Journées de voyage en Syrie/01

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Journées de voyage en Syrie
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 7 (p. 328-360).
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JOURNEES DE VOYAGE
EN SYRIE

LES ÎLES, LE LIBAN, DAMAS.

Quand le voyageur en Asie a pourvu aux préparatifs de la caravane et compté ses bagages sur le bât des mulets, il n’a garde d’oublier un petit cahier dont la place est marquée dans les fontes de la selle, et qui doit recevoir chaque soir la trace de ses étonnemens et de ses réflexions. A mesure que les journées de route s’accumulent, et avec elles les impressions fortes et neuves dont cette terre de Syrie n’est jamais avare, le cahier surchargé se fait volume ; on le rapporte avec une certaine faiblesse, ce compagnon devenu cher par la communauté de tant de fatigues et de joies, on feuillète souvent ces pages d’où s’envolent tant d’heures enchantées. En les retrouvant embellies de toute la grâce des souvenirs qu’elles évoquent, qui n’a pensé à en faire bénéficier ses amis et même le grand public ? Un peu inquiet alors, on relit ses devanciers, on reprend avec eux la route parcourue, et l’on s’aperçoit avec un effroi naïf que bien d’autres ont ressenti et rendu avant nous ces impressions, si nouvelles et si merveilleuses que nous croyions les avoir dérobées à des trésors inconnus.

J’ai éprouvé à mon tour cette piquante et commune mésaventure des voyageurs. Si elle m’a détourné de faire avec mes souvenirs un livre, du moins puis-je plaider la cause de ces feuilles arrachées au hasard à mon carnet par de trop bienveillantes amitiés : elles n’ont d’autre prétention que de raconter à leur fantaisie quelques-uns des enthousiasmes et parfois des déceptions du pèlerin. Obligé, par des motifs de haute convenance, à réserver mes appréciations sur les hommes et les choses de la Turquie, un peu effrayé aussi à l’idée de venir parler de cette Palestine déjà décrite avec tant de science et d’amour dans des études signées du même nom qui figure au bas de ces pages, j’ajouterai pour seule excuse qu’un séjour de quatre années en Orient me gardera contre les inexpériences d’un simple touriste, et me méritera peut-être une indulgente attention ; je pourrais dire encore qu’un récit de voyage est chez nous œuvre d’utilité publique, s’il sait inspirer aux jeunes gens de loisir et de fortune le goût des pérégrinations lointaines. Le Français ne sort plus de son boulevard, où il voit tout à son image ; on s’en aperçoit tristement dans ces contrées reculées, dont nous avons oublié le chemin et où notre langue, nos mœurs, nos idées, notre action, perdent chaque jour du terrain au profit des peuples voyageurs, et plus tristement encore chez nous, où l’on se fait des autres pays les idées les plus fausses, sinon les plus grotesques. Nous avons chèrement payé le droit de nous dire ces vérités.

Mais que voilà de gros soucis et d’inutiles excuses pour ma facile promenade ! Je souhaite simplement que ces feuilles soient pour le lecteur ce qu’elles sont pour moi par les images heureuses qu’elles font renaître, une distraction légère aux heures d’hiver, et, comme dit un poète arabe des feuilles du platane qui croît sur la source dans la solitude, des « feuilles de plaisir et de repos. »


Éphèse, 2 novembre 1872.

Nous avons quitté Constantinople le 31 octobre, sur un paquebot du Lloyd autrichien en partance pour la côte de Syrie. — Les rives monotones de la mer de Marmara, les terres plates de la Troade, les rochers de Ténédos, les vergers de Mételin et du golfe de Smyrne ont défilé tour à tour devant nos yeux. Pour la seconde fois la patrie d’Homère me reçoit au seuil de l’Asie ; la voilà bien toujours la même, coquettement couchée au pied du mont Pagus, nonchalante et molle dans son air doux. Smyrne ne mérite guère de nous arrêter ; comme la plupart des villes turques, il faudrait la voir du pont du bateau, sans descendre, pour garder ses illusions. C’est d’ailleurs une vieille connaissance, et nous comptons employer la journée de relâché à visiter les ruines d’Éphèse. Nous allons donc, hélas ! prendre le chemin de fer. J’ai bien dit : le chemin de fer, et le plus anglais des railways. Matériel, personnel, buffets, tout est anglais, on ne parle qu’anglais sur la ligne. Je laisse à penser si cette administration britannique paraît monstrueuse sous le ciel d’Ionie, et cependant elle donne lieu à de curieux contrastes. La première station est au pont des caravanes : des centaines de chameaux encombrent la voie et les abords. Rien ne saurait exprimer le trouble jeté dans l’esprit par cette association disparate : les chameaux, chargés de cotons et de figues, agenouillés ou posant lentement leurs larges pieds entre les rails, les wagons, les locomotives fumantes et menaçantes. Ajoutez qu’à cet endroit la ligne traverse un champ des morts turc, tout ombreux et silencieux de ses grands cyprès. Trois ou quatre des lourds et gauches animaux, conduits par un nègre abyssin d’une rare puissance de type, s’arrêtent près de notre wagon et promènent leurs têtes, avec ce balancement rhythmé qui leur est particulier, tout contre notre portière ; homme et bêtes nous regardent de ce grand regard étonné et résigné commun aux races humaines et animales de l’Orient, et semblent se dire avec tristesse : Ceci tuera cela.

Après avoir dépassé le joli village de Boudjah, dont on aperçoit sur la gauche les maisons blanches entre les hauts cyprès, le train court deux ou trois heures dans les vallées marécageuses et désolées du Mélès et du Caystre, entre des montagnes calcaires nues et escarpées, violemment secouées par les tremblemens de terre. La fièvre, la pâle souveraine de toute l’Asie-Mineure, habite presque seule ces humides vallées : on pourrait représenter cette pauvre Asie sous les traits d’un spectre fiévreux assis sur des ruines. Nous descendons à Aya-Suluk, où l’on remarque les restes d’une belle mosquée du XVe siècle, sœur des élégantes et nobles constructions de Nicée et de Brousse. Après un quart d’heure de cheval, on entre dans la plaine d’Éphèse, où se déroule tout autour du mont Prion un amas confus et considérable de ruines. Que dirai-je de ces pierres ? Presque pas une qui ait une beauté propre et vivante encore : des débris seulement, pâture d’archéologue.

Cependant ou a trouvé ici même, il y a quelques années, une des plus merveilleuses reliques de l’art grec : c’est une tête séparée de son corps et déposée aujourd’hui au musée de Sainte-Irène, à Constantinople, parmi des fragmens informes et des restes d’un médiocre intérêt. Ce fruit exquis de l’art ionien, plus humain, sinon plus vrai, que l’art attique, ce chef-d’œuvre d’un Lysippe anonyme est digne de rivaliser avec les marbres historiques de nos galeries d’Europe. Plus on regarde cette figure pensive, plus elle apparaît profonde : ce n’est pas une femme, c’est la femme. Je ne sais quel est son âges sa beauté est toute jeune, sa mélancolie est déjà mûre : on sent que ses jours ont été pleins, partant mauvais. La lèvre de l’Ionienne est sensuelle, ironique un peu ; son œil vague regarde on ne sait où, et sur son front un nuage de tristesse n’a pu éteindre un rayon d’espérance. La tête est penchée et à demi tournée, comme si elle regardait dans le passé ; elle a beau sourire dédaigneusement de tout ce qu’elle y a trouvé, on sent qu’elle y regrette quelque chose : elle sait la vie, en souffre et espère quand même. J’ai passé plus d’une heure à contempler ce bijou antique, me demandant où le grand artiste inconnu entrevit cette figure idéale. Était-ce un portrait ou une conception du génie ? Ne serait-ce pas Diane, la grande déesse d’Éphèse ? Je comprends alors qu’on accourût des extrémités du globe pour l’adorer.

Nous ne trouvons dans cette plaine de plusieurs lieues de tour que des matériaux dispersés, des arasemens de temples, des indications d’édifices : les quelques heures qui nous sont accordées entre deux trains ne nous laissent pas le temps d’une étude fructueuse. Nous voyons vite et sottement, comme les Américains qui nous accompagnent et demandent au vieux cicérone grec le temple de Diane, dont ils semblent surtout préoccupés. M. Wood, le patient explorateur des ruines d’Éphèse, vient enfin de le retrouver à droite de la ville, entre le mont Prion et Aya-Suluk ; ses ouvriers extraient des fouilles d’énormes colonnes cannelées de plus d’un mètre et demi de diamètre. Partout des matériaux d’une richesse inouïe, colonnes de vert antique, chapiteaux de belle brèche rosée, fûts de ce superbe granit de Syène vert et rouge qu’on retrouve dans toute l’Asie, magnifiques témoins d’une civilisation morte, moins attachans pour moi néanmoins que ces champs de pierres pulvérisées où il ne reste pas un bloc entier ; voilà l’éloquent commentaire des menaces bibliques que nous retrouverons à chacune de nos étapes dans le vieux monde : « il ne restera pas pierre sur pierre. » La parole est littérale : la folie des hommes et les sourdes fureurs de la terre ont bien fait leur œuvre. Comme dans les champs de la Crau, que ceux-ci rappellent, des chevriers font paître leurs maigres troupeaux ; assis sur les roches escarpées du mont Prion, ils semblent écouter, comme le pâtre de Virgile, écouter le bruit qu’a fait dans le monde tout ce passé disparu : le temple célèbre jusqu’aux confins de l’univers, le crime d’Érostrate, qui le brûla pour faire survivre un nom qu’ils ignorent à coup sûr, la gloire d’Alexandre, la parole de Paul, les querelles religieuses et le brigandage d’Éphèse, les invasions répétées du croissant et les hauts faits des princes latins. Que leur en chaut-il, à ces raïas, pourvu que les figuiers donnent et que les chevreaux viennent bien !

Sur les gradins à demi enfouis de ce théâtre, Paul a prêché la bonne nouvelle qui nous a faits ce que nous sommes : c’est de là que Démétrius l’argentier et la foule courroucée vinrent l’arracher pour le conduire à cette prison dont on voit les restes sur un monticule isolé. Ces souvenirs dominent de beaucoup tous les autres ici. Que n’est-il resté aux apôtres de notre temps quelque chose de ces persuasions toutes-puissantes et merveilleuses qui jetaient aux pieds du converti les populations entières de l’Asie ? Je vais y songeant longtemps, tandis que mon cheval se fraie difficilement un chemin dans les roseaux du Caystre. Cependant le crépuscule se fait, et la lune monte lentement entre les sommets du Coressos et du Prion : magna Diana Ephesiorum.

Il faut, au sortir du stade, remonter dans l’odieux wagon, après avoir lunché avec du pale ale chez un juif anglais ! Nous nous retrouvons à Smyrne, assez morne et silencieuse ce soir malgré les fêtes de l’ouverture du ramazan. Ce peuple grave ne connaît pas nos saturnales du mardi gras : pour montrer sa joie, il illumine ses temples. Nous cherchons longtemps la fameuse rue des Roses, et j’épuise vainement tout mon grec de la décadence sans la découvrir, jusqu’à ce qu’un Français me l’indique en m’expliquant que de son vrai nom elle s’appelle odos Kopriès, « rue du fumier. » Je crois bien qu’on ne m’entendait pas ; mais qui se serait douté d’un pareil euphémisme ?


Rhodes, 4 novembre.

