Journées de voyage en Syrie/02
Banias, 27 novembre 1872,
« Et voici que maintenant, enchaîné par l’Esprit, je vais à Jérusalem ; ce qui doit m’y arriver, je l’ignore, » dit quelque part l’auteur des Actes. Nous aussi, cédant aux sollicitations secrètes de ce nom magique, nous remontons à cheval, par un heureux et lumineux matin, pour gagner à travers le long faubourg de Damas la porte du Pèlerinage, la Bawâbet-Allah. C’est de là que part en grande pompe, à l’ouverture du ramazan, la caravane de La Mecque. Nous sommes arrivés trop tard pour assister à cet épisode caractéristique de la vie musulmane : j’en ai été témoin en d’autres lieux, à Brousse, au Caire, à Constantinople, où il est l’occasion de cérémonies intéressantes. Le chameau sacré qui doit porter les présens du sultan au tombeau du prophète est introduit magnifiquement caparaçonné dans la cour du palais impérial. Sa hautesse remet elle-même aux ulémas, entre autres dons, un tapis de grand prix destiné au sanctuaire de la Caaba ; les pèlerins rapportent en échange celui de l’année précédente, et la précieuse relique est donnée à quelque mosquée en renom. Des derviches vêtus de costumes bizarres et éclatans accompagnent le chameau en chantant, en dansant, en agitant des bannières et des armes anciennes. En Égypte, j’ai vu suivant le vieil usage le cheik de la caravane passer à cheval sur les corps des croyans prosternés en travers de sa route, et, sans me charger d’expliquer le fait, je puis attester que les dévots se relevaient joyeux et intacts après cette périlleuse mortification. La foule s’ébranle derrière ses guides : ce n’est encore que le noyau de la pieuse armée qui parcourt l’Asie, grossissant de ville en ville, et arrive à Damas forte de plusieurs milliers d’hommes, de femmes, d’enfans ; de là elle s’enfonce dans le désert, où bien des ossemens blanchis marquent la route traditionnelle. De ces pèlerins fatalistes, qui partent comme des oiseaux émigrans, sans bagages, sans vivres assurés, livrés à l’initiative individuelle, plus d’un ne verra jamais le but du saint voyage. Ainsi faisaient d’ailleurs les compagnons de Pierre l’Ermite, ainsi font encore les chrétiens indigènes qui se réunissent à cette même porte, au temps de Pâque, pour s’acheminer vers le Saint-Sépulcre. Agités par l’Esprit dont parle l’apôtre, ces courans humains se précipitent dans des directions différentes, obéissant à la même impulsion. — Un de nos amis, se rendant à Jérusalem, il y a quelques années, par le Jaulân et le Pont des Enfans de Jacob, rencontra une troupe de 50 à 60 pèlerins de la Haute-Syrie égarés dans les plaines transjordaniennes, sans cartes, sans armes, sans pain. Ces pauvres gens le supplièrent de leur servir de chef et de guide : touché de leur détresse, il abandonna bravement ses chevaux aux traînards épuisés pour marcher à pied à leur tête, les remit dans la bonne route, les aida à repousser les nomades, qui erraient déjà autour de cette maigre proie, et les conduisit sains et saufs au terme du pèlerinage. Telle est l’influence de l’énergie européenne sur ces natures molles et insouciantes, toutes de premier élan et d’imagination, que les Arabes fanatisés ne voulaient plus se séparer de leur sauveur et l’acclamaient pour leur émir.
Nous passons la porte consacrée en plus modeste équipage. Les chrétiens du faubourg, qui viennent puiser l’eau aux fontaines à grilles de fer ouvragé, nous jettent leurs souhaits de bon voyage jusqu’à la ville sainte. Le chemin serpente durant une heure entre les murs des jardins ; à la limite où ils expirent avec le dernier filet d’eau, il se perd brusquement dans une solitude morne et vague, ancien cimetière où des styles déjetés sortent tristement du sable : c’est le désert qui commence. Longtemps les minarets de Damas dressent leurs têtes curieuses au-dessus de la mer de verdure qui les entoure ; puis de légères ondulations de terrain ne nous laissent plus apercevoir que la chaîne bleuâtre du Djebel-Haurân. Les journées de marche sont monotones dans la plaine nue et aride. Ici, comme dans la vie de mer, l’esprit ennuyé donne aux moindres incidens des proportions démesurées et un intérêt tout relatif que comprendraient difficilement ceux qui n’ont pas essayé de cette rude préparation aux petites joies du hasard. La rencontre d’un chacal, d’une bande de gazelles, sont les gros événemens de l’étape. Nous mettons deux jours à contourner les âpres contre-forts du Djebel-esch-Cheik, le Vieillard des monts, nom que les Arabes donnent à l’Hermon. Pas d’horizon, pas un arbre, pas une âme ; la lande, puis un pavé de rocher où le soleil réverbéré flambe comme en plein été. Vers le soir du second jour, le paysage s’humanise et s’étend. Nous descendons par une rampe abrupte, entre des collines boisées de chênes-verts et de beaux oliviers, dans un petit village au pied d’un château gothique dont les ruines paraissent considérables ; c’est Banias, l’ancienne Césarée de Philippe, à qui les Arabes ont conservé son nom plus antique de Panéas, la ville du dieu Pan, adoré dans ce site pittoresque. Un torrent sort en bouillonnant d’une grotte béante à la base d’une gigantesque paroi de rocher, et se cache humblement sous les platanes et les lauriers ; c’est le Jourdain, appelé à de si illustres destinées. Le fleuve sacré se forme de trois sources, le Nahr-Hasbeya, qui descend du village de ce nom, au nord de l’Hermon, le Nahr-Leddan, petit affluent, qui se joint bientôt au Nahr-Hasbani, sorti de la caverne dont je viens de parler ; mais quelle est l’étymologie de ce nom de Jourdain ? Le cas n’embarrassait guère le bon Joinville, arrivant comme nous « un soir à l’anuitier devant la cité que en appelé Bélinas, et l’appelé l’Escriture ancienne Cézaire Phelippe. En celle cité sourt une fonteinne que l’en appelé Jour, et emmi les plainnes qui sont devant la cité sourt une autre très bele fonteinne qui est appelée Dan. Or est ainsi que quant ces deux ruz de ces deux fonteinnes viennent ensemble, ce appelé l’en le fleuve de Jourdain, là où Dieu fu bauptizié. » — Les eaux se fraient un passage à travers des amas de décombres antiques, des substructions, des colonnes, des cippes et des stèles dédiés au dieu Pan, à ces forces mystérieuses de la nature qui se révélaient aux anciens, ici comme dans le Liban, par ces sources jaillissant d’une muraille de rocher. Le torrent chrétien culbute tout ce vieux monde païen, disparaît profondément sous un admirable fouillis de végétation où l’on entend à peine gronder ses eaux, s’attarde obscurément dans les marécages, où il s’augmente des sources perdues, s’égare un instant dans les lacs, et en ressort grand fleuve sous le ciel : image sensible du culte baptisé dans ses flots.
Nous le traversons sur une chaussée métamorphosée en aqueduc par l’eau accumulée entre les pierres disjointes : nous avons franchi un peu avant un pont antique et les fossés de la citadelle, dont il ne reste que des substructions de beaux blocs taillés en bossage ; les Romains, ces maçons acharnés, ont passé par là. Durant cette impulsion éphémère de luxe et d’élégance italique qu’Hérode et ses fils imprimèrent à l’immobile Judée, Philippe, tétrarque d’Iturée, bâtit à Césarée des temples, des théâtres et des cirques, à l’heure où tout cela allait mourir ; mais que sont ici les souvenirs classiques ? Cette terre est la première pour nous où se soient posés les pieds de celui qui venait annoncer la bonne nouvelle ; voilà à quoi nous songeons, tout émus, sous notre tente, en écoutant les chacals aboyer lugubrement dans la montagne.
Je suis sorti un instant pour inspecter notre campement ; il présente ce soir un tableau bien pittoresque. Les tentes ont été dressées sur un tertre au bord du torrent, sous de hauts et sombres oliviers ; les deux grandes formes blanches se détachent fantastiquement dans l’ombre. Quand une lumière s’éveille dans l’une d’elles, une lueur pâle filtre doucement à travers la cloison et fait penser aux beaux vers d’Alfred de Vigny :
- L’œuf d’autruche allumé veille paisiblement,
- Des voyageurs voilés intérieure étoile,
- Et jette longuement deux ombres sur la toile.
Dans les premiers arbres, des silhouettes noires et immobiles s’appuient sur de longs fusils : ce sont des sentinelles druses que le cheik nous a envoyées pour veiller cette nuit ; la contrée commence à être moins sûre, les Bédouins pillards sont à craindre. Une clairière au centre des oliviers laisse voir le ciel constellé de clartés : c’est novembre, le mois des étoiles filantes ; sous ces climats ardens, des myriades de bolides se croisent sans interruption dans l’espace et font ruisseler sur nous une pluie d’étincelles d’or qui s’éteignent à l’aube comme les lumières d’un temple après la fête.
Ce matin, avant de quitter Banias, nous avons fait l’ascension du château qui domine le village et que les Arabes appellent Kalat-es-Sobaïbeh. Bâtie, ruinée, rebâtie et augmentée tour à tour par les templiers et les Sarrasins, la citadelle de Banias est peut-être une des plus fortes, des mieux conservées et des plus intéressantes de toutes celles dont les croisades avaient couronné les montagnes de Palestine. Il faut une heure et demie pour gravir des pieds et des mains le rude sentier qui mène au nid d’aigle abandonné. Plus d’une fois nous hésitons à la peine, et nous nous prenons à rougir de notre mollesse en pensant que les croisés, des hommes de langue franque et de cœur chrétien, ont enlevé d’assaut à plusieurs reprises ces escarpemens. J’ai relu hier soir dans Joinville le récit de l’expédition que saint Louis y envoya de Tyr. La vue des lieux prête une singulière éloquence et une parfaite clarté à la narration du vaillant sénéchal. Plus heureux que les gens d’armes du comte d’Eu, nous gagnons sans encombre les murailles du château, où les chacals tiennent seuls garnison, et nous pénétrons dans l’enceinte par la poterne d’une des tours. L’eau croupit encore dans les vastes citernes abandonnées qui alimentaient la place ; les figuiers et les pariétaires s’accrochent aux escaliers disjoints, grimpent sur les plates-formes des tours et regardent curieusement par les créneaux.
Nous nous asseyons sur le pan de mur le plus élevé, où un admirable panorama nous récompense de nos peines. A nos pieds, très profondément, le Nahr-Banias jaillit du rocher ; le fleuve chaste et sacré s’échappe de la grotte dédiée à Pan, où se célébraient les mystères naturalistes du dieu païen, comme en témoignent encore les inscriptions grecques des niches creusées dans le porche. Le torrent, blotti quelque temps sous les roseaux et les sycomores, serpente dans la vallée, qui s’élargit bientôt et forme les marais de l’Ard-el-Huleh. La vaste plaine nue s’étend jusqu’au lac de Huleh, — les eaux de Mérôm de la Bible, — qui la limite à l’horizon. En face de nous, elle se relève au pied d’une chaîne de hautes montagnes qui court vers Saphed : ce sont les monts de Nephtalim, portant Kédès, la ville lévitique. Par-delà le lac et ses collines, voici des vapeurs bleues qui montent de la mer de Génésareth, et ces sommets à peine visibles au dernier plan, ce sont déjà les montagnes de Judée. La terre promise se déroule pour la première fois sous nos yeux dans toute sa majesté.
Saphed, Tibériade, 1er décembre.
