, c’est vrai… vous me donnez une idée.

Le duc se mordit les lèvres.

— Vous irez à Luciennes ? dit-il.

— Sans balancer.

— Mais la comtesse Dubarry ne brisera pas l’opposition du parlement.

— Je lui dirai que je veux voir mon procès jugé, et comme elle ne peut rien me refuser après le service que je lui ai rendu, elle dira au roi que la chose lui plaît. Sa Majesté parlera au chancelier, et le chancelier a le bras long, monsieur le duc… Maître Flageot, faites-moi le plaisir de bien étudier mon affaire ; elle arrivera au rôle plus tôt que vous ne croyez : c’est moi qui vous le dis.

Maître Flageot tourna la tête avec une incrédulité qui ne fit pas revenir la comtesse.

Pendant ce temps, le duc avait réfléchi.

— Eh bien, puisque vous allez à Luciennes, madame, voudrez-vous bien y présenter mes très humbles respects ?

— Très volontiers, monsieur le duc.

— Nous sommes compagnons d’infortune ; votre procès est en souffrance, le mien aussi ; en priant pour vous, vous feriez pour moi… En outre, vous pourriez témoigner là-bas du déplaisir que me causent ces têtes carrées du parlement ; vous ajouteriez que c’est moi qui vous ai donné le conseil de recourir à la divinité de Luciennes.

— Je n’y manquerai pas, monsieur le duc. Adieu, messieurs.

— Faites-moi l’honneur d’accepter ma main pour rejoindre votre carrosse. Encore une fois, adieu, maître Flageot, je vous laisse à vos occupations…

Le maréchal conduisit la comtesse à sa voiture.

— Rafté avait raison, dit-il, les Flageot vont faire une révolution. Dieu merci, me voici étayé des deux côtés. ― Je suis de la cour, et je suis parlementaire. Madame Dubarry va s’engager dans la politique et tomber toute seule ; si elle résiste, j’ai ma petite mine de Trianon. Décidément, ce diable de Rafté est de mon école et j’en ferai mon chef de cabinet le jour où je serai ministre.