Après avoir remonté le golfe de Smyrne et tourné le cap Kara-Bournou, le paquebot s’est engagé dans le boghâz (canal) de Chio pour mouiller à la nuit devant cette île. Quelques pêcheurs chiotes viennent vendre à bord du mastic[1] et du glyco[2], doux commerce de cette terre indulgente, qui vit du suc de ses fruits et de ses fleurs. Groupés sur le pont, à la lumière de leurs lanternes, avec leurs figures en bec d’aigle, leurs haillons colorés et leur marchandise odorante dans des pots de verre rouges et blancs, ils crient et gesticulent au grand scandale d’un pasteur américain. Ce pieux voyageur se rend en mission à Jérusalem : debout dans une longue robe de chambre à ramages, cravaté de blanc, la physionomie triste et le regard mystique, il feuilleté sa Bible à la lueur d’une bougie et pose pour Rembrandt ou Holbein, comme les Grecs pour Delacroix. Un peu plus loin, le patriarche d’Antioche, qui revient du synode de Constantinople, est assis dans un grand fauteuil. Ce vieillard, vêtu et coiffé de noir, à longue barbe blanche, aux traits émaciés, au regard atone, raide et solennel comme une mosaïque byzantine, est réellement imposant dans son immobilité pontificale ; en revanche, ses deux acolytes sont très remuans, très bavards et très sales. Ils psalmodient tout le long du jour l’office orthodoxe sur un ton nasillard et avec la même patience que met l’Américain à lire sa Bible. À côté d’eux, des Arabes de Damas font gravement la prière sur le pont, aux heures prescrites : un serviteur apporte un tapis qu’il déploie, et les croyans se prosternent trois fois en s’orientant vers La Mecque, sans beaucoup de succès, je dois le dire, car la boussole leur donne de flagrans démentis ; mais c’est la foi qui sauve. Il n’y a que l’Orient pour réunir dans un cadre aussi étroit les spécimens les plus frappans de races et de religions si différentes. On sent bien vite, à voir les abîmes qui les séparent, combien les rêves d’unification sociale et religieuse du monde sont chimériques ; on y saisit, dans le relief d’une vive lumière, les lois nécessaires et divergentes auxquelles obéit, dans chaque race, le développement du sentiment religieux.

Les Chiotes descendent dans un long caïque, qui s’éloigne invisible et silencieux. Ainsi, il y a cinquante ans, dans la nuit du 23 mars 1822, sur cette même rade où nous sommes, le brûlot de Canaris se glissa parmi la flotte turque, et réduisit en cendres les vaisseaux de Sélim. Les plus vieux de nos marchands de confitures ont pu voir flamboyer les rochers de l’île aux reflets de l’incendie libérateur.

Nous avons laissé derrière nous Cos, éclatante et souriante, tache blanche au milieu des bois, avec ses remparts turcs et ses toits en terrasse, éblouissans sous leur crépi de chaux, Samos, le golfe Céramique, les restes d’Halicarnasse et de Cnide. Après avoir doublé le cap Krio, nous rangeons de près la côte de Caramanie, entre des îles nombreuses, avec la longue chaîne de Rhodes pour horizon. Le ciel, un peu brouillé ce matin par un orage qui courait sur le Taurus, emplissant tour à tour de ténèbres et d’éclairs les forêts profondes et les sauvages ravines de ces sommets, est maintenant d’une sérénité indescriptible. À notre gauche, la charpente osseuse et tourmentée des montagnes de Caramanie, descendant par grandes tables dorées dans la mer, fait valoir vigoureusement le bleu dur et poli des flots ; à droite, des bouquets d’îles rocheuses, baignant dans une brume chaude, émergent de l’eau. Ce sont les aspects de l’Archipel et du golfe de Salamine, avec un ciel plus mou et plus éclatant, une grâce plus asiatique. Il faut avoir vu les mers de Grèce pour se douter des paysages qu’on peut obtenir avec des pierres et de l’eau ; mais de l’eau tour à tour sombre comme du lapis en fusion ou étincelante comme de la poussière de diamans, des pierres saturées de soleil, chauffées par un ciel blanc, rongées par les flots, où la moindre veine étrangère, le moindre filon minéral, s’accusent avec des couleurs éclatantes, où une mousse marine, un figuier pendant, prennent une valeur hors de toute proportion. On comprend, en regardant ces paysages encadrés dans un éternel fond d’or, comment les procédés des peintres byzantins leur ont été tout naturellement inspirés par la nature ambiante.

Quelle fête en plein novembre, tandis que nos amis, en France, se blottissent frileusement dans la cheminée attristée ! quelle fête pour les sens de se laisser glisser sur cette nappe d’azur aux reflets dorés, d’emplir ses yeux de tous ces rayonnemens et de humer cette tiède lumière, pénétrante comme celle que le poète latin place dans les champs élysées,… lumine vestit purpureo,… c’est littéralement vrai, et on le comprend ici ; elle drape les montagnes comme une gaze palpable. Avant de condamner en bloc le paganisme, il faut avoir passé sous ce ciel clément dont il semble l’émanation naturelle. Insensiblement le genius loci vous y envahit et vous pénètre : on se sent devenir païen, fatal, heureux ; on se demande avec regret pourquoi l’on ne vit plus de cette vie assurée et bénie, sous la consolante tolérance de ces divinités gracieuses, pourquoi le Christ souffrant a passé là, apportant ses dures vérités, repoussant ces aimables fantômes et nous laissant, à son image, laborieux et mélancoliques, attristés de cette vie et effrayés de l’autre. Dans un pareil climat, la morale semble un mot vide de sens, le sacrifice une absurdité ; l’ascétisme et le renoncement n’y sauraient pas plus venir que le bouleau ou le sapin, et l’on conçoit l’étonnement irrité de ces populations quand elles entendirent pour la première fois les enseignemens austères, incompréhensibles, de Paul et de Barnabé. Irisanis, Paule, disait Festus.

Rhodes s’annonce, comme beaucoup de villes de l’Archipel, par ses moulins ; ils s’avancent jusque dans la mer, le long d’une langue de sable, avec leurs grands bras agités : si don Quichotte eût été un frère hospitalier, il les eût pris pour des Turcs et pourfendus en conséquence. A mesure que la terre monte à l’horizon, des palmiers dressent leurs têtes entre les moulins, puis des platanes, des cyprès, des orangers, des lauriers, toute une végétation luxuriante et nouvelle cachant les blanches villas des faubourgs, enfin la ville elle-même, cerclée dans son enceinte de murailles, hérissée de tours à créneaux, enserrant son petit port de fortifications démantelées.

Rhodes est la perle des mers du Levant. La beauté de son ciel justifie le mythe antique qui la donnait pour amante au soleil. Nous mouillons dans l’après-midi, et le capitaine nous donne quelques heures pour parcourir la ville. Nous pénétrons dans l’enceinte par une poterne pratiquée dans le rempart, et nous nous trouvons en face de l’hôpital Saint-Jean et de la rue des Chevaliers. — Qu’on se figure une de nos vieilles villes de province immobilisée à la fin du XVe siècle, et apparaissant de toutes pièces dans une île d’Asie. Voilà bien la maison du temps, peu élevée, percée de trois fenêtres carrées partagées en quatre par une croix et encadrées d’un cordon de pierre, la porte exhaussée sur trois degrés, à linteau en saillie écussonné des armes du maître, les gargouilles en forme de guivres, et aux angles les tourelles en encorbellement, les petites chapelles en cul-de-lampe : partout une fantaisie déjà plus sobre qui sent sa renaissance.

Hélas ! l’explosion de 1856 a détruit presque tous les monumens témoins des héroïques luttes de nos aïeux ; cependant, par une galanterie fortuite, elle a laissé debout ceux qui rappellent plus directement la France. La France ! c’est elle dont tout nous parle ici, et je suis, je le confesse, profondément ému en retrouvant sur toutes ces portes des devises, des noms, des emblèmes français et l’écusson fleurdelisé écartelé de Saint-Jean. Voici « l’auberge » de France, la seule épargnée par la destruction, la maison de Pierre d’Amboise, celle de François de Flotte, « prior de Tholoze. » Sur la seule porte des murailles restée intacte, entre deux grosses tours crénelées, voici les figures en haut-relief de trois prieurs, et encore et toujours l’écu de France. De la cathédrale, où était le magasin de poudre qui amena la catastrophe de 1856, il n’est demeuré qu’un campanile isolé. Çà et là, aux alentours, des dalles projetées par l’explosion livrent les noms des héros obscurs dont la poudre turque est revenue troubler la cendre après trois siècles et demi de paix dans la mort. Derrière la cathédrale, les remparts de la ville sont restés tels qu’au jour du dernier assaut : aux embrasures, les canons de l’ordre s’effritent sous la morsure de la rouille ; la sentinelle turque se promène d’un air ennuyé parmi ces chères conquêtes de ses pères, regardant parfois vers la haute mer, comme si elle craignait de voir poindre encore le pavillon à croix blanche sur les galères de Pierre d’Aubusson ou de Villiers de l’Isle-Adam.

En redescendant par les rues moins silencieuses du bazar, nous retrouvons toujours, encastrés dans les murs des maisons, des mosquées, des fontaines, quelques modillons, quelques chapiteaux d’origine franque, quelque pierre tombale où s’agenouille une, gauche et pieuse figure, bon soldat qui prie sur son lit de mort sans s’être dévêtu de sa cotte de fer.

Ah ! je disais ce matin que le renoncement et le sacrifice ne pouvaient pas fleurir sur cette molle terre : ces pierres m’infligent vite un démenti formel. C’étaient bien des hommes de renoncement et de sacrifice, ces aïeux dont chaque pan de mur respecté par le temps raconte la gloire modeste et la mort héroïque ; dévoués au service des « infermes, » remparts vivans du monde menacé, ils sont tombés par milliers de ces murailles sous les flèches tartares, mourant pour défendre leur croix. Je sais qu’il est de mode dans plus d’une école historique de condamner en masse les guerres chrétiennes, c’est-à-dire la défense séculaire de l’Occident contre la barbarie, et de biffer le long martyrologe qui va de Pierre l’Ermite à Villiers de l’Isle-Adam ; mais, si les historiens qui du fond de leur cabinet décrètent les croisés de folie avaient suivi, comme moi, leurs traces de Nicée à Damiette et retrouvé dans toute l’Asie le vivant respect de notre plus honnête et plus vaillante gloire, ils les salueraient sans doute, comme je fais, de leur piété la plus émue.

Nous quittons Rhodes sur le soir et regardons longtemps s’enfoncer dans la mer la jeune ville turque, ses vieilles murailles franques, ses hauts palmiers et ses riantes campagnes.


Chypre, 6 novembre.