Il ne faut pas moins d’une journée pour traverser les maremmes de Huleh et atteindre le lac. En sortant de Banias, on contourne la Colline du Juge, Tell-el-Kadi, petit tertre naturel, mais d’aspect bizarre et artificiel, où s’élève Dan, la vieille Laesch sidonienne. Le fleuve est encaissé dans une coulée basaltique, toute feuillue de platanes et de lauriers-roses encore en fleurs, qui me rappelle vivement les potamî de la Grèce : il n’y a que de l’eau en plus. On le quitte bientôt pour se rapprocher des montagnes, au pied desquelles on marche pendant plusieurs heures, laissant à gauche les marécages de la plaine. Une erreur de route serait fatale ici ; on disparaîtrait vite dans la tourbe humide. L’aspect tout nouveau, le caractère de grandeur primitive du paysage, nous reportent aux âges bibliques. On songe involontairement aux scènes patriarcales des premiers jours du monde. Parmi d’immenses champs de cannes et de roseaux, de nombreux troupeaux paissent en liberté ; les buffles, paresseusement vautrés dans la vase, roulent ces gros yeux blancs qui éclairent si singulièrement leurs mufles noirâtres ; les chameaux lèvent leurs grandes têtes dodelinantes entre les herbes. Des milliers d’oiseaux d’eau de toute espèce volent au-dessus d’eux. Çà et là, l’homme apparaît, sauvage et primitif lui-même au-delà de toute expression. Ce sont des Bédouins pasteurs, les premiers que nous ayons rencontrés. Les uns, gardant solitairement leurs troupeaux, se dressent dans les roseaux, appuyés sur leurs longues lances, drapés dans une couverture blanche, immobiles et contemplatifs comme de maigres statues de bronze. Ainsi j’ai vu parfois la silhouette d’un uhlan surgir des taillis des Ardennes. Les autres sont assis ou couchés à l’ombre rare de quelques arbustes ; silencieux et farouches, ils nous regardent passer sans donner un signe d’étonnement, bien que cette route soit en dehors de l’itinéraire habituel des voyageurs et que l’Européen y soit encore une rareté. Des yeux de feu, des dents blanches comme l’ivoire, animent seuls ces figures hâves, amaigries par les privations, tannées par le soleil, contractées par les fièvres paludéennes. Ce sont surtout des Turcomans qui parcourent l’Ard-el-Huleh ; leurs misérables tentes, faites de nattes de jonc ou de peaux de chèvres noires tendues sur un pieu, forment de loin en loin dans le marais des hameaux ambulans. On dirait à peine des demeures humaines, si le feu, attribut de l’homme le plus déshérité, ne flambait devant les portes. Quelques-uns cependant poussent une grossière charrue d’une main inexpérimentée ; mais la plupart veillent, oisifs, sur les bestiaux disséminés dans la plaine, jouant avec leurs fusils ou leurs lances et regardant le ciel comme les pâtres de l’antique Chaldée. Ils n’ont pas fait un pas en six mille ans, vivent comme ces premiers. hommes, meurent comme eux… et comme nous, me dira-t-on. Que faut-il de plus après tout pour en arriver à ce même dénoûment ?
Nous campons à Aïn-Mellâah, au bord d’une large source, où une de ces tribus de Turcomans entrave ses chevaux devant les tentes de nattes, médiocres voisins qui nous forcent à faire bonne garde la nuit. De là, une heureuse inspiration nous pousse à nous détourner vers l’ouest, au lieu de descendre le fleuve jusqu’au lac de Tibériade, et à gravir les montagnes pour aller coucher à Saphed ; la curieuse petite ville est ignorée des voyageurs, aucun ne devrait pourtant l’omettre dans son itinéraire. — Dans le triangle renversé formé par les sommets de deux collines, Saphed surgit tout à coup, fraîche oasis d’oliviers, de figuiers et de vignes, abritant les terrasses de maisons de coquette apparence, le tout enjambant trois monticules et les ravines qui les séparent, et couronné par les ruines d’un vieux château-fort. Ce tableau tout fait est majestueusement encadré par les montagnes que nous découvrons derrière au même instant ; les lignes des crêtes se coupent et se mêlent comme les hachures mal tracées d’un croquis, en se dégradant a chaque plan par nuances bleues toujours plus douces, depuis l’indigo sombre du Thabor, plus proche de nous, jusqu’à l’azur douteux des dernières montagnes de Samarie. Tout nous est nouveau et surprenant à mesure que nous pénétrons dans la riante petite ville ; elle sent, dirait-on, qu’elle doit se faire pardonner son origine obscure (la Bible n’en parle pas) par sa grâce actuelle. Nous arrêtons nos chevaux à une fontaine en pierres blanches, sous de beaux oliviers, en dehors des portes : de jeunes Juives d’une admirable pureté de type viennent y puiser l’eau à la chute du jour, soutenant de leurs bras repliés leurs grandes amphores posées sur la tête, drapées dans leurs voiles antiques, dans l’attitude classique et sculpturale des canéphores. C’est la Bible apparue toute vivante et éloquente : les mœurs primitives qu’elle raconte n’ont pas changé ; c’est encore à la fontaine qu’on accueille les étrangers, que se racontent les nouvelles et que se font les mariages comme au temps de Rébecca et d’Eliézer.
Nous nous engageons en suivant le petit ravin dans la ville ; nous arrivons sur la grand’place, où viennent se joindre, descendant au flanc des trois monticules, les trois quartiers des musulmans, des Juifs et des Algériens. Une tribu est venue s’établir ici de notre colonie d’Afrique, il y a quelque douze ans, à la suite d’une insurrection. Nos tentes sont dressées là ; par une coupure qui s’infléchit au sud, une large échappée de vue nous permet d’apercevoir un coin de la mer de Génésareth. Le beau lac révéré dort tranquille entre ses bords escarpés, dans une vasque de rochers aux tons d’or bruni ; la nappe bleue enchante le regard, qui finit par s’altérer d’eau comme la gorge dans ces montagnes brûlées de Palestine. Comment faire comprendre à ceux qui n’ont jamais quitté nos pays, gâtés par la verdure, le charme et la bénédiction de l’eau en Orient ? — Assis devant la tente, nous suivons avec un vif intérêt le mouvement de la place, très considérable pour un petit bourg arabe perdu dans ces déserts, et très varié par le mélange de la population. Les Juifs, bizarres et malpropres dans leurs souquenilles européennes, croisent humblement le Bédouin, aussi misérable et aussi sale, mais qui du moins marche fièrement, la tête haute. Les cheiks algériens, les soldats du mutésellim turc, passent au galop sur de beaux chevaux, — et toujours la procession des canéphores aux voiles blancs, qui vont des fontaines aux maisons. Devant les portes, dans de petits fours coniques en terre battue, de un à deux pieds de haut, les ménagères font cuire sous la cendre la galette plate, sans levain, de farine d’orge. C’est le pain rudimentaire qu’on mange ici depuis les patriarches. Abraham recevant les anges disait à Sarah : « Fais cuire des galettes sous la cendre. » Chaque maison est coquettement blottie sous un olivier ou un caroubier planté à l’angle de la terrasse. Elle nous restera comme une des plus agréables surprises de nos voyages, l’apparition de cette ville gracieuse, que le poète du Cantique eût comparée à un chevreau gambadant sur toutes ses collines et dans tous ses ravins.
Nous venons de visiter le quartier juif, où notre curiosité a été éveillée au plus haut degré. Les fils d’Israël accourent se fixer ici en grand nombre pour y attendre le Messie, qui, d’après la tradition talmudique, naîtra à Tibériade et montera établir son trône à Saphed. Ils y sont couverts par la protection de l’Angleterre et dépendent directement du consul britannique à Jérusalem. — Rarement assemblage d’hommes m’a plus frappé. — Imaginez, des deux côtés d’une longue ruelle, des bouges fétides, hantés par mille menus commerces, dans chacun desquels se tient un vieillard digne de poser pour Rembrandt ou une sorcière du sabbat, sans compter les enfans aux longues boucles pendantes ; car ce sont là des Juifs du nord de l’Europe, venus un peu de toutes parts, mais surtout de Pologne, de Russie, de Valachie, et qui ont gardé l’étrange et sordide costume que chacun connaît : lévite noire, graisseuse et rapiécée, chapeau conique, casquette de mougik ou, coiffure bien paradoxale sous ce soleil de plomb, l’immense bonnet de fourrure aux ailes débordant la tête. Quelques vieillards à longue barbe blanche ont encore une certaine majesté ; d’autres offrent les types les plus appropriés que puisse rêver un pinceau réaliste pour personnifier l’usure et la rapacité : le nez crochu, les deux boucles en tire-bouchons battant sur les tempes, le signe distinctif de la secte caraïte, les yeux rouges éraillés et clignotans, usés par les maladies mosaïques. Sur ces traits communs à tous, la vulgarité des basses classes européennes où ils ont vécu se marie à une expression de terreur constante, trop justifiée par la répulsion dont ils sont l’objet dans tout l’Orient. Rien ne peut rendre cet extérieur de malpropreté résignée et repoussante qui semble vouloir fléchir le mépris. Tacite les voyait déjà ainsi quand il s’étonnait de leurs « mœurs sordides, » Judœorum mos sordidus.
Presque tous parlent l’allemand. Ils répondent, avec la défiance inhérente à cette race persécutée, aux questions que nous leur faisons dans cette langue. Ils sont là, nous disent-ils, des Juifs de toutes les parties du monde, établis depuis dix, douze, quinze ans sur la terre de leurs pères, pour y mourir en paix. — Le lieu le plus curieux de ce curieux quartier est la synagogue. Je colle mon regard aux vitres huileuses et troubles, et je ne peux le détacher de ce tableau, bien propre à fasciner l’imagination d’un peintre. La salle, carrée et sombre, a pour tout meuble et ornement quelques lampes d’étain suspendues au plafond, des bancs et des pupitres de forme gothique ; sur un rayon, des tomes dépareillés de la Bible, du Talmud, de la Mischna. Devant les pupitres, quatre vieillards sont assis : je renonce à décrire ces figures pharisaïques, noyées dans leurs immenses barbes blanches et dans les ailes de bonnets de fourrure larges comme des parasols ; courbés sur le texte hébreu, ils épellent avec une modulation gutturale et un balancement de tête rhythmé les versets des prophètes qui leur promettent le rétablissement de Sion.
Ce spectacle est bien fait pour arrêter la méditation. Voilà donc ces hommes dont la vie n’est d’habitude qu’une course effrénée vers le lucre ; ils ont quitté des commerces florissans peut-être, dans des pays où ils étaient libres et protégés, pour venir dans cette pauvre bourgade sans trafic, sans argent, livrés aux insultes égales des chrétiens et des musulmans, qui les traitent avec plus de mépris que les chiens du bazar ; ils y endurent sans une plainte les outrages, la misère, les maladies du climat, pour avoir le droit de pleurer en secret dans le royaume de David, d’y attendre celui qu’ils espèrent, et, s’il ne vient pas, de laisser leur dépouille dans la terre d’Abraham. Race étrange et vraiment mystérieuse, ce peuple qui attend, qui se passe de génération en génération son indestructible espérance, comme le flambeau du poète latin ! Patiens, parce qu’ils durent depuis quatre mille ans, ces pauvres honnis sourient à on ne sait quelle lumière incertaine, qui recule sans cesse devant leurs yeux ; immobiles et préservés, ils ne se mêlent pas aux peuples qui passent et restent au milieu d’eux pour subir l’outrage de tous, comme ces oiseaux de nuit rencontrés de jour que poursuivent tous les oiseaux du ciel ; seulement les plus malheureux viennent mourir sous la botte du Turc, près des cercueils de leurs pères. Ému de compassion à la vue de tant de misère et de foi, on est tenté de crier à ces aveugles, qui interrogent les montagnes de Galilée leur demandant celui qui est venu il y a dix-huit siècles, les paroles de l’ange aux disciples : « Galiléens, qu’attendez-vous à regarder le ciel[2] ? » Nous sommes descendus de Saphed au bord du lac par une succession de plateaux sans intérêt. Vue d’en bas, la jolie ville pyramide sur la hauteur avec je ne sais quelle grâce altière et aérienne qui a conduit tout naturellement les rabbins de Tibériade à l’identifier avec la nouvelle Sion, la cité céleste promise par le voyant, qui brillera sur la montagne à la fin des jours. Sur les pentes que nous laissons à notre gauche, de nombreuses ouvertures, anciennes caves sépulcrales, trouent le rocher ; c’étaient les tombeaux déserts où habitaient les possédés de l’Évangile : aujourd’hui les bandes de pillards qui désolent la plaine s’y réfugient quand l’autorité turque, bien nominale dans ces contrées, tente une démonstration quelconque pour nettoyer le pays.