Je n’ai pas « sailli de mon lit tout deschaux, » comme le bon saint Louis, pour voir Chypre. Il est vrai que ma nef n’a touché aucun écueil, et que je me suis trouvé tranquillement mouillé, à mon réveil, en face d’une côte nue et sablonneuse, au pied de falaises carrées, sans végétation et sans grâce. Au bord de la mer, la marine, rangée de maisons grises avec des estacades en bois ; à un kilomètre en arrière, la ville de Larnaka, signalée par quelques clochers à figure italienne sous leur crépi de chaux oriental et ponctuée de rares palmiers. Nous descendons à terre, et nous nous rendons au consulat : on nous dit à la chancellerie que notre agent est à sa maison de Larnaka. Les rues et le bazar de la marine sont assez vivans ; nous y trouvons un grand mouvement de grains, de vins et de cotons. En revanche, Larnaka est la ville des Sept-Dor-mans. Rien de triste comme ces maisons en cailloux et en torchis, grises, carrées et plates, au bord de ces rues désertes. Dans quelques-unes cependant, habitations des consuls ou des riches négocians, on trouve, en franchissant ces murs silencieux, une sorte de patio à l’arabe, en forme de cloître, entourant d’arcades latérales une grande cour, tout ombreuse et parfumée de lauriers, de grenadiers, d’orangers, et de myrtes. A la maison consulaire, une vieille Grecque, à figure d’oiseau de proie en cire blanche, nous annonce que son maître est parti pour le port ; nous y retournons entre de maigres jardins de nopals et de lauriers-roses, et des labours poudreux qui rappellent la Champagne pouilleuse. Tout ce que nous voyons, murs, maisons, végétaux, sol des rues, semble s’émietter en poussière blanche sous l’action d’une inexorable sécheresse : les cataractes du ciel s’effondreraient sur l’île sans éteindre les ardeurs de cette terre altérée depuis le commencement des siècles.

Le consul nous reçoit, et nous causons de l’état de l’île. On m’apporte des « antiquités. » J’achète pour quelques piastres des têtes et des bustes, les uns frustes et hiératiques, produits monstrueux de l’art phénicien, les autres délicats et charmans, drapés avec toute la science et la noblesse attiques, fils légitimes du génie grec.

Je ne sais point d’étude plus curieuse que celle de l’art chypriote, plus propre à éclairer les origines et la formation de l’art grec. À sa lumière, on acquiert la conviction que les arts de la Grèce lui sont venus non pas, comme on l’a tant dit, d’Égypte ou d’Asie-Mineure, mais surtout de Phénicie et d’Assyrie, par les îles de la Méditerranée, ces étapes intermédiaires où se sont rencontrées les deux races. Les colonies asiatiques apportaient là, avec leurs procédés de travail primitifs et imparfaits, leur idéal religieux, conventionnel et barbare ; le génie hellène, naturaliste, souple et fin, s’emparait de ces rudimens et les rapportait chez lui transformés et perfectionnés. Entrez dans notre salle chypriote au Louvre et suivez attentivement cette série de têtes, de bustes, de fragmens, de vases, si ingénieusement disposés à l’appui de la thèse que je viens d’énoncer ; une gradation insensible vous mènera de faces informes, grotesques, ouvrages des potiers phéniciens, assyriens peut-être, jusqu’aux purs et nobles profils du siècle de Phidias. Sans sortir de cette chambre, il semble qu’on suive avec un guide certain l’essor du génie humain descendant des plaines de la Mésopotamie aux côtes de la Grèce, pour rayonner de là sur tout l’Occident. Le consul d’Amérique, M. Cesnola, vient de découvrir à Golgos, dans des temples enfouis, des statues de grandeur naturelle, des fragmens d’architecture, des tombeaux, des restes de tout genre et d’un haut intérêt, destinés à appuyer ces idées par des argumens nouveaux.

On nous apporte aussi de ces verreries délicates, aux reflets irisés, que tout le monde connaît. Ces jeux de lumière sont dus à la lente décomposition des couches supérieures du verre. Ces fragiles objets, qu’on trouve dans l’île en très grand nombre, sont bien la plus écrasante ironie que je sache. De ces races fortes et puissantes entre toutes, Phéniciens, Égyptiens, Grecs, Romains, qui ont passé là avec leurs civilisations, leurs monumens, leurs littératures, leurs religions, leurs arts, le meilleur et plus complet témoin qui nous reste, c’est une feuille de verre tombant en poussière sous le doigt. Peut-être qu’un grand ancien, un conquérant, un orateur ou un poète, a tenu ce verre que voilà, croyant qu’il lui servirait une heure et escomptant pour lui-même l’immortalité : or le nom de l’homme est perdu depuis des milliers d’années, et le verre est là entier dans ma main ! Éternelle vanité des efforts de l’homme pour se survivre à lui-même ! Le vieux Montaigne a raison, qui « loue une vie glissante, sombre et muette. »

Nous visitons l’église grecque, de construction franque, à lourds piliers percés d’espèces de portes cintrées et supportant des arcatures romanes. On y montre dans une crypte le tombeau de saint Lazare ; je n’ai pas d’objections à y faire. Les villes curieuses qu’il faudrait voir sont Nicosie et Famagouste : cette dernière surtout est restée, paraît-il, figée dans la désolation du premier jour de la conquête. Les mêmes canons sont braqués dans les mêmes embrasures, et il n’a pas été dérangé une pierre aux brèches depuis l’assaut des soldats de Sélim.

Nous revenons nous embarquer à travers de grands magasins de blé, qui me rappellent la naïve admiration de Joinville devant les approvisionnemens faits dans l’île pour les croisés : « les fourmens et les orges mis par monciaux emmi les champs, et quand on les véoit, il sembloit que ce feussent montaignes. » Cette terre est toute pleine des souvenirs de saint Louis, qui y passa l’hiver de 1248-4249. Que d’autres souvenirs encore de l’épopée chrétienne dans l’île renégate : les barons français et les patriciennes de Venise, Guy de Lusignan et Catherine Cornaro ! — Nous achetons du « vin de commanderie, » âgé de cinquante ans, à ce que prétend le propriétaire de la cave ; il nous fait goûter ses divers crus, et, comme j’élève des doutes sur la sécurité d’une pareille étude pour des gens à jeun, kamni kalo to proï, me dit-il avec assurance, « cela fait du bien le matin. »

Nous partons à la nuit tombante, guidés par le feu du mont Sainte-Croix, l’ancien mont de Vénus. Les bons pèlerins du moyen âge croyaient que la terrible déesse habitait encore ce sommet en fort joyeuse compagnie, et particulièrement avec le héros souabe à qui Richard Wagner a fait une retentissante notoriété. Écoutez plutôt le récit du cordelier d’Ulin dans son Evagatorium : « Le bruit court parmi le peuple, en Allemagne, qu’un noble de Souabe, appelé Danhuser, de Danhusen, ville près de Dünkelspuckel, vécut quelque temps sur cette montagne avec Vénus. Pressé par le remords, il vint se confesser au pape ; mais, l’absolution lui étant refusée, il retourna sur la montagne et ne reparut plus ; il y vit, dit-on, dans les délices, jusqu’au jour du jugement… Pourtant Vénus est morte et damnée sans aucun doute. »

Tandis que je relis les adorables récits et le latin baroque du frère Faber, pèlerin de la fin du XVe siècle, qui a écrit sur la Palestine, en 1483, la plus curieuse peut-être des relations que nous possédions, un orage balaie le ciel, la pluie fouette les hublots, et le vent fait rage : patience, demain nous serons en Syrie !


Beyrouth, 7-11 novembre

Quand les bons pèlerins allemands, dit encore le frère Faber, arrivèrent à l’aurore en vue des côtes de Syrie, ils furent éveillés par ce cri de la vigie : « O seigneurs pèlerins, levez-vous et montez, voici apparaître la terre que vous avez tant désiré voir, la terre-sainte, la terre de Chanaan, la terre glorieuse ! » Si les mousses de la Minerva ne nous ont pas donné ce pieux éveil, le nôtre a été pourtant touchant et singulier en son genre. En ouvrant les yeux au bruit de la chaîne d’ancre criant sur les écubiers, je reconnais la diane sonnée par des clairons français ; je saute sur le pont et j’aperçois, mouillés tout autour de nous, les quatre bâtimens de l’escadre arrivée d’hier en rade de Beyrouth, la Gauloise, la Reine-Blanche, la Thétis et le Desaix. Ils saluent le soleil levant en hissant à leur corne les couleurs nationales, bien douces à voir si loin du pays. C’est justice et plaisir d’apercevoir pour la première fois à travers des mâts français cette terre où nous allons retrouver à chaque pas les vestiges de notre sollicitude séculaire, des trophées, des pierres, des idées qui crient notre nom.

Cette première émotion donnée à l’apparition imprévue de la patrie, nous embrassons d’un regard Beyrouth, la plage et les sommets du Liban. Eh bien ! faut-il l’avouer ? la première impression a été médiocre, comme celle de tout rêve ardemment caressé qui se réalise, c’est-à-dire qui meurt. Le ciel est chargé de pluie, de lourds nuages voilent, sur notre gauche, la longue chaîne du Liban, de Beyrouth à Batroun. En face, la ville, adossée à une colline, vient baigner ses dernières maisons dans la mer ; mais ces maisons européennes, à toits de tuiles, ont un aspect par trop civilisé. Je ne peux comparer Beyrouth, vue du large, qu’à Hyères, Cannes ou toute autre station d’hiver de la Méditerranée. Quant à la fertile végétation des campagnes, mes yeux, que le désert n’a pas encore rendus indulgens, la trouvent bien maigre.

Nous débarquons à l’abri d’un petit brise-lames, qui s’appuie aux assises rocheuses d’une grosse tour, reste des fortifications de l’émir Fakhr-ed-Din. Les drogmans des hôtels nous entourent depuis le pont du paquebot et se disputent nos effets et nos personnes. Ce sont tous de jeunes Maronites, de mine fière et intelligente, portant avec recherche l’élégant costume syrien, la veste courte et les pantalons bouffans. Ils parlent notre langue avec aisance, et rien ne rappelle chez eux la servilité basse et l’affreux baragouin des Grecs ou des Juifs qui servent de drogmans dans les autres échelles d’Orient.

Un guide plus persuasif que ses confrères nous pousse dans l’Hôtel de l’Europe ; nous trouvons là quelques compatriotes, entre autres M. de G…, de la mission française des haras. A peine installé, je cours chez l’excellent M. Péretié, gérant du consulat de France : nous passons la matinée à causer de ce pays, qu’il possède à fond. Il nous montre sa riche collection d’objets d’art, ses cuivres persans à légendes koufîques, ses bronzes égyptiens et ses terres cuites phéniciennes, ses faïences mauresques aux armes des princes croisés, ses délicieuses statuettes antiques et ses médailles des Séleucides, ses bas-reliefs palmyréens et ses amulettes gnostiques aux mystérieux symboles, tout un petit monde oriental et antique de pierre, de bronze et de terre, mais un monde qui ne serait vu que par ses plus beaux côtés.

M. de G… nous promène par la ville en nous parlant de la Syrie et de la Palestine, qu’il parcourt depuis huit mois et qu’il connaît fort bien. Les bazars ont un aspect plus oriental que ceux de Constantinople ou de Smyrne, en donnant à ce mot le sens qu’il a chez nous en peinture depuis Decamps et Marilhat : ruelles étroites, enserrées de hautes maisons, voûtés, arcades, jeux de lumière et d’ombre à travers les tendidos de nattes, percées capricieuses et noires sous des pâtés de constructions, terminées par une flaque de soleil dans une cour. Le long de ces coulées de pierre, sur d’étroites et sombres échoppes de bois vermoulu, s’étalent les commerces pittoresques du Levant : montagnes de fruits disposés avec symétrie pour le plaisir des yeux, épices et aromates qui s’annoncent de loin par leurs étranges parfums, devantures pavoisées de kouffiehs, mouchoirs de soie aux couleurs vives que les Arabes drapent sur leur tête, et qu’ils y fixent avec des tresses de laine ou de poil de chameau, harnais et selles de cuir rouge aux housses éclatantes, aux larges étriers de fer. Ce commerce est à peu près restreint aux nécessités premières de la vie arabe, des vivres, des vêtemens pour le cavalier et des harnais pour le cheval. Voici cependant des joailliers qui enchâssent assez gracieusement des turquoises dans leurs bijoux de filigrane, des lapidaires qui gravent en caractères anciens sur l’onyx ou la cornaline quelque pieux verset du Coran. En dehors des bazars, les rues proprement dites sont larges, droites, à l’européenne, cordées de maisons neuves d’un style franco-arabe assez bâtard, entremêlées de figuiers, de cactus, d’acacias et de grenadiers.

Ce qui nous frappe ici, ce sont les types humains. Sous ce rapport, la différence d’aspect entre la ville turque et la ville arabe est absolue. On retrouve partout, sous ces costumes variés et fantaisistes, avec quelques modifications de famille et de tribu, la haute et maigre stature, les muscles d’acier, le front large et saillant du Sémite. Voici des Druses noblement drapés dans leurs abayes, des cheiks damasquins, des Bédouins plus chétifs et sordides, des Grecs (on appelle improprement de ce nom en Syrie les Arabes de religion orthodoxe), des gens de la Montagne et du désert ; mais l’élément maronite est celui qui domine dans le commerce.

Les musulmanes et les jeunes filles chrétiennes sont entièrement voilées, les mères de famille sont décolletées d’une façon qui, j’en appelle à tous les voyageurs en Syrie, n’offre rien d’attrayant. En traversant le quartier juif, nous rencontrons quelques jeunes filles d’une beauté caractéristique ; mieux que dans la hideuse juiverie constantinopolitaine, ces femmes ont gardé avec une fidélité merveilleuse le galbe et l’expression de visage connus sous le nom de type juif ; tel les plus anciens documens nous le font connaître, tel la tradition l’a fixé dans les modèles des vieux maîtres, tel je le retrouve ici : grands yeux, sombres et doux, ovale fin et mat, grâce impérieuse et sauvage, ainsi devait être Esther affrontant le jugement d’Assuérus.

A la tombée de la nuit, nous allons nous asseoir devant un petit café sur la grande place de Beyrouth : de nombreux oisifs, gens du peuple, moukres, chameliers, marchands, attendent comme des statues, le narghilé tout chargé à la main, le coucher du soleil. Nous sommes en ramazan, le carême mahométan, et la loi sévère du prophète défend toute nourriture ainsi que la fumée du tabac avant la fin du jour. Le musulman observe rigoureusement ces prescriptions : tous les Orientaux, à quelque religion qu’ils appartiennent, sont les fidèles gardiens des pratiques extérieures et matérielles. Dès que le coup de canon libérateur a retenti, les pauvres croyans aspirent voluptueusement une bouffée de tombéki ; même après ce jeûne de quatorze heures, le besoin de tabac est plus fort chez eux que celui de nourriture.

Tandis que nous quittions le café au milieu d’un nuage de fumée digne des dieux d’Homère, un bon coche jaune, comme ceux de notre enfance, avec un conducteur qui sonnait de la trompe, déboucha sur la place : c’était la diligence de Damas, dont l’arrivée est l’événement quotidien de Beyrouth. Grâce à l’industrie de quelques Français, une excellente route, la meilleure de l’empire sans contredit, relie les deux grands centres de la Syrie, et de confortables diligences font en quatorze heures le trajet de Beyrouth à Damas. Il est piquant de retrouver aux portes du désert les traditions perdues de Laffite et Caillard.

Tous ces jours-ci, nous avons parcouru la ville, visité les Pins, triste et monotone promenade où de longs pins écimés sortent seuls du sable rougeâtre, dormi le soir au bruit aimé de la mer déferlant contre les assises de la tour de Fakhr-ed-Din, organisé notre caravane, rendu visite à ces amis de quelques jours qui nous ont si cordialement accueilli à Beyrouth. La plupart des Maronites d’une certaine classe sont sortis du collège des lazaristes à Antoura ou de nos écoles européennes ; je ne saurais dire combien j’ai été charmé par leur distinction d’idées et de manières, par cet heureux mariage de la culture occidentale et de la noblesse naturelle aux races arabes. Le peuple maronite est, de tous les élémens qui composent la société syrienne, celui qui s’impose tout d’abord à l’étranger par la séduction de ses qualités et même de ses défauts. Ils rappellent par bien des côtés le génie grec, ces Arabes, jouets d’une imagination qui grossit toutes choses, avides de merveilleux, d’histoires et d’aventures prestigieuses, se plaisant aux manifestations théâtrales et aux ovations tumultueuses, crédules à toute parole ardente, faciles à toute apothéose, amoureux de toutes les luttes, surtout de celles des armes, impatiens de tout joug et soucieux de changement. Surtout le trait distinctif des Maronites, comme de toutes les races chrétiennes de Syrie et de Palestine, ce qui les sépare des musulmans et me fait les comparer aux Grecs, c’est une personnalité débordante, une conviction sincère que le monde a les yeux fixés sur leurs moindres faits et gestes, les oreilles tendues à leurs moindres récriminations, et qu’un coup de fusil tiré dans la Montagne fait autant de bruit en Europe que le canon de Sébastopol ou de Sadowa. Ils puisent dans cette foi naïve l’obstination que la vanité ajoute toujours aux passions humaines chez les peuples comme chez les individus.

La pacification qui a suivi les déplorables événemens de 1860 n’a pu étouffer toutes les étincelles qui couvent dans ce foyer mal assoupi. Les haines et les défiances veillent encore toutes chaudes : à la cause la plus légère, à la moindre rixe, on sent passer dans toute la montagne des frissons de colère et de terreur. Il faut voir comme toutes ces têtes ardentes fermentent et flambent. Le voyageur européen qui apporte ici nos idées modérées et rassises se croit tout d’abord dans une maison d’aliénés. Je me prends à penser parfois, dans ce milieu si nouveau, que telle devait être l’atmosphère de notre XVIe siècle et de nos guerres de religion ; en assistant aux emportemens provoqués par les mêmes mobiles, je comprends mieux tout ce qui m’étonnait dans les récits fiévreux de Montluc ou de d’Aubigné. Tel est l’attrait et le bénéfice des voyages de nous donner souvent dans le présent la leçon du passé ; et tant il est vrai que le temps ne coule pas d’une façon uniforme, qu’il se distribue inégalement dans l’espace, et qu’on peut retrouver chez les races primitives ou stationnaires les types exacts des métamorphoses qu’ont subies leurs aînées dans ce cycle éternel où tourne l’histoire. D’ailleurs il ne faut pas trop prendre au tragique toutes ces effervescences, et ne pas donner un sens trop absolu à l’emphase des mots. Dans ce pays, on appelle volontiers « guerre » un coup de fusil et « massacre » un coup de couteau. La louable attitude du patriarche maronite, les sages exhortations des agens étrangers, la proverbiale tolérance des Turcs, feront beaucoup pour l’apaisement momentané, sinon pour la paix définitive que des causes trop profondes de dissentiment ne permettent guère d’espérer de sitôt.


Djébeil, 12-13 novembre.

Enfin notre caravane est organisée. Un matin que le soleil sourit, chassant les nuages noirs qui se réfugient dans les hautes gorges du Sannîn comme une meute que le maître rappelle, nous sortons de Beyrouth par la Quarantaine, sur de bons chevaux chargés de nos fontes et de nos armes, pour aller coucher à Djébeil et de là remonter dans le Kesrouan. Nous traversons le Nahr-Beyrouth sur le pont de Fakhr-ed-Din, au milieu de roseaux et de lauriers-roses rabougris, avant de gagner la grève. Fière et délicieuse sensation : le fer des chevaux fait crier le beau sable doré ; à intervalles égaux, la barre de houle vient les battre avec une plainte rhythmée et les éclabousse jusqu’au poitrail de son écume mousseuse. Nous marchons ainsi tout le jour en contournant le golfe, dans le sable humide, jouant avec la lame qui fuit ou court sur nous comme un jeune chat en gaîté. Je ne sais pas de plus libre sensation de bien-être physique et moral que celle, ressentie à galoper ainsi, au début d’un voyage, dans un triple bain d’air, de lumière et d’eau, légèrement ébloui par le rayonnement de la mer, bercé dans ses pensées par sa plainte monotone. On sent qu’à chaque pas du cheval on secoue derrière soi un des soucis, un des chagrins, une des misères de cette vie civilisée, compliquée et inquiète, dont on a vécu jusque-là, et qu’on entre dans la vie errante et libre de l’homme des premiers jours, exempte de devoirs et de préoccupations factices, mesurée à la force et à l’audace de chacun, rude au corps, mais sereine à l’âme.

De loin en loin nous croisons sur la plage de petites caravanes : des cultivateurs de la côte qui viennent sur leurs ânes porter les cannes à sucre et les fruits à Beyrouth, un prêtre de Tripoli escorté d’un cawas aux vêtemens éclatans, un long troupeau de chamelles que deux Arabes mènent vendre au Caire : ils feront vingt jours de route en longeant la côte et le désert d’El-Arisch.

Avant d’arriver au charmant vallon du Nahr-el-Kelb (le fleuve du Chien), on quitte un moment la grève au pied des montagnes ; on gravit une étroite corniche taillée dans le rocher, surplombant la mer, sauvage et ardue, où bâille un pavé de dalles antiques, disjointes et brisées. C’est un reste de la voie romaine, qui continuait elle-même une route bien plus ancienne, la route de l’invasion, par où les armées asiatiques venaient se reposer de leurs fatigues au soleil de ces belles plages, qui exerçaient sur elles la même fascination que les vallées italiennes sur les hordes barbares du moyen âge. Toute l’antiquité armée a passé là, comme en font foi les archives de cette curieuse route, conservée sur les rochers dans lesquels elle est taillée : des stèles creusées l’une à côté de l’autre dans la paroi de pierre offrent les restes d’inscriptions de toutes langues et des emblèmes de tous les conquérans qui ont fait halte entre deux batailles dans le vallon du Nahr-el-Kelb. Comme dans les auberges les voyageurs écrivent leurs noms sur un livre, tous ces terribles touristes ont eu la fantaisie d’inscrire le leur sur ce rocher. Voici d’abord les aînés des maîtres du monde, les pharaons antérieurs à Moïse, déjà vainqueurs de la vieille Phénicie ; les cartouches des Touthmès et des Rhamsès sont encore visibles, depuis trente ou quarante siècles que le bât des chameaux use en passant leurs hiéroglyphes ; puis les conquérans assyriens venus de l’Euphrate, les Téglat-Phalasar et les Nabuchodonosor, figures hiératiques, reconnaissables à la mitre et à la longue robe des rois de Ninive. Après eux viennent les Romains avec leurs pompeuses épigraphes ; Marc-Aurèle, un sage pourtant, parle de lui sur une pierre au milieu de tous ces soldats. Les premiers califes arabes ont signé aussi de leur vieille écriture koufique sur cette mémorable page ; enfin une inscription datée de 1860 rappelle le passage de l’armée française, venue, elle, pour une cause de civilisation et de justice.

Après avoir traversé le fleuve du Chien sur un pont d’une seule arche, nous reprenons la plage, au pied des éminences qui portent les villages de Ghazir et d’Antoura, jusqu’au Nahr-Ibrahim, le fleuve d’Adonis, et nous atteignons Djébeil à la nuit tombante, tandis que la lune se lève sur les mers d’Égypte avec cette belle et douce couleur de vieux vermeil qu’elle prend au crépuscule.