Nous rejoignons le lac au hameau d’El-Mejdel, l’ancienne Magdala, la patrie de Marie la Repentie : Nous côtoyons pendant une heure la grève caillouteuse, ’calme et triste entre ses falaises de rocher sans végétation ; au tournant d’un promontoire apparaît l’enceinte de murailles, flanquée de grosses tours, ponctuée par des minarets et des stipes de palmiers, où Cheik-Daher enferma au siècle dernier la petite ville de Tabarieh, corruption arabe du nom de Tibériade. C’était un terrible homme que ce Daher. Issu de la puissante tribu des Beni-Ziadneh, il s’était allié aux Druses de la montagne, et avait pris à sa solde des aventuriers de toute race, Égyptiens, Arnautes, Grecs renégats. A la tête de ces forces, il se tailla un petit royaume qui s’étendait d’Acre à Tibériade, et le maintint durant un demi-siècle, avec des alternatives diverses, contre les lieutenans de la Porte. A quatre-vingt-dix ans, il combattait encore à la tête des cavaliers druses. Enfin, traqué par les mameluks, abandonné et vendu aux Turcs par ses fils, ce roi Lear du désert tomba dans une embuscade de son rival, Djezzâr-Pacha : celui-ci, pour justifier le surnom de boucher qu’il avait mérité, trancha la tête du vieux rebelle et la fit saler pour l’envoyer à Constantinople. — Le tremblement de terre de 1837 n’a laissé debout à Tibériade que quelques masures où des Juifs attendent le Messie dans des cloaques peu faits pour l’attirer. Des chrétiens grecs et une douzaine de latins y ont une petite église desservie par un franciscain de la mission de Nazareth. Tout cela est bien peu de chose, et pourtant J’effet général de la ville et des murs, venant mourir dans les vagues, de cette belle mer de Génésareth, rayonnante de lumière, solitaire et silencieuse dans sa ceinture de montagnes, est ravissant.
Ce tiède bassin, ces vallées fertiles, abritées de toutes parts, maintenues par la masse d’eau à une température égale, devraient être le jardin de la Syrie. De beaux palmiers égaient par endroits les misérables rues de la bourgade, et nous voyons dans l’enclos du moine italien des bananiers chargés de fruits : le moindre effort serait ici récompensé par tous les trésors d’une terre impatiente de produire ; mais nul ne s’inquiète de le tenter. Dans la ville, aucune apparence de commerce, même le plus élémentaire, en dehors des denrées premières. C’est le caractère original et surprenant pour l’Européen de toutes les agglomérations de Palestine : chacun n’y est occupé que du développement de la vie religieuse sous la forme avec laquelle il la conçoit. Longtemps les Juifs ont eu ici une école, célèbre dans tout le moyen âge, qui avait succédé directement à l’autorité du sanhédrin après la ruine de Jérusalem : la synagogue de Tibériade était la Sorbonne du monde israélite, gardienne du dépôt des traditions, interprète officielle du Talmud : dans tous les ghettos d’Occident, on recevait avec respect les commentaires et les décrets émanés de ses docteurs illustres, Judas Hakkodech, Akiba et leurs successeurs. Les pauvres rabbins à calotte de fourrure que nous rencontrons n’ont conservé qu’un souvenir lointain de cette forte érudition, de cette dernière activité doctrinale du Vieux-Testament.
Nous allons visiter le padre qui garde la chapelle bâtie sur l’emplacement de la pêche miraculeuse, à ce qu’il affirme. Il nous raconte, à l’appui des récits évangéliques, que ce bassin, si calme d’apparence, est bouleversé durant la mauvaise saison par des tempêtes d’une violence incroyable. Le soir, le clapotis de la lame est encore assez fort pour bercer notre sommeil de sa voix sacrée, au fond de nos tentes dressées sur la grève, en dehors des murailles.
Deux barques exploitent seules aujourd’hui ce lac si poissonneux ; les successeurs de Pierre et d’André les poussent à l’eau demi-nus, comme c’était l’usage des pêcheurs d’après l’Évangile : prœcinxit se quia erat nudus. Nous en avons affrété une pour aller à la recherche de Capharnaüm. J’aurais voulu faire le tour entier du lac, qui mesure en chiffres ronds 20 kilomètres de long sur 10 de large ; mais il faudrait trois ou quatre jours pour en venir à bout avec les moyens nautiques désespérans dont nous sommes en possession. Nous nous abritons tant bien que mal à l’arrière de la lourde barque, sous un soleil de plomb, sans un souffle d’air pour soulever la voile : à l’avant, deux Arabes battent l’eau nonchalamment avec des rames informes, en rhythmant leurs mouvemens sur ce chant traînant et cadencé dont tous les Orientaux s’accompagnent dans les travaux pénibles : aujourd’hui encore le manœuvre syrien et le fellah d’Égypte soulèvent les pierres avec la même gamme plaintive qui encourageait les captifs de Babylone ou de Memphis bâtissant les tours et les pyramides. Nous mettons plusieurs mortelles heures pour remonter au nord jusqu’à l’endroit où le Jourdain tombe dans la mer de Galilée en tournant une large barre, formée par les atterrissemens de sable. De là nous rangeons la rive nord-ouest en revenant vers El-Mejdel. Les gens du pays montrent à Tell-Houm l’emplacement de Capharnaüm ; ainsi le veut la tradition. La critique ne se rend pas aussi facilement à cette attribution : pour les uns, la ville où habita Jésus-Christ devrait être placée un peu plus loin, à Aïn-Tabiga, — pour d’autres, plus loin encore, à Aïn-et-Tin ; Tell-Houm serait cette Chorozaïn contre laquelle le Sauveur lançait l’anathème. L’aspect uniforme des monticules qui circonscrivent au nord le bassin du lac et l’absence de données plus précises que les vagues indications des évangélistes rendent ces conjectures bien hasardeuses. Peu m’importe d’ailleurs, je l’avoue, l’identification de la demeure de Jésus avec telle ou telle colline qui n’en garde plus de trace ; ce qu’il faut se dire, c’est qu’il a foulé tous ces lieux, qu’il a prêché sur toutes ces montagnes la parole nouvelle, que toute cette vallée élue a été le sillon où ont germé ces semences de vie. Chacun de ces champs, de ces flots, de ces ravins, a inspiré une de ces populaires homélies où la doctrine de charité qui n’était encore qu’un thème de philosophie pharisienne, la consolation de quelques docteurs du sanhédrin comme Hillel, de quelques rêveurs esséniens, s’est faite pratique et accessible aux humbles, est devenue l’espoir et la récompense des sueurs secrètes du pauvre, de ses pleurs ignorés.
Si vraiment Tell-Houm est l’emplacement où s’éleva Capharnaüm, « la ville exaltée jusqu’au ciel, » quel contraste aujourd’hui ! Sur la grève déserte, parmi les roseaux, une douzaine de tentes noires, habitées par les Bédouins fellahins, rampent à demi enfouies sous le fumier des troupeaux. Ces nomades, les plus misérables que nous ayons vus, viennent nous contempler de la plage en nous assourdissant de l’éternel refrain de la mendicité orientale, bakchich, bakchich ! Les enfans sont nus comme la main, les femmes à peine vêtues de haillons innomés, les hommes assis autour d’une longue lance fichée en terre devant la tente du cheik ; tous portent les stigmates dégoûtans de la malpropreté, de la misère volontaire et de l’abrutissement. — Vœ tibi Chorozaïn !
Sur ces rives hantées par des pâtres et des bandits, une civilisation florissante a brillé un instant. Une couronne de cités riches et élégantes se mirait dans les flots de cette mer que sillonnaient leurs embarcations : Capharnaüm, Bethsaïda, Chorozaïn, Magdala, Tibérias, et, plus au sud, Gadara, Hippos, Tarichée, Emmaüs, renommée pour ses eaux sulfureuses où de beaux bains arabes s’élèvent encore sur l’emplacement des thermes d’Hérode, à deux portées de fusil de notre campement : villes de science et de plaisir, vivifiées par l’esprit juif, embellies par le goût romain. La féconde vallée livrait à la culture ses richesses tropicales, une population nombreuse l’habitait. C’était l’heure où la Galilée, séjour préféré des Hérodes, éclipsait presque la fortune de Jérusalem ; mais voici qu’un jour la malédiction irritée tombe sur cette Décapole, sourde à la parole de salut ; aussitôt la guerre civile et étrangère, la dévastation, le pillage, tous les fléaux se déchaînent sur elle, détruisant jusqu’au souvenir de ses splendeurs. La terre maudite refuse désormais de porter des cités et des fruits ; le silence et la solitude se sont faits pour les siècles sur la mer de Génésareth ; aucun bruit humain ne saurait plus les troubler, rien n’y viendra distraire la méditation du passant, hormis le grondement de la houle aux jours d’orage, demeuré comme un écho de l’anathème. — Vœ tibi Bethsaïda !
Nazareth, le Carmel, Esdrelon, 1er-5 décembre.
Nous disons adieu pour quelque temps au Jourdain, que nous retrouverons à son embouchure dans la Mer-Morte, et nous reprenons notre route à l’ouest pour gagner Nazareth, le Carmel et la mer. On s’élève par des plateaux superposés au-dessus du lac ; le dernier, celui de Kouroun-Hattin, est le champ de bataille où Saladin remporta sur l’armée chrétienne, commandée par Guy de Lusignan, en 1187, la victoire décisive qui mit entre ses mains Jérusalem et toute la Palestine. Peu après, d’El-Lubbieh, vieux khan en ruines et de fort grand air néanmoins, bâti au XVIe siècle pour abriter les marchands qui venaient d’Égypte à Damas, on gagne le pied du Thabor, qui surgit au-dessus de la plaine d’Esdrelon comme un gigantesque autel. Un chemin en lacets, pavé de grandes dalles qui trahissent le ciseau romain, conduit en une heure sur la plateforme, partagée entre les couvens des deux familles chrétiennes, grecque et latine. Du Thabor, en pressant le pas des chevaux à travers des ondulations de terrain boisées et presque riantes, comparées aux massifs de la Galilée septentrionale, on peut arriver le soir même à Nazareth. Les premières maisons apparaissent dans un pli de terrain, appendues au flanc de leur colline comme des grappes de saxifrage. Je remarque de nouveau ce curieux effet d’optique des villes arabes, dont les terrasses et les murs gris se confondent si bien avec la couleur naturelle du sol qu’on en approche souvent sans les voir. — Nazareth est cependant la bourgade la plus propre et la mieux bâtie que nous ayons rencontrée. Les établissemens religieux européens lui donnent une physionomie aisée et considérable.