A gauche du petit village et près de la mer, deux formes blanches luttent avec l’ombre ; ce sont nos tentes, et nous éprouvons pour la première fois cette sensation de repos et de sécurité, récompense d’une journée de fatigue, qui nous deviendra si familière et que connaissent bien tous ceux qui ont voyagé de même, quand l’œil cherche avec impatience et discerne avec joie dans la nuit le cône blanc de la maison qui fuit chaque jour devant vous. Aujourd’hui la tente du voyageur en Syrie est devenue un confortable logis, plein de petites recherches ; notre drogman jouit du coup de théâtre qu’il nous a préparé, et nous faisons honneur à son dîner en riant de bon cœur de ce luxe inattendu et de la chute de nos illusions sur la vie arabe ; mais bientôt, par un amer et naturel retour, notre nouvelle demeure nous rappelle une autre tente, frêle et glacial abri durant les nuits pluvieuses des Vosges, faite non plus pour les joies du voyage, mais pour les souffrances, les périls, les lourdes angoisses, et qu’avait trop tôt cessé d’habiter l’espérance.

Je sors après dîner et vais m’asseoir au clair de lune sur la plage, dans l’ancien port de la ville phénicienne. Voilà donc la divine Byblos, le sanctuaire mystérieux de l’ancien monde, où l’une des aînées des races humaines, sœur de celles d’Égypte et d’Assyrie, a incarné l’idée religieuse sous cette forme naturaliste dont s’est contentée d’abord l’enfance des peuples. Il est malaisé à la conscience moderne, raffinée et spiritualisée par le labeur incessant des âges, développée et purifiée par des transformations séculaires, de juger équitablement les conceptions de ces époques reculées. Il semble qu’à force d’avoir vécu, chez l’espèce comme chez l’individu, l’âme ait usé son enveloppe et s’en soit quelque peu dégagée ; elle était autrement emprisonnée dans ses robustes liens de chair parmi ces hommes primitifs. Jetés, dans la jeunesse du monde, sur une terre brûlée de soleil, ivre, comme une adolescente, de ses sèves nouvelles et denses forces premières, éblouis et écrasés par la vie universelle qui tourbillonnait en eux et autour d’eux, doués d’organisations violentes, exempts de nos défaillances et de nos atténuations physiques comme de nos raffinemens de pensée, ces hommes obéissaient avec une pieuse ferveur à tous les appels de la nature, à tous les râles de la matière. Sans doute sous ces mystères, mal connus de nous, par lesquels ils attestaient les puissances élémentaires, se cachaient, du moins pour les meilleurs, des réminiscences ou des divinations d’un idéal supérieur ; mais la masse adorait simplement les manifestations des phénomènes cosmiques et les forces créatrices immédiates. Sait-on bien que sur cette terre de Chanaan, toute vieille et désolée que l’aient faite le refroidissement des siècles et les fureurs des hommes, la nature ambiante vous trouble d’une étreinte autrement puissante que dans nos climats tempérés ! Voici que dans cette nuit aux ombres légères, sur cette grève embrasée qui implore la caresse attiédie des flots, ma pensée évoque tout naturellement ce passé lointain sur la scène qui n’a pas changé. C’est l’heure des mystères et de la prière due aux déesses nocturnes : — la vierge lunaire, dont la calme majesté s’irradie devant moi sur les flots, qui parcourt lentement ses domaines de Tyr à Batroun et s’arrête amoureusement sur Gébal, — Astarté, la sombre déesse des puissances hostiles et immaîtrisées, la mort, les ténèbres, la mer, — Aschera, la vie communiquée, la volupté souveraine, qui cherche Tammouz pour l’arracher au tombeau et le ranimer d’un baiser, Aschera, dont l’haleine ardente descend comme un frisson des gorges du Liban, fait frémir dans les entrailles de la montagne les lourds cabires, gardiens des métaux, ressuscite la ville ensevelie et appelle hors de ces hypogées dont est criblée la plaine les populations qui l’ont adorée. Elle est celle à qui rien ne résiste, et les sépulcres lui rendront leur proie. Voici venir les longues théories des hiérodules sous les mitres et les bandelettes ; voici, conduit par les galles encore tout sanglans de leur immolation, le chœur affolé des femmes pleurant Tammouz et s’offrant au dieu mort. Tandis que la flûte pleureuse, les cris et les râles de l’orgie sainte meurent dans la nuit, guidant le peuple de Byblos aux eaux pourprées du fleuve où a saigné la blessure divine, les bruits d’une grande cité descendent de la colline ; les temples, construits de monolithes gigantesques, s’élèvent sur les pilastres trapus, masqués par des pylônes à l’égyptienne ; les palais projettent sur les rues les saillies des poutres en bois de cèdre ; dans ce port, tout à l’heure désert, où ne se balançait même pas une barque de pêcheur, les galères de Tyr et de Sidon se pressent contre les larges jetées, les flottes de Carthage et d’Égypte enflent leurs voiles ; les bazars s’éclairent et s’emplissent de toutes les races mercantiles du vieil Orient, des caravanes de Mésopotamie et de Chaldée, des esclaves de Nubie et de Mauritanie ; sur les comptoirs des changeurs, les statères phéniciennes ruissellent, prêtes à payer les armes persanes, les baumes de Judée et d’Arabie, la pourpre des îles, l’ivoire du Gange, les moissons du Nil, les gemmes et les bijoux de Saba et d’Assur ; les lampes des verriers brillent dans la nuit, les maçons recherchés des princes étrangers partent pour se louer aux rois d’Israël, les mages et les astronomes de Babylone apportent dans les chaires de Gébal les sciences de l’Euphrate, les enseignemens de Baal ; de la magnifique et colossale cité, il sort un cri de plaisir, de travail et de richesse, le sourd bourdonnement des capitales la nuit ; mais voici qu’un Juif sordide passe, qui la maudit au nom de son Dieu jaloux et dit : « J’exterminerai jusqu’à sa poussière, radam pulverem ejus de ea. » Je regarde autour de moi, et dans le silence et la solitude, sous les débris accumulés par d’autres races, je ne retrouve même pas, en vérité, un peu de la poussière de ces âges merveilleux. Seule, la vague obstinée revient mourir à sa place ancienne ; seule, la lune poursuit sa route immuable, propice et compatissante aux souvenirs du passé. Où sont ces races bruyantes et disparues ? Ces choses qui ne pensent pas et qui restent, la mer, les astres, les montagnes, sont donc plus fortes que nous, qui pensons et passons !

En rentrant me coucher dans ma tente, j’entends longtemps encore, à travers la cloison légère, les bruits de la nuit, le chant des cigales, les grelots de nos mules, et surtout la sourdine plaintive de la mer battant contre les rochers, comme un écho demeuré des gémissemens d’Astarté pleurant son divin amant.

Le jour naissant n’a rien laissé debout de nos rêves. Il nous a montré quelques pauvres cabanes de pêcheurs groupées autour de la petite crique, au pied d’un haut donjon carré, construction arabe entée sur de belles assises de grandes pierres à refends qu’on a longtemps appelées cyclopéennes ou phéniciennes, mais qui, d’après les derniers arrêts de l’archéologie contemporaine, paraissent devoir être restituées simplement aux Romains. Nulle inscription ne trahit leur secret et ne vient faire concurrence aux légendes humoristiques et aux croquis gaulois laissés par nos troupiers sur le crépi de chaux des chambres de la tour. Quelques soldats libanais fort déguenillés et instruits à la française par un sous-officier gardent ces remparts, ces cabanes, une vieille église ruinée d’origine franque et les tombeaux épars dans la plaine. Pour témoigner, au milieu de toute cette misère, des splendeurs du passé, des tronçons de colonnes de marbre, de porphyre, de granit de Syène, se sont gauchement laissé prendre à tous les pans de murs, dans le torchis de boue et de rocaille, et y font la piteuse figure d’un os de géant dans le squelette rachitique d’un nain.


Les Cèdres, Ainétha, 17 novembre.

Tous ces jours-ci, nous avons traversé la partie de la montagne qu’on appelle le Kesrouan, en contournant le pic central du Sannîn. A partir d’Antoura, où nous avons laissé les tièdes brises de la côte dans les orangers du couvent, nous nous sommes élevés par des plateaux désolés et inhabités, et nous avons essuyé les nuits glaciales des sommets. Les Métualis d’Aphkâ nous ont reçus dans un site incomparable, où le fleuve d’Adonis sort brusquement d’une muraille de rochers, entre les ruines du temple de Vénus, comme notre fontaine de Vaucluse. De ces hauteurs, nous sommes descendus par des sentiers de chèvre, où nos petits chevaux faisaient la plus brave contenance, dans la célèbre vallée de Kadischâ, sur les villages de Kanobîn, de Diman et de Bcherreh, où nous avons couché hier.

Ce matin, nous quittons le village maronite pour monter aux cèdres de Salomon, à pied, par un sentier hasardeux, serpentant aux flancs de la gorge étroite et profonde qui descend du col du Liban à la mer, vers Tripoli. Nous nous arrêtons d’abord à un ermitage bâti sous une voûte de rochers. Un moine italien, qui l’habite depuis sept ans, nous questionne avec empressement sur la guerre de 1870 et l’attitude de l’Italie. Ah ! padre Antonio, est-ce bien la peine de se faire ermite et de s’ensevelir dans la gorge de Kadischâ pour parler politique aux voyageurs ? L’homme ne quittera-t-il donc jamais le misérable souci des choses passagères ?

A mesure que nous nous élevons, notre guide nous montre du doigt des points blancs au-dessus de notre tête ; nous regardons, croyant apercevoir des nids d’oiseaux de proie : ce sont des ermitages. Dans ces vertigineuses demeures, dérobées aux aigles, des solitaires ont maçonné leurs cellules entre les fissures du roc. En voici plusieurs, tous plus inaccessibles ; les anachorètes de cette nouvelle Thébaïde y vivent des aumônes en nature que les fidèles leur font passer de temps en temps. Si l’homme peut parvenir à dépouiller sa chair et son cœur pour devenir pur esprit, ce doit être dans un pareil site, qui tient à peine à la terre par ses horizons les plus désolés et qui touche de si près au ciel. Chacun de ces ermites a sa petite cloche qu’il sonne à l’heure de la prière : le tintement lointain nous en arrive, grêle et argentin, comme celui des clochettes des troupeaux dans les pâturages des Alpes.

Après avoir gravi pendant une heure les rudes lacets du sentier, nous débouchons subitement sur le plateau des Cèdres ; à quelques pas de nous, sur un tertre isolé, enseveli sous la neige les trois quarts de l’année, d’où la végétation est absente à ce point que même les maigres hôtes des sommets, les chardons du Liban dont parle le livre des Chroniques, n’y viennent plus, se dressent les arbres solennels, comme un défi aux lois de la nature. Ils sont une centaine, relativement jeunes pour la plupart ; six ou huit énormes troncs, pelés, écorchés, écimés par la foudre et mutilés par les tempêtes, conservent seuls encore, s’il faut en croire la tradition, le souvenir vivant des âges bibliques. Certaines facilités d’exploitation, absentes dans le reste de la montagne, pouvaient en effet désigner ce lieu aux ouvriers d’Hiram : le torrent que nous venons de remonter devait rouler les arbres jusqu’à la mer. Toujours est-il que c’est aujourd’hui le seul point du Liban où cette belle essence se soit maintenue ; l’excommunication, prononcée par le patriarche maronite contre celui qui porterait la main sur les arbres vénérés, les défend de la cupidité des bûcherons.

Suivant un touchant usage, le curé de Bcherreh est monté pour dire la messe aux voyageurs. Le père nous attend dans une petite chapelle de pierres sèches, élevée au milieu du bois, bien nue et bien froide : il a apporté deux chandeliers de fer et un crucifix, seuls ornemens de son modeste autel, construit, comme l’arche de Salomon, de cèdres équarris, cedris tabulatis, mais, grand désarroi, son clerc n’a oublié que l’Évangile, et il faudrait deux heures pour l’aller chercher. Nous ne trouvons qu’un moyen de sortir d’embarras. Je prends ma Bible latine, et je traduis en français la leçon du jour, que le drogman transcrit aussitôt en arabe. Le récit de l’apôtre sera sorti sans doute fort altéré de ces transformations ; mais quelle éloquence lui prête la scène du sacrifice ! La prière monte d’elle-même au cœur, grossie de pensées intraduisibles, à cette messe célébrée sur la montagne, dans une chapelle des catacombes, sous le dôme de ces arbres presque saints, entre les branches desquels brille à l’horizon l’éblouissant azur de la mer de Syrie !

Comme nous déjeunons autour d’un feu de branches odorantes, rendu nécessaire par le voisinage des neiges, un grand émoi se fait parmi nos gens ; c’est, me dit-on, le neveu de Karam, Essad-Bey, qui vient nous saluer, suivi de tous les hommes d’Éden. Voilà certes la plus heureuse fortune de pittoresque que j’aie jamais rencontrée dans mes voyages, et je renonce à en traduire l’effet. Entre les petits monticules où se pressent les cèdres, une file de deux cents cavaliers au moins, vêtus de costumes gracieux et éclatans, montés sur de superbes chevaux et brandissant leurs armes, se déroule successivement à nos regards. En tête marche le jeune cheik, moins désigné encore par la richesse de son costume, éblouissant de fines broderies de soie et d’or, que par l’étonnante noblesse de ses traits, qui révèlent une haute et vieille race. Essad-Bey Karam vient à ma rencontre, me serre cordialement la main et m’adresse la parole en français avec une assurance et une netteté surprenantes. Je le fais asseoir à notre feu, tandis que ses hommes entravent leurs chevaux, mettent leurs armes en faisceaux et se groupent en cercle autour de nous derrière les énormes troncs, attentifs et curieux. Quel peintre arrangera jamais un plus merveilleux tableau ? Le bey me parle longuement, avec effusion, des affaires et des sentimens de son peuple, de Karam le proscrit, de son inaltérable dévoûment pour la France. Il faut croire qu’il dit vrai, car les grands yeux et les figures loyales de tous les assistans expriment le même sentiment de vive sympathie. Nous sommes profondément touchés de retrouver dans ces montagnes perdues le nom de notre malheureuse patrie si honoré et si béni. Le cheik nous supplie d’accepter l’hospitalité chez lui, à Éden, dans cette populaire maison de Karam, ouverte, comme autrefois nos demeures féodales, à tous les hommes de la nation. Des motifs de réserve me forcent, hélas ! de refuser cette occasion si intéressante d’études. Tandis que je me promène avec mon noble visiteur sous les cèdres et que le jeune fils du Liban me montre avec orgueil les gloires de sa montagne, ses compagnons forment une immense ronde et dansent en chantant des refrains arabes, entremêlés de couplets en l’honneur de la France. Les vestes bleues, écarlates, étincelantes d’or, les amples charwals et les tarbouchs passent et repassent dans la sombre verdure du bois, encadrant ces figures énergiques et intelligentes ; les chevaux hennissent et piaffent dans leurs entraves en faisant bruire les ornemens de métal de leurs housses multicolores, les armes damasquinées pendent aux maîtresses branches. Je doute qu’on puisse placer une apparition plus pittoresque, une plus complète incarnation de la couleur et de la poésie orientales dans un lieu mieux fait pour être le théâtre de scènes extraordinaires. Nous croyons rêver. Nous nous arrachons enfin à ces amis inconnus, qui saluent notre départ par des hourrahs frénétiques, des cris de « vive la France ! » et des salves de coups de fusil. Nous nous éloignons, touchés plus que je ne saurais dire de cette affection reconnaissante qui a gardé la vénération du nom français, de ces mœurs nobles et guerrières, et de la grâce fière du jeune chef qui est venu de si loin, avec toute sa tribu, pour saluer un humble voyageur. Pauvre et brave peuple, qui a les défauts de l’enfant, il est vrai, l’imprévoyance et la témérité, mais qui a aussi ses qualités, ses surprises de cœur, ses effusions affectueuses.

A peine échappés à ces fêtes féeriques des yeux et du sentiment, une autre émotion saisissante nous attend. Nous gravissons la dernière rampe du col du Liban, que la neige couvre déjà d’un léger duvet blanc, et à un dernier bond de nos chevaux, qui nous transporte sur l’étroite arête, nous poussons un de ces cris d’admiration qu’arrache à l’homme la brusque rencontre du sublime dans la création. Deux panoramas distincts, tels que je n’en ai jamais contemplé, s’étendent l’un derrière, l’autre devant nous. Là, c’est celui que nous allons quitter, les sites grandioses que nous venons de parcourir, le mont des Cèdres, les pics du Sannîn, la gorge de Kadischâ comme une raie d’ombre éclairée çà et là par les miroirs de ses. cascades, descendant de gouffre en gouffre, entre ses parois de rochers peuplées de monastères, aux sables de la côte, où blanchissent Batroun, Tripoli et Tortose ; à l’horizon, la mer, toujours l’étincelante et chaude mer de Syrie, jusqu’aux limites où l’œil indécis la confond avec le ciel.

Ici, devant nous, aussi soudainement que si l’on tirait une toile de théâtre, se déroulent les larges plaines de la Bkaâ, les ruines de Baalbeck, adossées à la chaîne massive et tourmentée de l’Anti-Liban, à droite le sommet de l’Hermon, masquant le bassin du haut Jourdain, et, au-delà des montagnes, un ciel lumineux et doux, le ciel de Damas.

Après deux heures, d’une rapide et pénible descente, nous trouvons nos tentes au village d’Ainétha, à mi-côte entre le col et la Bkaâ. Après dîner, nous sommes attirés par un vacarme assourdissant de darboukas et de flûtes : ce sont des Bédouins Navarris qui reviennent d’accompagner une noce à Bcherreh ; ils dansent aux sons de cet étrange orchestre sur un rhythme bizarre, qui n’est pas sans grâce. A notre prière, quelques jeunes femmes maronites exécutent après eux une danse de la montagne avec des cambrures de corps et des gestes harmonieux. Le curé préside à ces divertissemens innocens en fumant son long tchibouk et entretient avec sollicitude la lampe fumeuse, seul lustre de ce spectacle improvisé, dont les clartés vacillantes tirent çà et là des ténèbres les figures et les guenilles pittoresques des spectateurs et des acteurs. Le tout se termine par la distribution de quelques piastres partagées aux cris de vive la France !

La musique barbare retentit encore, tandis que nous nous endormons écrasés de fatigue et d’émotions, mais heureux d’avoir ajouté une journée radieuse à cette épargne de souvenirs qui s’amasse dans la mémoire pour consoler sur le tard les heures que la vie fait volontiers vides et sombres.


Damas, 21-26 novembre.

Après deux journées passées à Baalbeck, dans ce gigantesque amoncellement de merveilles, auquel trop de plumes savantes ou poétiques ont touché pour que je me risque à en parler après elles, nous avons gravi les contre-forts de l’Anti-Liban, gagné la vallée centrale de Zebedâny et redescendu le Barada depuis sa source jusqu’à la plaine de Damas. Au-delà de Souk-Wadi-Baradà, le torrent bouillonne profondément sous un vert rideau de saules et de peupliers, entre d’âpres parois de rochers trouées à une grande hauteur de nombreuses chambres sépulcrales. Ce sont les tombeaux de l’antique Abila. Un troupeau de chèvres noires grimpe par le sentier étroit qui y mène, et se blottit frileusement au soleil dans les cellules de cette nécropole aérienne.

La rivière rejoint la grande route à une dizaine de kilomètres de Damas. Déjà les vergers d’abricotiers se pressent des deux côtés du chemin, et les maisons de campagne des riches Damasquins animent la gorge encore étranglée, riantes et pimpantes, tout agrémentées de terrasses, de vérandahs, peintes en détrempe à l’extérieur de la façon la plus réjouissante : bateaux à vapeur, chemins de fer, monstres apocalyptiques, oiseaux inconnus aux naturalistes, se mêlent fraternellement sur le crépi blanchâtre des murs. La route se couvre de piétons, de cavaliers drapés dans leurs mach’las éblouissans de broderies d’or, de jeunes effendis dressant d’admirables chevaux. Enfin le Barada franchit une dernière et haute brèche où de grands vautours planent sur leurs aires ; la vallée s’élargit subitement, les jardins et les vergers s’étendent au large comme un flot trop contenu, et une première gerbe de minarets nous annonce la ville, dont le tracé trop savant de la nouvelle route ne nous a pas permis d’avoir le panorama d’ensemble. Cette entrée de Damas ne ressemble à rien : des douanes, des mosquées, des casernes bariolées de larges raies bleues et blanches, puis un fouillis de misérables masures en torchis et en pisé ; nous nous y perdons quelques minutes, nous entrons en nous courbant sous une petite porte, pratiquée cauteleusement comme une poterne de citadelle, et nous nous trouvons dans la cour de la locandah, pavée de marbre blanc et noir, ombragée par des citronniers pliant sous leurs fruits et rafraîchie par une source vive reçue dans une large vasque.

Une de nos premières excursions a été l’ascension de la colline qui domine le faubourg nord-ouest de Salahiyeh, par où arrivait l’ancienne route, et d’où l’on a la vue générale et trompeuse de la ville. De là l’effet est féerique : il n’en faudrait jamais descendre. Damas, avec son faubourg allongé du Meïdan, qui lui prête la forme d’une masse d’armes, apparaît comme une blanche tache de lait au centre de sa verte oasis, de ses forêts d’abricotiers et de peupliers. Les coupoles de la grande mosquée dessinent un renflement au cœur de la ville ; sur tous les points, des minarets partent comme des flèches du milieu des toits en terrasse, dont le crépi de chaux donne à la cité arabe, vue d’en haut, ce ton d’uniforme blancheur ; mais le trait, incomparable en Syrie, de ce paysage, c’est la zone opaque de verdure, de deux à trois lieues de largeur, qui du côté des montagnes enserre la ville à l’étouffer et de l’autre vient expirer à la limite du désert. Ce vaste échiquier de jardins, séparés par des murs de clôture, de petits chemins et par les mille canaux du Barada, qui y portent avec leurs eaux murmurantes la fertilité et la vie, tout ombreux de platanes, de peupliers, de saules, de cyprès, d’arbres fruitiers, meurt brusquement là où les eaux lui manquent : la stérilité et la désolation ressaisissent la plaine comme leur proie. A droite, les neiges de l’Hermon, au sud-ouest les sommets bleuâtres du Hauran et du Ledjâh, au nord les contre-forts de l’Anti-Liban courant dans la direction de Palmyre, en face de nous, l’étendue, plate, vague, nue, affirmée à peine par quelques ondulations de terrain : c’est le désert. Là devant, à quarante jours de marche, se trouve Bagdad. O féerie des souvenirs ! prestige de l’imagination ! je ne sais quoi fait battre le cœur d’un fou désir à ce nom qui évoque les merveilleuses histoires contées par le bon M. Galland à notre enfance songeuse, et cependant Bagdad n’est plus qu’une misérable bourgade, cent fois plus misérable que Damas.