Nous campons à l’entrée de la ville, sous les oliviers, près de la fontaine. Après la visite des sanctuaires consacrés par de pieuses croyances, c’est à cette fontaine en pierres sèches, où les femmes viennent puiser l’eau, que je vais m’asseoir de préférence. Ici, comme partout en Palestine, c’est dans la physionomie générale des lieux, dans les immuables coutumes locales qu’il faut rechercher les linéamens propres à reconstituer et à faire mieux comprendre le cadre du récit évangélique. Les sources ne changent pas de place, et avec elles les traditions ne risquent pas de s’égarer. Leur rareté, leur importance capitale dans les habitudes de l’Orient, en font les témoins naturels de tous les événemens marquans dans la vie de la cité.. Lisez la Bible d’un bout à l’autre : tous les établissemens primitifs, toutes les scènes patriarcales, viennent se grouper autour d’un puits ou d’une fontaine dont on suit parfois l’histoire à travers les siècles, et qui est aujourd’hui encore le rendez-vous du village arabe, le seul lien assez fort pour rattacher des agglomérations toujours éphémères en dehors de lui : le moindre filet d’eau est un patrimoine que se transmettent précieusement les races et les générations successives, et en même temps le seul dépositaire certain de leurs archives élémentaires. Ici, sans aucun doute, Marie venait chaque matin, une jarre gracieusement posée sur la tête, comme ces belles jeunes filles qui passent devant moi ; elle portait leur costume, la longue chemise blanche ouverte sur la poitrine, parlait une langue voisine de la leur et avait les traits de quelqu’une d’entre elles. Ainsi, à regarder le sol où elles sont nées, les touchantes histoires enseignées à notre enfance ressuscitent dans toute leur vigoureuse réalité.
Le lendemain de notre arrivée, nous sommes invités à un déjeuner arabe chez le cheik Abou-Ahmed-Safedi. Ce musulman a escorté M. de Saulcy dans ses voyages, et l’a sauvé un jour dans une attaque de Bédouins. Pour reconnaître ce service, le savant archéologue a fait obtenir à son protégé la croix de la Légion d’honneur ; aussi Abou-Ahmed affiche-t-il des sentimens très français, et se fait-il un devoir d’offrir sa cordiale hospitalité à tous ceux de nos compatriotes qui passent à Nazareth. Il nous sert le classique repas arabe : une multitude de petits plats, de hachis, de légumes, de pâtisseries surtout, se pressent sur une table basse autour d’un colossal pilaf, montagne de riz et de mouton bouilli ; assis sur ses talons, l’invité, tout en déchiquetant sa galette de seigle, plonge ses doigts à sa fantaisie tantôt dans l’un, tantôt dans l’autre des plats posés devant lui. Parfois le cheik pousse l’amabilité jusqu’à pétrir de sa main une boulette de riz, de viande et de sauce de la grosseur d’un œuf, qu’il vous introduit délicatement dans la bouche ; c’est la grande politesse orientale, qu’il serait du dernier goût de refuser. Bah ! on passe sur tout cela par amour de la couleur locale. Le vieil Arabe est accroupi tout le jour sur une natte, dans l’angle d’une salle nue où pendent ses armes ; il fume des cigarettes en faisant mijoter sur un brasero d’innombrables tasses de café relevé de cumin et d’herbes odoriférantes. Voilà sa vie. Les visites d’ailleurs se succèdent sans interruption, c’est-à-dire qu’un habitant de la ville ou un Bédouin du désert entre, salue le maître de la maison, s’accroupit, allume sa pipe ou sa cigarette, et sort après une demi-heure sans avoir prononcé plus de vingt paroles. Je ne peux m’empêcher d’admirer une fois de plus la décence et l’urbanité de ces réunions. Ces gens-là sont après tout des villageois de petite condition ; quelle différence dans la gravité de leur parole et la noblesse de leur attitude avec la turbulence et le sans-gêne de nos populations !
Les deux jours que nous avons passés à Nazareth coïncident avec les fêtes du baïram. Cette bonne fortune nous vaut un spectacle pittoresque ; dans l’après-midi, les jeunes gens de la ville se réunissent pour courir le djérid. Ce plaisir viril, d’où nous sont venus nos tournois au moyen âge, offre un bien autre intérêt que nos courses de chevaux. Le champ-clos est la place pierreuse et poussiéreuse, enceinte de haies de nopals, qui s’étend devant nos tentes. Les jouteurs, revêtus de leurs plus riches costumes, se divisent en deux camps et lancent les uns contre les autres, pour se défier, leurs montures aux flancs ensanglantés par le large et tranchant étrier de fer. Bientôt les cavaliers excités, penchés sur leurs bêtes affolées, se mêlent, se heurtent, cherchent à s’atteindre au moyen de lourds javelots de bois qui se croisent dans l’air, vont frapper dans le dos les fuyards, ou sont saisis au vol par les adroits combattans, aux applaudissemens bruyans de la galerie. Un nuage de poussière tourbillonne sous les sabots des chevaux et fait pailleter dans la verdure jaunâtre des figuiers de Barbarie les vestes brodées d’or, les mach’las rayés de noir et de blanc, les koufflehs éclatantes et les hautes bottes rouges des cours. Une grande affluence de spectateurs se presse autour du petit cirque et complète le tableau. Les femmes disparaissent sous de longs voiles blancs, retombant sur des jupes roses, violettes ; bon nombre d’enfans sont des pieds à la tête orange ou vert-pomme. Quand, au coucher du soleil, toute cette foule bigarrée s’écoule par le chemin trop étroit comme un fleuve qui a rompu ses digues, elle donne à l’œil ébloui la sensation d’une boîte à couleurs renversée dans l’atelier d’un peintre. Tout se disperse en quelques secondes ; les femmes attardées à la fontaine restent seules à l’entrée de la ville, se disputant avec force cris la source avare ; puis la nuit tombe, tout se tait, et nous n’apercevons plus, à travers le feuillage grêle et délicat des oliviers qui nous abritent, que les écharpes rouges oubliées par le crépuscule dans le ciel, par-dessus les collines qui restreignent le calme horizon de la petite vallée.
On sort de Nazareth par l’étroite crête de la montagne d’où les compatriotes de Jésus voulurent le précipiter ; des pentes boisées de chênes-verts, d’où l’on commence à voir la mer, conduisent dans les vallées latérales qui prolongent la plaine d’Esdrelon du côté du nord. Elles sont arrosées par le Kison, rivière respectable, pourvue d’eau, que nous passons à gué pour gagner le pied des montagnes du Carmel jusqu’à Caïpha, l’antique Sycaminum des Phéniciens. La ville est insignifiante et a l’aspect de tous les petits ports du Levant ; mais la végétation tropicale qui l’entoure nous charme par sa nouveauté. C’est le point de la côte où les palmiers commencent à se hasarder en nombre pour descendre en augmentant toujours jusqu’aux forêts de Gaza. Tout le long de la plage, les beaux arbres dressent leurs stipes élancés, sur lesquels le vent de mer fouette bruyamment les bouquets de palmes ; des figuiers, encore parés de leurs feuilles sous ce doux climat, des orangers, des nopals, se pressent à leurs pieds ; les pépinières de grenadiers qui mêlent leurs têtes jaunes aux blanches forêts d’oliviers donnent çà et là à la campagne l’apparence d’un échiquier d’or et d’argent. En face de Caïpha, de l’autre côté du golfe qui échancre profondément les terres, Saint-Jean-d’Acre sort de l’eau comme une tache brillante, tout rempli des souvenirs de l’héroïsme français, de saint Louis à Bonaparte.
C’est avec ce dernier boulevard de la chrétienté, abandonné par elle et investi par les mameluks de Malek-el-Aschraf, que s’effondra sans retour le royaume latin de Jérusalem le 18 mai 1291. On peut lire dans la relation, récemment publiée, de maître Thadée de Naples (Planctus pro civitate Acconensi), le récit des prouesses qui illustrèrent le dénoûment suprême de la lutte engagée depuis deux siècles entre les deux mondes d’Orient et d’Occident : la vaillance des templiers, le martyre héroïque du patriarche de Jérusalem, la sublime folie de ces deux cents prêtres qui marchèrent sans armes aux Sarrasins et se firent massacrer en chantant des cantiques. On surprend, dans les lamentations du chroniqueur contemporain, l’écho du cri d’effroi et de douleur qu’arrache au monde religieux cet irréparable désastre. Dévoûmens stériles ! la fièvre d’accès qui depuis deux siècles s’était emparée de l’Europe, la jetant à époques fixes sur les plages de Syrie, venait de s’éteindre ; durant deux cents ans, ce coin de terre-sainte avait fourni un aliment à toutes les ambitions, un idéal à toutes les gloires, un refuge à tous les quêteurs d’aventures, aux romanesques, aux désespérés, un lit à ce courant de vagues inquiétudes qui pousse les audacieux de chaque siècle dans une direction déterminée, répondant à un besoin commun de hasards et d’extraordinaire, et s’appelant tour à tour croisades, Nouveau-Monde, réforme, révolution. Les vaillans y venaient chercher de la gloire, les princes sans terre des principautés et des fiefs, les prélats des évêchés, les mystiques le martyre, les meurtris de la vie, les victimes de son éternel mensonge, moins bruyans, mais aussi nombreux peut-être alors qu’aujourd’hui, l’oubli et la mort. Enfin l’effort s’usa de lui-même : l’Europe, toute à sa laborieuse constitution intérieure, se désintéressa de la sainte entreprise, comme ces marchands pisans ou vénitiens auxquels maître Thadée reproche avec amertume d’abandonner la ville menacée, « plus soucieux du lucre et des biens terrestres que des célestes. » Quand le châtelain de Coucy, venu en Palestine pour mériter un nom glorieux, l’amour de sa dame et le paradis, se sentit blessé à mort sous ces murs de Saint-Jean-d’Acre, il recommanda que son cœur fût envoyé à Gabrielle de Vergy, dame de Fayel ; celle-ci reçut le message dans un festin offert par son nouvel amant. — comme le sire de Coucy, le génie des croisades, expirant sous les murs d’Acre, jeta vainement son cri d’agonie : il ne fut pas entendu d’un monde épris déjà d’une autre chimère.
Un chemin taillé en corniche au-dessus de la mer, dans la roche calcaire blanchâtre et friable dont sont formées toutes ces montagnes, nous conduit en une demi-heure sur la pointe du promontoire où est bâti le couvent du Carmel, gros cube de maçonnerie solide et ramassé sous le dôme de son église, aux façons de château-fort avec ses mâchicoulis saillans, ses petites fenêtres grillées de barreaux de fer. Les carmes déchaux qui l’habitent sont tous Italiens : le supérieur nous reçoit avec une cordialité parfaite et nous offre un gîte. — Le couvent est adossé aux dernières pentes du Carmel, sur un roc élevé de plusieurs centaines de pieds au-dessus de l’abîme. A droite, la vue s’étend sur le golfe, animé par les deux villes opposées de Caïpha et de Saint-Jean-d’Acre, sur les montagnes de Nazareth à Tyr ; à l’arrière-plan, les sommets chauves et dorés de l’Hermon et de l’Anti-Liban dominent la scène. — A nos pieds, devant nous, à notre gauche, la pleine mer.
Avec quelle majesté le soleil s’est couché sur ce site merveilleux ! Au moment où il descend dans les flots, tous les détails de ce panorama, villes, golfe, mer, cimes dénudées, se colorent de teintes roses et vermeilles ; puis, à l’instant précis où l’astre a disparu, pendant le court crépuscule de ces contrées, les hautes crêtes se noient dans un gris doux, tandis que les villes, les brèches calcaires de la montagne, les échancrures de la côte, reprennent pour quelques minutes leur valeur blanche sur le bleu cru de la nappe d’eau. Après l’heure rose, l’heure blanche. — La nuit se fait, solennelle et imposante, sur la montagne biblique. Dans le silence du cloître, le bruit des vagues monte jusqu’à nous. Entendu à ces hauteurs, il produit un effet singulier. C’est une basse continue, sourde et frémissante, comme la chute d’une cascade lointaine, comme le fracas de milliers de chars passant à distance. Le vent, qui ne cesse jamais de battre ces rochers, qu’il souffle de la terre ou du large, mêle sa note à celle des flots. L’air et les eaux parlent seuls là où les prophètes se sont tus : ces deux grandes voix de Dieu sont plus mystérieuses et plus vénérables encore que les oracles d’Elisée. Nous les écoutons longtemps dans une extase recueillie, appuyés aux grilles de la fenêtre, regardant devant nous cette sombre et sonore immensité ; l’infini vu à travers des barreaux de prison, n’est-ce pas l’acte de toute notre vie ?
Partis ce matin au petit jour du Carmel, nous avons marché jusqu’à la nuit pour traverser la longue et monotone plaine d’Esdrelon. Au printemps, nous dit-on, elle se couvre d’un tapis de verdure et retrouve sa grâce sous la parure des fleurs sauvages, les cyclamens, les lis, les jacinthes et les saponaires ; mais à cette époque, « la fleur du Carmel est desséchée, » rien ne vient distraire ou reposer l’œil dans cette vaste étendue de champs pelés aux teintes ocreuses, où se meurent les tiges roussâtres des chardons. Quelques Bédouins, agriculteurs ou pasteurs suivant la saison, cultivent la plaine par endroits et y font pousser un peu de sésame. La maigre récolte est portée à Caïpha par de longues files de chameaux ’, « animaux difformes, gibbeux et onérifères » au dire du bon frère Faber.
La rencontre de ces caravanes est aujourd’hui le seul incident de notre route. Je ne sais rien de gauche comme les silhouettes de ces grandes bêtes, vues de profil sur les lointains de l’horizon : on dirait les arches d’un pont ambulant. Ils se suivent sur une seule file, par troupes de quinze, vingt ou trente, séparés par des intervalles égaux, reliés les uns aux autres par une corde qui étreint leur mufle et agitant une clochette ; un petit âne les conduit, très important et très affairé. Le chameau de Syrie n’a pas la haute taille, les formes étoffées, le poil fourni, tirant sur le brun noir, de celui d’Asie-Mineure : il est généralement étriqué, pelé, calleux, d’un roux blanchâtre ; mais gardons-nous de le mépriser : c’est le philosophe des animaux. On le croit inepte, il n’est que résigné. Il a reconnu l’inutilité des révoltes ; soumis à sa dure condition, il dédaigne les emportemens stupides du cheval, l’entêtement stérile de l’âne. Il marche insouciamment, tirant sa grande langue, imprimant ses sabots dans le sable de la plaine ou les dalles friables de la montagne, reflétant dans son œil doux et contemplatif l’éternelle uniformité du désert. Il sait l’inanité des désespoirs et des colères contre la fatalité, qui est la plus forte ; il la porte avec patience et courage, économisant ainsi des coups et des fatigues de surcroît. Cette acceptation méprisante de la destinée contre laquelle on ne peut rien n’est-elle pas une leçon de philosophie pratique qu’il nous donne à tous ?
Le chemin serre de près la chaîne qui rattache le Carmel aux monts de Samarie, belles masses de rochers, bien découpées, séparées par des ravins profonds et sombres, revêtues de robustes forêts de chênes aux aspects alpestres : les aigles y planent en grand nombre, les ours et les sangliers habitent leurs retraites comme au temps d’Elie et d’Elisée. — Singulières figures, celles de ces farouches prophètes, habitans des sommets et des cavernes, d’où ils sortaient inopinément pour aller tancer au fond de leurs palais les rois prévaricateurs ! L’histoire ne nous offre rien de comparable à ce pouvoir de l’éloquence et de l’austérité, qui représentait seul, dans l’absolutisme de l’état hébreu, ce que nous appellerions aujourd’hui le contrôle. Luttant sans relâche pour le maintien de leur influence religieuse et politique contre les compétiteurs qui cherchaient à se substituer à eux, ils étaient sans pitié dans la victoire : le plus fort et le mieux écouté n’avait pas de cesse qu’il n’eût fait massacrer les prophètes rivaux. Aux grandes époques du prophétisme, comme sous Elie et son successeur, ils font et défont les rois, guident les armées, traitent avec l’étranger, jettent des victimes au peuple, ordonnent toutes choses dans l’état, sans jamais essayer, de détourner à leur profit l’apparence du pouvoir, dont ils ont la réalité ; puis leur tâche finie, ils disparaissent soudain, comme ils sont apparus, dans un antre de la montagne, où le peuple enthousiaste cherche vainement leur trace perdue. Une tradition affaiblie de leur audace semble être restée à ces derviches musulmans qui sortaient parfois de leurs tékés pour réprimander durement les plus redoutés vizirs et même les califes tout-puissans.
Nous dépassons le champ de bataille historique de Mageddo, où Israël fut écrasé par les masses égyptiennes jetées sur l’Asie par Néchao. La plaine se rétrécit : à notre gauche s’effacent successivement les sommets du Thabor, du Petit-Hermon, de Gelboë et de Galaad, où les jeunes Juives pleuraient la virginité de la fille de Jephté. Encore une vivante silhouette de Bédouin, cet aventurier que les hasards de la guerre firent juge en Israël. Fils naturel d’une courtisane, repoussé par ses frères de la maison paternelle, il avait été chercher fortune au bout de sa lance dans la Transjordanienne. Vaillant et audacieux, il réunit autour de lui un noyau de nomades et de bandits, viri inopes et latrocinantes, qui l’élurent pour chef. Une guerre ayant éclaté entre la tribu de Galaad et les Ammonites, ceux qui l’avaient chassé jadis vinrent le chercher pour son renom de bravoure et tentèrent de l’engager à leur solde. Le cheik posa ses conditions comme un condottiere milanais du XVIe siècle : il demanda le principat, se le fit décerner et l’affermit par la victoire. Imbu des superstitions étrangères au milieu desquelles s’était écoulée sa jeunesse, il se souvint un jour de bataille des sacrifices de Moloch, et fit un vœu contre nature qui lui coûta son unique enfant. Ainsi le chapitre des Juges, commencé comme une légende guerrière d’Antar, s’achève par la plus touchante des élégies.
Que d’autres noms fameux, que de souvenirs disparates se heurtent, dans cette plaine d’Esdrelon, comme ont fait les armées qui de tout temps l’ont choisie pour champ de bataille : Saül et David, Jézabel et Naboth, le pharaon de Mageddo, le Christ et ses disciples, Guy de Lusignan et Saladdin, enfin Junot, Kléber et Bonaparte ! Que de siècles, de bruit et de sang pour laisser tant de solitude et de silence dans ce vaste désert grisâtre ! A défaut de figures vivantes, ce sont ces figures mortes qui surgissent devant les yeux et viennent rompre l’ennui d’une pénible traite : neuf heures de cheval. Nous saluons avec joie nos tentes, qui nous attendent au village sans intérêt de Djénin. Elles sont dressées à l’entrée du cimetière et de loin se confondent avec les tombes, blanches comme elles sous leur enduit de chaux ; seulement les unes sont là pour une nuit de douze heures et les autres pour la nuit éternelle.
Naplouse, 8 décembre.
La plaine d’Esdrelon marque les limites de la Galilée ; de Djénin à Samarie, où une douzaine de cabanes en pierres sèches gardent seules le souvenir de la capitale d’Israël, nous cheminons dans des montagnes solitaires ; n’était les plantations d’oliviers, rien n’en viendrait sauver la nudité. Il n’est que la misère pour donner du prix aux pauvres choses : cet arbre au feuillage glauque et terne, qui ennuie et attriste dans nos pays accoutumés aux profusions de la verdure, devient ici, en l’absence d’autre végétation rivale, une gaîté et une parure inappréciables. Nous sommes en décembre, c’est le mois de la récolte ; des enfans aux trois quarts nus, perchés sur les branches, font pleuvoir les olives dans les couffes de paille que des femmes, droites et cambrées dans leurs chemises de cotonnade bleue, leur tendent avec des poses d’une noblesse incomparable. L’âme, qui vague en quête de pensées dans cet horizon vide, se reporte naturellement aux souvenirs du pays, aux scènes familières de la cueillette dans les champs aimés de la Provence ; elle se prend à rêver de trouver le soir à l’étape le calendau, la bûche de Noël, emplissant de sa flambée superbe l’âtre et la grande salle où le nougat affriolant attend les ramasseuses revenues des pressoirs.
Une descente nous conduit, par une brusque transition, dans la vallée étroite et ombreuse, toute plantée de beaux arbres et de vergers, égayée par les fraîches chansons d’un ruisseau qui aboutit à Naplouse, entre les contre-forts des monts Ebal et Garizim. Nous campons dans un jardin, sous un dais de vénérables oliviers, sans apercevoir la ville, située en contre-haut dans les arbres, à l’étranglement du col que forment en se rejoignant les pentes des deux montagnes.
Il y a quatre mille ans, un vieux pâtre de Mésopotamie, poussé par la parole de Jéhovah, est venu planter sa tente de peaux de chèvres au même endroit, à cette place peut-être où s’élèvent les nôtres. comme tout le reste, les lieux de campement sont fixés par une tradition immuable et fidèle en Orient. Aucune considération, aucune menace, ne pourraient empêcher nos moukres de dresser les tentes là où ils l’ont toujours fait, là où leurs pères leur ont appris à le faire. Chaque fois que nous avons voulu manifester notre préférence en faveur de tel ou tel site, ils nous ont toujours répondu d’un air étonné par cet argument sans réplique : « C’est l’endroit où l’on campe. » — Donc, ici ou près d’ici, sous les térébinthes de Sichem, dans le « Vallon illustre » (Gen., XII, 6), le patriarche, arrivant un soir comme nous, prit possession de la contrée de Chanaan, et entendit la promesse céleste qui l’assignait à sa postérité plus nombreuse que le sable de la mer. Quelle terre pourrait produire de semblables titres de noblesse ? comme on se sent débile et chétif en face de pareils abîmes de temps et de pareils souvenirs !
Avant d’entrer dans la ville, nous sommes montés sur le faîte du Garizim, couvert de curieuses ruines. M. de Saulcy, toujours porté aux attributions reculées et merveilleuses, a voulu y voir les restes du temple bâti par Sanaballète au retour de la captivité ; cette hypothèse semble bien hasardée.
Nous redescendons dans le col où s’abrite Naplouse, et nous entrons par une massive porte voûtée dans la ville, assez considérable pour la Palestine, d’environ 8,000 âmes. De grandes et hautes maisons à plusieurs étages se serrent les unes contre les autres et surplombent les deux ou trois principales rues ; les autres sont un dédale obscur et inextricable, disparaissant sous des voûtes sombres, surbaissées, voies souterraines d’aspect fort original. C’est en nous glissant dans ces couloirs ténébreux que nous arrivons à la synagogue samaritaine, la grande curiosité de Naplouse. Par elle-même, cette synagogue n’a rien de remarquable : c’est une salle assez petite, blanchie à la chaux, ornée de quatre ou cinq lampes de verre et de quelques tapis ; mais on y montre le fameux Penta-teuque samaritain, contemporain du schisme à en croire ses lecteurs. Ce patriarche des livres est un vénérable volume de parchemin, enroulé sur lui-même comme ceux des anciens, plié dans une précieuse étoffe de soie, enfermé dans une boîte de métal curieusement niellée, et couvert de caractères bizarres ; ils appartiennent à un des anciens alphabets qui ont tour à tour servi de signes à la langue hébraïque et au dialecte samaritain. En réalité, cette copie d’un texte antérieur à Jésus-Christ remonte aux premiers siècles de notre ère : peu de manuscrits pourraient produire de pareils quartiers.