C’est pourtant difficile. Un amas de maisons de boue et de paille hachée, trapues, bossuées, lépreuses, perdues dans un labyrinthe de ruelles infectes, se pressant autour de mosquées aux trois quarts ruinées, — de grands bazars, c’est-à-dire des échoppes de bois vermoulu le long d’allées couvertes en planches, où quelques joyaux de prix et quelques tissus précieux se cachent au milieu de loques sordides derrière une avalanche de cotonnades et d’indiennes, — une population nombreuse et bruyante, mais grossière, malpropre, moins variée de types et de costumes que celle de Stamboul, — absence complète de vie sociale, de lieux de réunion, existence matérielle difficile, — voilà pour l’Européen Damas, le paradis où, selon la légende musulmane, Mahomet n’a pas voulu entrer de peur de se voir refuser la porte de l’autre.

Est-ce à dire que les hyperboles arabes qui ont préparé à notre crédulité cette rude déception ne soient qu’un amas de faussetés ? En aucune façon. Le point de vue de l’Arabe est vrai pour lui, puisqu’il répond à sa mesure ; il est faux pour nous, si nous le jugeons avec la nôtre. Pour le marchand de Bagdad, le pèlerin de La Mecque, le chamelier du Nedjed, qui ont parcouru durant de longs mois l’affreuse solitude du désert, subi les privations et les souffrances, rêvé l’ombre d’un arbuste et imploré la volupté d’un verre d’eau, pour la moitié des Asiatiques, dont l’incurie a fait de la terre une marâtre hostile, l’apparition soudaine de cette grande ville, de cette luxuriante verdure, de l’eau surtout, de l’eau, cette nécessité première et cette préoccupation suprême de l’Oriental, distribuée ici avec une folle profusion, la réalisation du mirage dont le soleil les a leurrés tant de fois, semblent une vision de l’Éden et justifient l’enthousiasme. Pour des gens habitués au plus absolu dénûment, dont tout l’horizon de désirs se borne à la satisfaction facile des exigences les plus élémentaires, aux consolations spirituelles de la mosquée, aux raffinemens d’une vie passée à l’ombre, au bord de l’eau, entre une tasse de café noir et un narghilé, les bazars de Damas, abondamment fournis de viandes, d’armes, d’étoffes, de tabac, les tékés (couvens) de derviches et les cours des grande mosquées, les intérieurs voluptueux des maisons, représentent à peu de frais le dernier mot du bien-être. Comment en serait-il de même pour nous autres Européens, à qui une nature clémente, sollicitée par un labeur séculaire, a prodigué toutes ses richesses, et qu’une civilisation avancée a initiés à toutes ses délicatesses ? Chacune de nos grandes cités a une banlieue de jardins et de forêts et se mire dans une rivière que Damas pourrait envier, nos plus petites villes de province réunissent plus de ressources, de confort intelligent et d’élégance extérieure que la reine du désert. Comment ce qui est richesse, luxe et superflu pour l’Arabe ne nous paraîtrait-il pas misère et absence du nécessaire ? La majeure partie des Orientaux retarde de trois ou quatre siècles sur nous au cadran de l’humanité, et vit dans un horizon intellectuel et social sous beaucoup de rapports comparable à celui de nos aïeux du moyen âge. Quand nous lisons dans les vieilles chroniques les naïves admirations de nos pères pour des idées, des inventions, des œuvres ou des plaisirs qui n’éveillent aujourd’hui que notre sourire, nous tâchons de redevenir enfans pour les comprendre et voir comme eux ; faisons de même pour l’Arabe. Cette mise au point de vue est la préparation la plus indispensable à l’étude de l’Orient moderne, comme à celle de l’Orient antique, de l’Orient sacré.

Il ne faut pas chercher ici de monumens antiques. En dehors de quelques restes d’arcs de triomphe et de colonnades encastrés dans les maisons de la Rue droite, qui partage la ville dans l’axe de l’ancienne via recta avec la fidélité obstinée, instinctive, que l’Oriental garde aux rues et aux chemins où ont passé ses pères, il ne subsiste rien des splendeurs d’autrefois. Pourtant Damas n’est pas une parvenue ; elle a ses titres de noblesse dans la Genèse, et depuis lors l’histoire ne l’a jamais perdue de vue. Rabelais appelait Chinon « ville insigne, ville noble, ville antique, voire première du monde, selon le jugement et assertion des plus doctes massorets. » — Les « massorets » donneraient encore le pas à Damas ; mais, si la vieille capitale syrienne n’a rien retenu de son brillant passé, c’est qu’elle ne compte plus ses sacs, ses incendies et « es ruines. Le beau fruit de l’oasis a tenté tous les conquérans affamés du désert ; depuis le temps où les cheiks amorrhéens y poursuivaient Chodor-lahomor, Assyriens, Mèdes, Égyptiens, Romains, Sarrasins, Turcs, y ont assez promené leurs armes pour éviter à l’archéologue la peine de glaner après eux. Seuls les croisés n’ont pu en forcer les portes ; aussi Damas est-elle restée de ce chef l’une des villes saintes de l’islam.

Nous entrons dans la grande mosquée, où le ghiaour est aujourd’hui admis, sans trop de peine, sous la protection d’un cawas du consulat. On la prend généralement pour une ancienne basilique chrétienne ; cette opinion ne saurait subsister devant la comparaison avec les mosquées-types du Caire. Voici bien la cour en forme de carré long, entourée sur trois côtés d’un cloître à un rang d’arcades, et, sur le côté orienté, d’un vaisseau à trois nefs. Les colonnes, presque toutes de marbres précieux, à lourds chapiteaux byzantins qui supportent ces nefs, proviennent seules de l’ancienne basilique, vraisemblablement bâtie sur le même emplacement. Au centre des trois nefs, une coupole protège une fontaine. Une sorte de petite chapelle à grillages curieusement ouvragés, surmontée d’un dôme cannelé, renferme, selon les habitans de Damas, le tombeau de saint Jean-Baptiste. L’église chrétienne était en effet dédiée au précurseur. Dans l’immense parvis, nous remarquons, sur un édicule en forme de baptistère, et sur le mur même de la mosquée, des mosaïques fort anciennes et bien conservées. On en voit également à la mosquée de Malek-Daher. Les minarets des quatre angles, indépendans de l’œuvre principale, sont originaux, sobrement décorés de rosaces déliées, d’arabesques, de stalactites et de culs-de-four. Le tout est bâti par assises alternées de pierres blanches et noires, comme la cathédrale de San-Lorenzo à Gênes. Il me souvient à ce propos d’une merveilleuse chapelle, morceau de marbre orfèvre par le Sansovino, dédiée à saint Jean, dont les reliques auraient été apportées de Palestine à Gênes, et placée dans le vieux vaisseau gothique comme celle de Damas dans la mosquée. N’y a-t-il pas dans ces analogies la trace d’un souvenir immédiat, rapporté par quelque croisé de la ville des califes à celle des doges ? Il y a encore à San-Lorenzo, perdu dans l’ombre et la solitude du chœur, où j’ai confondu parfois le soir sa vivante et fervente figure avec les femmes en prière qui l’entouraient, un vieux moine de pierre, agenouillé dans sa robe blanche sur la table de son tombeau ; je me rappelle avoir songé longtemps auprès de ce personnage mystérieux, qui me retenait comme s’il avait quelque chose à me dire ; n’était-ce pas un apôtre des Sarrasins qui me voulait faire à mon insu la première révélation de cet Orient où je devais être appelé à vivre un jour ?

Le grand attrait et la grande originalité de Damas, le seul côté de la ville qui puisse défier sans péril les caprices de l’imagination, ce sont les intérieurs de maisons. Extérieurement, je l’ai dit, toutes les habitations se ressemblent par une pauvreté égale. On y pénètre par quelque porte basse, par quelque couloir borgne et timide ; les gens de ce pays, les chrétiens et les juifs surtout, sont payés pour nourrir toutes les craintes et cacher leurs richesses sous une enveloppe misérable, comme dans nos ghettos du moyen âge. En franchissant le seuil, on ne sait jamais si l’on tombera dans une cabane ou dans un palais. Grâce à notre aimable guide, M. Robin, gérant de notre consulat, nous ne frappons qu’aux meilleures portes.

La disposition intérieure de ces habitations est à peu près la même partout : une cour rectangulaire, pavée de marbre, avec un bassin d’eau vive au milieu des orangers, des citronniers, des grenadiers, sortent des dalles précieuses, ombragent la vasque limpide et emplissent la cour du parfum de leurs fleurs et de l’éclat de leurs fruits. Tout autour règnent des galeries ou des appartemens de plain-pied ; sur un des côtés le sélamlik, salon de parade, parqueté, dallé de marbre, ou simplement tapissé de nattes, partagé en deux par un degré qui exhausse la moitié honorable de la pièce. Ici encore une fontaine alimentée souvent par un ou plusieurs jets d’eau. Le Barada, débité par mille conduits dans toute la ville, fournit abondamment aux maisons riches ce luxe suprême de l’Orient ; des contrats séculaires, qui constituent souvent la plus grande valeur de l’immeuble, assurent à chacun la part qui lui revient. Un divan circulaire, recouvert de soie brochée d’argent et d’or, des tabourets à incrustations de nacre meublent la pièce ; des niches revêtues de marbre, de marqueterie, de carreaux de faïence, supportent des porcelaines et de l’argenterie ; nous nous extasions surtout devait les boiseries et les plafonds, d’une grâce et d’un éclat incomparables, tantôt à poutrelles saillantes, peintes et dorées, tantôt à caissons évidés où les habiles menuisiers d’autrefois ont découpé dans le cèdre et le sycomore toute une végétation luxuriante de rosaces, d’arabesques, de fleurs, aux nuances sobres et éteintes, relevées par les tons d’or. La peinture et l’aquarelle pourraient seules rendre l’impression de ces plafonds damasquins, dignes de lutter, dans un genre plus léger et plus éclatant, avec les stalles de chœur et les bois sculptés de notre renaissance.

Dans ces grands appartemens, isolés par leurs cours du bruit de la rue, protégés contre l’été par leurs arbres, leurs fontaines, leurs pavés, tout est fraîcheur, silence et plaisir des yeux ; accroupi sur le divan, distrait, puis assoupi par le murmure perpétuel de l’eau dans la vasque, on laisse son imagination voguer à plein rêve dans les royaumes de la reine Mab, jusqu’au moment où l’on se sent envahi par le dieu oriental que tout implore ici, le kief, c’est-à-dire l’inaction parfaite, consciente et voluptueuse, de l’âme et du corps.

Les maîtres de ces palais nous reçoivent avec l’affabilité courtoise qu’on ne saurait refuser aux mœurs de l’Orient ; ils nous en font modestement les honneurs, comme à des amis attendus : sans nous importuner du flux de paroles dont un Européen se mettrait en frais pour accueillir ses hôtes, ils nous laissent contempler silencieusement leurs richesses, en dégustant le café, les confitures de roses, les sorbets et les narghilés que les serviteurs nous présentent, une main posée sur leur cœur.