A côté de la synagogue, dans une petite cave encombrée de livres, habite l’âme de ce lieu, le Quasimodo de ce temple, le pontife de la religion samaritaine. Ce beau vieillard, à opulente barbe blanche, vêtu d’une riche robe de soie jaune sous la lévite de fin que les fidèles endossent avant de prier, est accroupi sur un divan dans son antre, et psalmodie le livre saint ; il ferait un superbe pendant au vieux Turc que nous avons aperçu lisant le Coran dans une maison de Damas. Il faut venir en Orient pour retrouver de ces fantastiques Rembrandt en chair et en os. — Le grand-prêtre répond obligeamment aux questions que nous lui faisons sur sa secte par l’intermédiaire de notre drogman.
On sait que les Samaritains ou Couthéens, comme les appelaient les Juifs, sont descendus de ces colons babyloniens de Couth et de Sépharvaïm que Salmanazar envoya en Samarie pour repeupler le pays après la captivité d’Israël. Ils embrassèrent la loi mosaïque, tout en y mêlant pendant longtemps le culte de leurs dieux nationaux. Repoussés par les Juifs, lorsqu’ils voulurent s’unir à eux pour rebâtir le temple, ils élevèrent sur le mont Garizim un sanctuaire rival de celui de Sion et rejetèrent tous les livres canoniques à l’exception du Pentateuque. Cette secte, le plus frappant exemple de l’immobilité religieuse, s’est conservée jusqu’à nous telle qu’elle s’est constituée il y a deux mille cinq cents ans. Elle continue à célébrer la pâque sur la montagne sacrée. Le grand-rabbin nous apprend que le pontificat est héréditaire dans sa famille, issue, à l’en croire, du lévite Aaron. On se rappelle quelle a été de tout temps la haine des Juifs contre les Samaritains : l’Évangile en atteste la persistance. Les fidèles que nous voyons prier à la synagogue dans leurs tuniques blanches n’ont aucun des traits caractéristiques de l’immuable type hébreu. C’est un des faits les plus curieux de l’histoire religieuse, une des exceptions aux lois générales les plus dignes de méditation, que l’intrusion de cet élément étranger dans la famille mosaïque, si fermée et si exclusive. L’aversion des fils légitimes empêchait ces nouveau-venus de se fondre complètement dans le courant hébraïque. On devait s’attendre à voir le dogme s’altérer et se transformer entre leurs mains, suivant la pente de leur esprit national et de leurs croyances antérieures ; bien au contraire, ils l’isolent et l’immobilisent avec une fidélité plus jalouse que les gardiens attitrés eux-mêmes. Tandis que chez ces derniers le développement du prophétisme vient compléter l’institution mosaïque, les néophytes limitent toute révélation à la parole du fondateur ; pour ces étonnans esprits, l’horloge de l’humanité s’est arrêtée à l’heure du passage du Jourdain, tout le mouvement intellectuel depuis trois mille ans est non avenu. Auprès d’eux et à leur sens, le Juif immobile, figé dans sa doctrine et dans son espérance mortes, est un progressiste et un novateur. Notez qu’il ne s’agit pas ici d’un peuple, si petit qu’on le suppose, chez lequel un ensemble de traditions, d’exigences politiques et sociales, contribue à maintenir le faisceau des institutions religieuses, ni d’une immense fédération d’esprits de même famille, d’une franc-maçonnerie universelle, comme celle des Juifs modernes. La secte couthéenne est une épave : on compte tout au plus aujourd’hui cent cinquante Samaritains à Naplouse. Pourtant ce débris sans raison d’être apparente s’est maintenu réfractaire à toute assimilation avec les forces religieuses qui l’ont englobé, les Perses, qui lui apportaient les séductions d’un culte de famille, les Hébreux, les chrétiens, les musulmans ; ceux de nos petits-neveux qui, dans des temps éloignés, passeront ici avec des conceptions sans doute bien différentes des nôtres sur toutes les choses de la pensée, verront encore les mêmes fidèles, inclinés avec les mêmes pratiques sur le même livre aux caractères mystérieux. Pays d’incessantes surprises morales, où tout se plaît à renverser les systèmes laborieusement échafaudés par notre pauvre sagesse !
Un des cheiks nous mène chez lui, dans une petite chambre fort proprette située, suivant la coutume antique, sur la terrasse de la maison. Bien que les femmes de la tribu ne se montrent pas en public, il consent à nous présenter la sienne pour nous faire admirer la toilette traditionnelle et l’opulente coiffure d’amulettes et de sequins, pendans au bout des nattes tressées, dont les Samaritaines ont conservé l’usage. La jeune femme, peinte comme une idole et raide sous tous ses ornemens, rit de bon cœur de notre étonnement.
En quittant le quartier de cette secte bizarre, nous remarquons devant la mosquée de Naplouse un portail ogival d’ornementation romane ; le linteau et le tympan portent sur des colonnettes en spirale : c’est le seul reste de l’église des croisés. — A la sortie de la ville ainsi qu’à l’entrée, une foule lamentable et hideuse nous demande l’aumône en nous tendant des mains déformées : ce sont les lépreux. L’horrible maladie biblique s’est perpétuée à Naplouse, à Jérusalem, dans deux ou trois villes de Palestine. Comme dans l’ancienne loi, ces pauvres réprouvés errent à la porte des cités, parqués dans des huttes maudites et vivant de charités. Un d’entre eux, un vieillard blanchi et tout rongé par la terrible contagion, tient sur ses genoux une adorable petite fille de six à huit ans. On sait que la lèpre épargne l’enfant et ne se déclare chez lui qu’à son adolescence. C’est un tableau triste à pleurer quand on pense à ce que sera dans dix ans cette ravissante créature. Je remets à l’enfant une piécette d’argent ; ses grands yeux, que voilera bientôt une taie sanglante, brillent de plaisir ; elle court toute joyeuse au vieil aveugle et frappe dans ses mains en lui criant : Bakchich ! bakchich ! Et de sauter, et de sourire, ignorante et insouciante de l’affreux avenir qui pèse sur elle. Le vieillard, lui aussi, en reprenant sa fille dans ses bras étiques, retrouve un triste sourire sur sa face convulsée, où deux ulcères remplacent les yeux absens.
Nous sortons de Naplouse en nous dirigeant vers le sud, après nous être arrêtés à une demi-lieue de la ville, dans le champ et au puits de Jacob. C’est sur cette margelle de pierre que Jésus s’est assis un jour, à cette heure de midi, las comme nous de la chaleur et de la route, pour enseigner à la Samaritaine comment les races nouvelles devaient adorer en esprit et en vérité.
Jérusalem, Mâr-Saba, 11 décembre.
Il faut deux petites journées de Naplouse pour gagner Jérusalem à travers les montagnes de Judée. Plus on approche, plus la solitude se fait funèbre et lamentable ; il semble qu’une puissance intelligente veuille par de pareils spectacles préparer l’âme au recueillement et à la tristesse. Enfin notre guide nous montre un dernier col de la chaîne. « El-Quods, El-Quods, » nous dit-il. C’est le nom arabe de Jérusalem. Il me prend un frisson d’impatience et d’émotion. Je lance mon cheval à toute bride dans les pierres trébuchantes en fouillant des éperons les flancs de la pauvre bête ; pantelante et épuisée, elle vient s’arrêter d’elle-même sur la crête.
Au-dessous de moi, dans un entonnoir formé par les montagnes, un plateau inégal, mais régulièrement incliné du sud-ouest au nord-est, descend des hauteurs qui courent vers Jaffa jusqu’au fond du ravin de Cédron et se redresse brusquement par une colline, qui est le mont des Oliviers ; il va mourir au sud, dans la gorge d’Hinnom, qui coupe à angle droit celle du Cédron ou de Josaphat. Au-delà, le mont du Scandale se rattache aux élévations de terrain qui bornent l’horizon. Pas d’eau, pas de végétation, aucune trace de vie dans ces vallées poussiéreuses et consternées ; seul, le mont des Oliviers arrête le regard par quelques traces de verdure pâle et sobre, comme il convient à un cimetière. Dans le triangle compris entre les deux ravins, sur les pentes abruptes et les petits monticules du plateau, une ville assombrie, terne et singulière, relevée par quelques dômes noirs, apparaît distinctement dans son enceinte de hautes murailles. L’œil y discerne tout d’abord une large coupole, isolée au milieu d’une plate-forme vide, surplombant le ravin de l’est ; c’est la mosquée d’Omar, l’ancien temple, sur le Moriah. Plus haut, deux dômes inégaux tranchent sur l’uniformité des toits en terrasse : c’est le Saint-Sépulcre. A l’extrémité ouest, sur les hauteurs du mont Sion, la tour massive de David domine l’enceinte ; mais comment faire comprendre à qui ne l’a pas ressenti le caractère d’indicible tristesse qui relie tous ces détails comme la note dominante d’un tableau et saisit dès le premier regard ? Chaque pierre de ce paysage sue la tristesse : la ville et ses entours semblent étouffés sous un uniforme linceul gris. Aucun des bruits, des mouvemens, des signes de vie qui annoncent l’approche des centres habités ne s’en échappe ; on dirait un immense couvent, mieux encore une agglomération de tombeaux, plutôt qu’une réunion d’êtres vivans. On se la figure involontairement bâtie de ruines et de cendres cimentées avec des larmes, on pense à ces « cités dolentes » veuves d’espérance et de lumière, faites de vaines apparences et d’ombres silencieuses, que Dante a rencontrées dans le voyage infernal, à cette terre effrayante du rêve de Job, « terre obscure et couverte des vapeurs de la mort, terre de misères et de ténèbres, d’où l’ordre est banni, où habitent l’ombre de la mort, le chaos et la sempiternelle horreur. »
Notre petite troupe me rejoint et s’arrête, elle aussi, avec un même cri, comme les guerriers du Tasse :
- Gerasalemme unanimi salutano.
Nous descendons la colline et rejoignons à la porte de Damas les murailles, que nous contournons pour aller camper dans un champ contre la route de Jaffa. Je dois confesser ici, pour être véridique, que de rudes désillusions attendent le pèlerin dans ce faubourg. Sa tente est adossée au « Café du Jourdain, » où des Grecs jouent au billard et discutent bruyamment la politique locale. Il ne faut rien moins, pour lui faire oublier ce dur rappel au temps présent, que le passage des fidèles venus de tous les points cardinaux, des mougiks descendant de l’hospice russe et traînant au Saint-Sépulcre leurs grandes bottes rougies par les neiges, des lépreux se lamentant en chœur aux portes de la ville. — Cette nuit encore nous resterons sous nos tentes, et nous aurons le courage de retenir nos curiosités si fortement éveillées : nous voulons profiter du beau temps qui nous favorise, de notre caravane tout organisée, pour faire le petit voyage de la Mer-Morte, du Jourdain et de Jéricho. Nous avons traité avec le cheik de la tribu de Fellâhins, qui habite la vallée du Jourdain et s’arroge sur ce pays une suzeraineté que les voyageurs doivent reconnaître en s’adjoignant pour escorte, moyennant une modique rétribution, quelques-uns de ses cavaliers. Le cheik nous -donne son fils, un jeune homme aux traits fins et doux, mais inintelligents ; il parait fort épris d’un fusil Lefaucheux de pacotille que lui a donné sa dernière pratique, un principicule allemand. On peut se fier à ces Arabes : le marché passé avec eux est toujours aussi sacré (leur intérêt en est le meilleur garant) que leur autorité sur la tribu est incontestée. Sous leur conduite, nous nous acheminons vers Bethléem, distant d’une heure de Jérusalem, et où nous ne faisons que passer, comptant y revenir à loisir durant notre séjour dans cette ville.
La route qui conduit en une demi-journée du village de la Nativité au couvent grec de Mâr-Saba, où nous allons coucher, est d’une étrangeté lugubre qui annonce les approches de la terre et de la mer de malédiction. Elle court sur des montagnes de calcaire marneux, par des sentiers en corniche au flanc des précipices, et nous livre des échappées de vue plus étendues, à mesure que nous avançons, sur quelque coin du lac Asphaltite. De ce côté du bassin, le regard ne trouve devant lui jusqu’à l’horizon qu’une mer de sable pierreux figée dans quelque tempête terrestre, un chaos de montagnes sans ordre, sans plan, sans stratifications régulières, pyramides inégales épaulées au hasard les unes contre les autres. Ce paysage de vagues solidifiées donne la sensation invincible d’une formation en dehors des lois lentes et habituelles de groupement. Sur toute cette surface bouleversée, pas une place verte, pas un indice de vie végétale ou animale : le « passereau de la solitude » du psalmiste y mourrait faute d’un brin d’herbe à dévorer. Les arides collines de Judée que nous avons traversées jusqu’ici, avec leurs chardons, leurs broussailles et leurs rares oliviers, étaient des vergers en comparaison des déserts de Mâr-Saba et d’Engaddi. C’est la désolation à son dernier degré d’horreur et de majesté. Le soleil brûle ces mornes avec une telle violence, malgré la saison, que la lumière, cette seule joie des terres arides, y devient presqu’une souffrance. Ici l’on comprend toute la parole du psaume : solem fecit in potestatem diei, il a donné au soleil puissance sur le jour. Pour toute distraction, nous apercevons dans un ravin les tentes noires de la tribu de notre cheik, des Bédouins fellâhins, dignes habitans de ces sinistres domaines. De l’autre côté de la Mer-Morte, la ligne horizontale des montagnes transjordaniennes détache durement sur le ciel les arêtes rigoureusement nivelées de sa longue table. La chaîne se déroule comme un ruban sans fin sur le double fond bleu de l’eau et du ciel qu’elle coupe par le bas et par le haut de deux traits parallèles tirés au crayon noir ; rien ne ressemble à l’apparition, entre les deux calmes firmamens, de cette bande sombre, âpre, tourmentée, crispée par une main de colère, sillonnée de wadis et de fissures, se tordant désespérément entre les deux lignes inflexibles.
Au moment où ce singulier paysage acquiert toute son intensité d’horreur, les tours de Mâr-Saba surgissent dans une gorge au-dessous de nous. Comment rendre l’impression produite par l’apparition de l’étonnant monastère ? Dans le ravin profond et tari du Cédron, entre deux hautes tours, restes de quelque forteresse romaine, derrière d’épais remparts, protection nécessaire contre les nomades, s’étage et s’accroche au roc, dont il ne se distingue pas par sa couleur, tout un monde de constructions sans suite, chapelles, chambres, corridors, escaliers, où la bâtisse de pierre s’interrompt sans cesse pour faire place à des grottes, à des cavernes, et reprend pour les continuer. On monte, on descend mille fois dans ce labyrinthe inégal, à travers des jardinets suspendus, des cellules creusées dans le rocher, où les moines sont nichés à diverses hauteurs, comme un vol de pigeons, des chapelles consacrées à de saints ermites, magnifiquement ornées de dons précieux et de vieilles icônes byzantines. Pas d’autre végétation dans cette vaste enceinte et dans tout son horizon que le célèbre palmier de saint Saba et deux à trois plants de grenadiers venus à grand’peine dans quelques pouces de terre rapportée ; partout la pierre, jaune quand le soleil l’illumine, blanche quand il disparaît, comme à cette heure. Entre les deux poternes étroites, aux lourdes portes de fer, qui donnent accès après de longs pourparlers dans la forteresse monacale, une source vive jaillit de cette roche brûlée et alimente le couvent par un miracle dû à la prière du saint fondateur, suivant les caloyers. Nous nous accoudons sur la grande plate-forme pour embrasser l’ensemble. Devant nous, la montagne opposée, sauvage, déchirée, taillée à pic sur le lit toujours tari du Cédron, qui se creuse à plusieurs centaines de pieds en abîme ; derrière nous, des terrasses qui surplombent, sans que le regard puisse jamais rencontrer la dernière, jusqu’au sommet des tours. En levant les yeux, nous apercevons sur nos têtes, à chaque arête de rocher, des moines en prière, d’autres qui travaillent sur leurs portes ou donnent à manger à quelques oiseaux. On croit voir un de ces tableaux des vieux maîtres trécentistes qui rendent les scènes de la vie ascétique dans la Thébaïde. Les lieux et les mœurs se sont en effet conservés tels qu’ils étaient à cette époque florissante du monachisme, quand le fondateur vint installer ici son ordre, vers la fin du Ve siècle. Saint Saba était un vaillant docteur de l’église orientale, qui avait passé de longues années à combattre les monophysites et autres hérésiarques. Un jour, las de ces déboires qu’on amasse dans la lutte contre les hommes et contre les idées, il quitta la chaire, se fit ermite, et vint s’établir dans ce désert, entre la fontaine et le palmier surgis à sa prière, avec les lions qui vivaient familièrement près de lui. De nombreux disciples se groupèrent sur le tombeau du pieux solitaire, et leur ordre est resté vivace et vénéré jusqu’à nos jours, où il relève de l’évêque de Pétra.
S’il faut une rare trempe d’âme pour se cloîtrer au Carmel, qui n’est que grand et solennel, qu’est-ce donc de cette Thébaïde, qui réalise l’idéal de l’horreur dans la nature, du sépulcre anticipé ? Dire adieu pour toujours même aux arbres, à la verdure, à l’eau, aux innocens dons de Dieu, vivre dans ce creux de rocher au-dessus de l’abîme, dans sa désolation mystérieuse et son vide silencieux ! Le vertige vous prend rien que de penser à un aussi effrayant renoncement, à une pareille assimilation de l’homme à la pierre, désormais sa seule compagne et son unique spectacle. Cependant ces caloyers grecs ne sont que de braves créatures végétatives, rien moins que des ascètes : ils semblent fort dégénérés depuis leur fondateur, qui vivait dans ces grottes avec les lions, depuis leurs prédécesseurs du VIe siècle, qui périrent, lors de l’invasion de Khosroës, en défendant Mâr-Saba contre les Perses, et dont on nous montre dans une chapelle l’ossuaire, gardé par les portraits des vieux igoumènes et les grands saints d’argent relevé de l’iconostase.
Nous campons sur le plateau, derrière le couvent. Ce soir, la lune se lève entre les deux tours, sur les montagnes de la Mer-Maudite, et éclaire ces solitudes prophétiques de la triste lumière qui leur sied. Le son des cloches nocturnes descend par larges nappes traînantes dans les gorges voisines. Nos Bédouins se chauffent dans une carrière à un grand feu dont la flamme promène des reflets, fantastiques sur leurs abayes aux raies noires et blanches, sur leurs fronts et leurs membres d’acier bruni.
La Mer-Morte, le Jourdain, Jéricho, 13 décembre.
Nous avons quitté au jour naissant la gorge de Mâr-Saba et le ravin du Cédron, bien nommé par les Arabes Nakr-en-Nar, torrent de feu. Nous descendons du dernier plateau au bord du lac par le lit desséché d’un wadi où la verdure tente un suprême effort pour reparaître : des roseaux, des tamaris, des fougères en fleurs d’une variété charmante, aux frissonnantes aigrettes blanches et roses toutes pâles de sel, charment le regard déshabitué de ce luxe. Quelques perdrix rouges partent à tire-d’aile devant nous. Nous perdons ici un des nôtres, entraîné à leur poursuite. C’est un de ces pauvres chiens errans qui pullulent dans les villes arabes et s’attachent parfois aux caravanes, alléchés par la réjouissante odeur du fourneau. Celui-ci s’était associé à nos destins à Naplouse ; d’humeur aventureuse et d’esprit subtil, il avait sans doute longuement réfléchi sur les misères de son existence passée, comparées aux promesses éblouissantes de notre cantine, avant de prendre un de ces grands partis qui décident de toute une vie. Le matin de notre départ, il avait dit délibérément adieu à la rue natale, et depuis il suivait fidèlement ses maîtres d’adoption, payant nos soins chaque nuit par une garde vigilante. Nous l’avions baptisé du nom de Sichem en souvenir de la ville biblique, et nous tenions beaucoup à garder ce compagnon de hasard. Nous l’appelons en vain, égaré dans le wadi, le pauvre Sichem ne revient pas ; il sera certainement mort de soif près des flots empoisonnés.
A quelques toises du bord, la végétation disparaît. La sérénité du ciel d’airain qui nous éclaire depuis Beyrouth s’est démentie pour la première fois : de lourds nuages courent sur toute la vallée, chassés par un vent violent, et nous crachent au visage des rafales de pluie acre, pompée dans les vapeurs malsaines du lac. Une véritable tempête balaie le bassin, soulevant à grand’peine les flots pesans et glauques de l’étang de bitume, qui roulent les uns sur les autres une écume terreuse et rejettent à nos pieds les troncs d’arbres apportés par le Jourdain, calcinés et blanchis comme des squelettes végétaux. Derrière nous, une plage de sable, brillant d’une croûte salée et cristalline, court parallèlement au fleuve durant plusieurs kilomètres jusqu’au désert de Juda. Partout, dans la plaine et sur la montagne, le silence, l’absence de vie, la malédiction écrite sur ce coin de terre, je ne sais quoi de pesant, de lépreux, de formidable et d’unique. La Bible l’a bien nommée, la « Mer de la solitude. »
Nous ramassons sur la grève plusieurs de ces cailloux corrodés où le bitume incrusté dans la marne blanche forme de bizarres dessins. Le mauvais temps nous empêche de nous baigner : nous ne pouvons que goûter cette eau viciée pour en constater la saveur caustique et insupportable. L’écume sulfureuse verdît nos bottes et rouille nos armes ; sur la peau, elle laisse un enduit gluant qui ne se détache qu’à grand’peine.
Il ne saurait entrer dans le cadre de ces souvenirs, qui vont redisant à leur fantaisie des impressions personnelles, de reproduire ici toutes les observations tant de fois faites et bien faites sur le lac Asphaltite, les propriétés funestes de son eau, l’analyse des parties qui fa composent, la constitution géologique de ses rives. Je me hasarderai encore moins à discuter les nombreuses hypothèses, mises en avant pour expliquer scientifiquement le phénomène qui a fait de la vallée du Jourdain, peut-être riante et fertile au temps des patriarches, ce lac désolé.
Nous nous éloignons de ce théâtre extraordinaire des vengeances célestes pour aller retrouver au Jourdain des scènes plus douces. Le galop de nos chevaux nous porte en une heure, dans le sable aux efflorescences salines, jusqu’à un gué du fleuve, à quelques kilomètres en amont de son embouchure, où la tradition place le passage des Hébreux et le baptême de Jésus. Le Jourdain, qui serait une rivière de troisième grandeur chez nous, court dans une large tranchée sablonneuse, au milieu d’une oasis de roseaux, de joncs, de tamaris, de saules, de mimosas, d’arbustes aux feuilles élégantes et tendres dont le nom m’est inconnu. Il roule sur un lit peu profond une eau bourbeuse, attiédie et troublée dans les marais de Huleh et le lac de Tibériade, depuis la grotte de Banias où nous l’avons bue à sa source glacée. Il a subi la loi de toute haute destinée, ce ruisseau de Dan que nous avons vu naître là-bas, au pied de l’Hermon, inconnu et sauvage, puisant son eau vierge aux nappes mystérieuses de la montagne. Depuis il a traversé les mers et les campagnes, il s’est fait une histoire illustre et poétique et commande la vénération des hommes ; mais à ce ; prix le flot bleu qui reflétait les choses du ciel a perdu sa limpidité, il a ramassé dans sa gloire la vase et le limon. Cette boue jaunâtre et attristée, qu’il traîne à regret au gouffre où elle va disparaître, vaut-elle, toute fameuse qu’elle est, la jeune grâce et l’espoir de la source sous les platanes qui se précipitait dans les vallées vers les horizons sans limites ?