Je dois ajouter maintenant, pour être véridique, que cet ensemble harmonieux et complet ne se retrouve plus à Damas que chez deux ou trois privilégiés. Presque partout, la morsure du temps, la ruine des familles, ont causé des dommages irréparables ; plus souvent encore leur fortune a porté le dernier coup à la vieille demeure par l’envahissement du meuble européen. Dans les constructions modernes, le plan traditionnel est respecté, mais tout est décadence lourde et bête. Devant l’insouciance des musulmans et la terreur des chrétiens, les Juifs enrichis sont les seuls à bâtir. Ils demandent à l’architecture les travestissemens les plus grotesques. Chez l’un d’eux, nous avons admiré une fontaine, portée sur des lions sculptés par un plâtrier italien, et des panneaux ornés de palmiers de marbre, au feuillage en relief, avec des serins empaillés posés entre les branches. C’est le dernier mot du goût israélite. Un autre fait peindre des médaillons par un badigeonneur de passage, et, nous prenant à témoin de ses sentimens français, il nous montre sur le mur, entre un railway et un steamboat,… la maison de M. Thiers ! Le bon Damasquin était à Paris pour son négoce à l’époque de la commune ; justement indigné de la destruction de l’hôtel du président, il l’a fait reproduire dans sa galerie.

La plus luxueuse de ces constructions récentes est la maison d’Ambhar, un Juif millionnaire, dont la fortune ressemble à une histoire des Mille et une Nuits. Parti, il y a quelque vingt ans, pour les Indes comme domestique, il en est revenu, nous dit-on, « avec son fez plein de diamans. » On sait que les Orientaux affectionnent pour leur épargne ce placement solide, mobile et facile à dissimuler. Rien n’a été oublié, excepté le goût, dans ce temple qu’il pourrait dédier, comme les anciens, à la Fortune lointaine. Un heureux hasard nous y fait pénétrer pendant une solennelle réunion de famille, un tableau saisissant, que Véronèse eût intitulé les Relevailles de l’accouchée. Tout, jusqu’à la prédominance des tons jaunes dans les toilettes des femmes, fait penser aux grandes toiles du maître. L’accouchée est assise sur son lit de parade, dans des flots de dentelle, magnifiquement ornée, peinte comme Judith allant séduire Holopherne. Des femmes, en costumes éclatans et criards, chargées de joyaux et de diadèmes, fardées, les sourcils rasés, entourent le chevet du lit. Les amis, les enfans juchés sur des patins de bois ou d’ivoire, perdus dans leurs grandes robes lilas, cerise, vert-pomme, sont réunis autour des tabourets de nacré, couverts cde raisins et de pistaches. Le maître se promène au milieu de tout ce monde en gombaz de soie jaune à ramages, noué par une ceinture de cachemire. Quelques-unes de ces Juives ont de grands yeux expressifs, avivés encore par le kohl ; mais le reste du visage est caché sous une triple couche de céruse et d’antimoine.

Cette scène de vie antique prise sur le fait, si colorée et si neuve pour nous, nous retient aussi longtemps que les bienséances le permettent. En sortant de chez Ambhar, nous passons devant un autre tableau, tout posé pour Rembrandt, celui-là. Dans une sorte de petite chapelle isolée, au fond d’une niche en bois curieusement peint et fouillé, merveilleusement éclairé par un rayon oblique dans une place d’ombre, un vieil Arabe, vêtu et coiffé de vert, dont la longue et opulente barbe blanche balaie la ceinture, est accroupi sur un volumineux Coran. Il penche et relève avec un balancement rhythmé son large front, orné d’énormes besicles, sur le texte sacré, dont il bourdonne à mi-voix les versets. C’est avec la palette et la brosse qu’il faudrait rendre ces motifs originaux, ces bonnes fortunes du regard, qu’on rencontre fréquemment ici et qui tiennent lieu de bien des satisfactions absentes.

Nous parcourons les bazars, dont une foule compacte monte et descend sans interruption les artères étroites. Pour nos yeux, faits au spectacle du pont de Galata, cette lanterne magique où passe et repasse tout l’Orient, le mouvement de Damas manque un peu de variété et d’imprévu. Sauf quelques Persans et quelques Juifs, c’est toujours le type arabe dans son immuabilité traditionnelle, petit et chétif sous le haillon de poil de chèvre du Bédouin, noble et majestueux sous l’abaye tissée d’or du cheik druse. Les marchands de Bagdad, les chameaux chargés de tapis, s’engouffrent sous la haute porte ogivale de ce beau khan Assad-Pacha, bâti au XVIIe siècle dans le plus pur goût moresque. Les chrétiens, grecs ou maronites, tiennent boutique d’étoffes européennes, hélas ! pour la plupart ; les musulmans vendent des conserves d’abricots, des sucreries renommées, des meubles en marqueterie, des harnais, des pelleteries, des armes.

Le soir, nous suivons la foule dans les cafés, où elle se presse pendant les nuits de ramazan. Ce sont de larges salles sous des voûtes écrasées, éclairées par les lampes fumeuses qui pendent aux nervures. Sur la terre battue, des nattes et des tabourets attendent les gens du commun, tandis que les délicats et les personnages en place se hissent sur une banquette circulaire qui règne à deux ou trois pieds du sol. Tous aspirent silencieusement le calioun, composé de deux tiges de roseau emmanchées à angle aigu dans un œuf de métal ou de bois noir, et l’arrosent d’innombrables tasses de café. Les amateurs de spectacle suivent les faits et gestes cyniques, commentés par des plaisanteries risquées, de plusieurs kara-glieuz installés aux angles de la salle ; les mélomanes écoutent un orchestre uniformément composé d’une darbouka, d’une espèce de rebec et d’une série de cordes tendues sur une table de bois, qui recommence éternellement l’unique mélopée arabe ; des chanteurs l’accompagnent avec ces gammes de tête dont les Orientaux ont le secret, et racontent sur le rhythme mélancolique les amours, les combats, les drames du désert.

Nous avons rendu visite à Abd-el-Kader. L’émir, strict observateur des prescriptions religieuses, se cloître durant tout le ramazan dans un village à quelques lieues de Damas. Il a bien voulu sortir pour nous de ses habitudes et venir nous recevoir dans la maison très simple et très modeste où nous le trouvons. Abd-el-Kader a une belle tête, grave et douce, mais susceptible de s’illuminer sous une impression religieuse ou belliqueuse. Grâce à ses cheveux, qu’il teint soigneusement, il paraît beaucoup plus jeune que son âge. Nous recevons de lui un accueil cordial : il s’informe avec empressement des affaires de France, de la politique européenne, et nous demande de nous intéresser à son fils, qui a obtenu l’aman après avoir été compromis dans la dernière insurrection. Abd-el-Kader jouit d’une autorité incontestée sur ses compatriotes algériens, fort nombreux en Syrie. Cet ascendant lui a permis de rendre, pendant les massacres de 1860, de tardifs, mais sérieux services. Aussitôt après les sanglantes journées, l’émir s’enferma durant deux mois dans la grande mosquée pour se purifier de la souillure contractée aux yeux des croyans en sauvant des têtes infidèles.

Il faut entendre avec quelle épouvante les survivans parlent de cette triste époque. Depuis lors il plane comme un nuage de terreur sur Damas. A de certains jours, sans raison apparente, un frisson d’épouvante court par la ville, chacun serre à la hâte ses hardes et ses objets précieux et se dispose à fuir à Beyrouth. Les chrétiens, nombreux et armés, ne songent même pas à se défendre, et se laisseraient, aujourd’hui comme alors, égorger sans résistance. Quelques Druses auraient raison de tout le faubourg.

Pourtant nulle population ne paraît plus tranquille et plus facile à conduire que celle-ci, quand un courant de fanatisme ne vient pas l’agiter dans ses couches profondes. Les actes de violence sont fort rares : c’est un étonnement perpétuel pour nous de voir le Cawas du consulat, qui nous précède suivant la coutume locale, écarter rudement à coups de courbache cette foule de musulmans armés pour la plupart, intolérans et prévenus contre l’Européen. Voit-on un étranger qui se promènerait sur nos boulevards en faisant cravacher les passans par un sergent ! Est-ce que le sentiment de la dignité humaine est moins développé chez eux que chez nous ? Pourtant sous bien d’autres rapports ils le portent à un degré inconnu aux classes inférieures de notre société ; seulement l’Oriental a le respect passif et absolu de l’autorité sous toutes ses formes : habitué à ne la voir exercer que par ceux qui peuvent l’appuyer sur la force, il n’en raisonne jamais la source et se courbe devant ses manifestations extérieures.

Tout ce peuple est administré, jugé et contenu par une douzaine de fonctionnaires turcs gravement occupés à fumer des cigarettes dans les salles du Konaq (hôtel du gouvernement). Les sentences s’exécutent, et l’impôt rentre. Ceci d’ailleurs cesse d’être toujours vrai en dehors de la banlieue de la ville. Les tribus du Hauran, les villages druses ne paient le vergui (impôt foncier) que quand ils y sont contraints, et le percepteur risque de faire maigre recette quand il n’est pas soutenu d’un bataillon. Il faut dire que dans ce dernier cas il se rattrape avec usure. La sécurité n’est pas mieux assurée à deux journées de Damas. Les Bédouins du grand désert poussent leurs razzias jusqu’aux portes. Ces jours-ci, deux de nos commensaux à l’hôtel, officiers italiens en mission de remonte, ont cherché à gagner le Hauran : . à quelques heures de la ville, ils ont été dévalisés de leurs chevaux et de leur argent. Dès que les troupes turques cessent de tenir la campagne, les nomades reviennent comme des sauterelles refoulées un instant. En vain a-t-on essayé de les apprivoiser à la charrue en leur livrant des concessions de terre : las de ce travail servile, ils fuient bientôt leur propriété, en poussant devant eux leurs troupeaux de la pointe de leurs lances. Fidèle à la vieille loi que Jéhovah lui a faite, Ismaël retourne « planter ses tentes hors de la région de ses frères ; sa main est contre tous et la main de tous est contre lui. »

Nous aussi, nous nous décidons à reprendre notre course vagabonde et à retourner à nos tentes. Quand on a vécu quelque temps de cette vie active et changeante, où chaque heure apporte son imprévu, chaque soir son logis et son horizon nouveau, il faut qu’une ville ait de bien singuliers attraits pour qu’on se plie sans révolte aux habitudes monotones de l’auberge. D’ailleurs le voyageur est un être inconstant ; à peine a-t-il touché le but souhaité que son imagination court devant lui sur le chemin qui reste à faire. Voici les plaines du Jourdain, les monts de Palestine, Jérusalem, qui nous appellent. Rien ne nous retient plus ici. Je comprends que dans ces frais vestibules pavés de marbre, à l’ombre des orangers, au bord de la vasque limpide où, comme dit le poète,

Les robinets d’airain chantent en s’égouttant,


dans ces asiles sacrés où tout est repos et silence, excepté le murmure assoupi de la source et le gloussement du narghilé, je comprends qu’on se laisse surprendre un instant par l’anéantissement voluptueux du Turc, le kief d’Hassan dans Namouna ; mais l’homme d’Occident, qui ne peut atteindre à ce haut degré de sagesse animale, secoue bientôt cette torpeur et se lève, poursuivi par la voix qui crie toujours aux fils de Japhet : « Agis et marche ! »


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜE.

  1. Gomme résineuse dont les Orientaux font un grand usage.
  2. Confitures que les Grecs des îles préparent avec des fleurs d’oranger, de citronnier et surtout de roses.