Du moins elle arrête la pensée et entraîne le respect ? . Je ne sais rien de plus mélancolique que tous ces grands et touchans souvenirs oubliés par l’histoire sur ces rives solitaires, dans ces maquis où habitent seuls les sangliers, dont nous apercevons les foulées récentes sur les roseaux, et les Bédouins pillards qui s’y cachent en descendant des montagnes transjordaniennes. Le Jourdain a eu la fortune de servir de point de ralliement à ces douleurs patriotiques dont le peuple hébreu possède au plus haut degré le sens et l’expression, d’inspirer ces élégies nationales qui sont une des plus hautes branches de la poésie antique. C’est lui, le torrent de la vallée de Juda, qu’Israël exilé pleurait si amèrement au bord des beaux fleuves de Babylone, lui qu’il revoyait sans cesse dans les mirages des sables d’Égypte et de Mésopotamie. En Orient, on pourrait dire l’eau natale, mieux que la terre natale. A l’homme du désert, la terre est partout uniforme et souvent marâtre, l’eau est toujours bienfaisante ; les souvenirs lointains et attristés lui reviennent de préférence avec la mélancolie plus pénétrante qui s’attache à cet élément. En dehors même de la renommée que lui a faite la poésie hébraïque, le Jourdain, dont l’éducation première nous a rendu le nom aussi familier que ceux des fleuves de la patrie, rappelle au voyageur qui l’aborde au terme d’un long pèlerinage bien des émotions associées. Nul ne s’est assis au bord du torrent biblique, en lisant les élégies de la captivité, sans voir bientôt succéder à ces images étrangères des images plus connues, sans voir courir dans quelque chère vallée une petite rivière aux méandres ombreux, dessinés par un dais de brumes bleuâtres ; ces brumes lentement acheminées qui montent de l’eau par les matins d’octobre, toile complaisante où l’imagination a tant de fois incarné les rêves de seize ans. Ainsi l’homme, éternel mécontent, en buvant au fleuve sacré qu’il a tant de fois désiré et qu’il est venu chercher à grand’peine, donne un soupir au flot lointain qui bat la porte désertée.
Nous sortons du lit de verdure pour rentrer « dans le désert de Juda. Les palmiers qui couvraient ce jardin de la Syrie, au témoignage des auteurs anciens, de forêts comparables à celles d’Afrique, ont disparu depuis une époque fort reculée. Sur l’emplacement de Jéricho, une tour arabe, haut donjon carré, garde quelques tentes de peaux de chèvres, quelques cabanes de branchages ; des bachi-bozouks déguenillés, de mine aussi louche que les Bédouins qu’ils surveillent, y tiennent garnison. C’est ici que notre drogman nous dit un mot épique, qui résume les idées de l’Orient en matière de voirie. Comme il fait passer nos bêtes dans un champ d’orge, égaré là par hasard, nous manifestons quelques scrupules de conscience : « Oh ! cela ne fait rien, dit-il, seulement cette année on a cultivé la route ! » Nous allons camper à une demi-lieue plus au nord, au bord de la fontaine d’Elisée. Dans ce site gracieux, une petite forêt en miniature d’acacias et d’arbustes épineux, que les Arabes appellent doums ou nabkas, masque d’un voile riant les solitudes de Juda et de Moab. Le ruisseau qui s’échappe d’un bassin naturel fait aussitôt sourire la verdure, les lianes et les herbes ; les mignonnes tourterelles de Syrie, au plumage gris-cendré relevé d’un collier brun, l’emplissent de vie et de bruit ; à la nuit qui monte dans le ciel redevenu serein, les grillons et les rainettes se mettent à chanter entre les pierres humides, et nous donnent l’illusion du printemps revenu.
Un bivouac de Fellâhins est pittoresquement placé derrière nous, sous les arches ruinées d’un aqueduc qui s’enlève en vigueur à la lueur de leurs foyers. Sur un ordre de notre cheik, une vingtaine de ces nomades viennent danser devant nos tentes le pas du sabre. Les hommes se tiennent par les bras avec des contorsions de hanches et fléchissent sur les jarrets en s’accompagnant d’éclats de voix gutturaux et monotones. Le coryphée brandit un large yatagan affilé et fait reculer ou avancer les danseurs en les menaçant de son arme suivant les figures. Pour nous faire honneur, il court sur nous et nous frôle le visage du fil de sa lame avec des gestes de sauvage : de longues dents blanches, des prunelles de fauve brillent seules dans le rire de cette face basanée, écrasée et bestiale comme celle d’un nègre. Avec ses postures féroces, sa physionomie qui trahit les instincts sanglans réveillés chez lui par ce jeu, mon Bédouin me rappelle l’esclave marocain de Regnault dans cette étrange toile qui a nom l’Exécution à Tanger.
Ce ballet improvisé en vaut bien un autre. Les hommes, uniformément drapés dans leurs grands manteaux striés de noir et de blanc, passent et repassent comme des ombres dans la flamme du feu de doum qu’ils ont allumé sur la colline. La lune éclaire un décor tel qu’aucune scène n’en montrera jamais, rendant toute leur valeur aux grandes lignes des plans successifs : le lac de verdure de Jéricho, les déserts de Juda et d’Engaddi, le mur sombre des montagnes de Moab fermant tout l’horizon du nord au sud, jusqu’à sa chute dans la mer Asphaltite, dont les reflets métalliques miroitent au loin par intervalles. Je savoure délicieusement la poésie pénétrante de ces mœurs entrevues, de cette terre mystérieuse, en écoutant l’assourdissant vacarme des chacals rôdant par bandes invisibles dans les halliers de la source. Demain matin, tandis que nous monterons à cheval pour rentrer à Jérusalem, nos moukres rouleront nos tentes comme d’habitude, et ce sera pour la dernière fois. Nous ne les regarderons pas faire sans un serrement de cœur. Que de saines joies ensevelies dans les replis de ces pauvres toiles, que nos regards fatigués ne chercheront plus le soir à l’horizon des plaines parcourues !
Hébron, 22-23 décembre.
Après quelques jours de repos à Jérusalem, nous nous laissons tenter par une excursion à Hébron. C’est une longue et fatigante traite de huit heures de cheval ; mais nous devons bien cet hommage au. tombeau d’Abraham. D’ailleurs cette ville exerce sur l’imagination la double fascination du lointain dans le temps et dans l’espace ; placée à l’extrémité de la Palestine et à la limite des solitudes arabiques, comme un port sur le désert, suffisamment préservée du touriste, elle se rattache aux souvenirs les plus reculés de l’histoire, aux premiers vagissemens de l’humanité.
Le consul de France, qui veut bien être des nôtres, nous offre le secours de ses tentes et de ses gens ; on organise la petite caravane et nous partons de grand matin pour aller déjeuner au couvent de Bethléem : après une nouvelle visite à la basilique et à la grotte, nous repartons pour nous arrêter aux Vasques de Salomon, à une heure de Bethléem. Ce sont trois immenses réservoirs, étages dans une vallée en pente, et qui alimentaient d’eau Jérusalem au moyen d’un aqueduc aujourd’hui rompu en maint endroit et hors de service. Une tradition invétérée rattache à ce lieu toutes les légendes poétiques du cycle salomonien qui nous est transmis par le Cantique des cantiques, l’Ecclésiaste et la Sagesse. Ici étaient la « Fontaine scellée, » le « Jardin fermé, » les vignes et les vergers arrosés par les piscines, les parterres de lis, de safran et de cinnamome que venait respirer la Sulamite en écoutant les conseils languissans des tourterelles, toutes ces retraites mystérieuses et fleuries, tout ce luxe délicat dont le grand roi avait fait, suivant la phrase charmante du Cantique, un tapis d’amour pour les filles de Jérusalem.
Singulière ironie de la légende, qui est venue placer dans cette gorge des tableaux rians et des images de volupté ! C’est aujourd’hui, comme toute la route de Bethléem à Hébron, le site le plus âpre et le plus sauvage, la solitude la plus désespérée que nous ayons peut-être traversée dans toutes nos courses de Palestine ; à ce point que les sévères montagnes de Moab, vêtues du moins de leur belle lumière rose, et sur lesquelles on a de fréquentes échappées par les échancrures des ravins, font un repoussoir presque riant à ce paysage. Comment croire que ce rocher exaspéré ait jamais porté des moissons et des fleurs ? Faut-il penser que cette terre, qui semble défier aujourd’hui tout effort du travail humain, s’est faite complice de l’abandon céleste, et a totalement modifié ses conditions essentielles ? Ou faut-il plutôt tenir compte des règles d’optique qui doivent toujours nous guider dans l’appréciation des hyperboles orientales ?
À la fin du jour, le paysage s’humanise, la vigne commence à ramper sur des terrasses étagées qu’elle étreint de ses mille bras crochus, des maisons se détachent sur le velours des orges naissantes, des clôtures et. de beaux bouquets d’oliviers descendent jusqu’à la route. Des vrilles de fumée bleuâtre, perçant le fond du. ciel envahi par les ombres du crépuscule, nous annoncent la vénérable Hébron, une des rares villes dont l’Écriture poursuit l’histoire jusque dans la nuit des temps fabuleux. Les Enacim, les géans nés du commerce des anges et des filles de Caïn, l’habitaient alors ; elle passa ensuite aux Chananéens, qui l’appelèrent Kiriath-Arba. Ils y virent un jour arriver le berger chaldéen qui planta sa tente sous les térébinthes de Mambré, et acheta pour 400 sicles d’argent le double caveau d’Ephron, où il ensevelit sa femme Sara en attendant d’y venir reposer lui-même. Josué constate expressément qu’Hébron « fut fondée sept ans avant Tanis, ville d’Égypte. » Au moyen âge, la croyance générale de l’église était qu’Adam avait été créé dans un champ de terre rouge, proche du tombeau d’Abraham : les pèlerins venaient admirer ce berceau de l’humanité et recueillir les indulgences qui y étaient attachées en achetant du propriétaire sarrasin un peu du limon dont avait été formé le premier homme. Le frère Faber prend soin de nous avertir à ce propos dans l’Evagatorium qu’Adam, dont la création tomba le 25 mars de l’an 1, a était un géant colossal, très beau, très docte en tous arts libéraux, nommément en astrologie, géométrie, musique, grammaire et rhétorique. » Le digne historiographe nous promène longuement dans la caverne voisine, où le père de la famille humaine aurait mis pour la première fois en pratique le précepte que lui avait donné son créateur dans l’intérêt de cette famille.
Quoi qu’il en soit des indications lointaines du Pentateuque, grossies de ces naïves légendes, la sépulture des Abrahamides, attestée par une tradition continue et authentique depuis Moïse, est un titre de noblesse suffisant pour Hébron., Aussi l’aïeule des cités juives n’a-t-elle jamais pu se mettre au pas de la civilisation. En dehors de tout mouvement européen, à peine visitée de loin en loin par de rares pèlerins, elle a gardé une physionomie foncièrement orientale, c’est-à-dire, il faut bien se L’avouer, la saleté, la misère, l’absence de tout bien-être, de tout essor industriel. Assez considérable en apparence pour sa population de cinq à six mille âmes, elle se partage en trois quartiers, pittoresquement perchés sur trois collines adjacentes ; du pied des minarets aigus qui pyramident sur ces sommets pendent des grappes de maisons grimpant les unes sur les autres, auxquelles, l’absence de toits donne : un aspect inachevé et abandonné. Le seul monument d’Hébron est la mosquée qui renferme la grotte de Macphéla, tomheau d’Abraham et de ses premiers descendans. Cette attribution concorde rigoureusement Avec les données, assez sommaires, il est vrai, fournies par la Bible. L’ancienne basilique, sœur de celles d’El-Aksa et de Bethléem, appropriée au culte musulman, est dérobée aux regards profanes par une enceinte rectangulaire de belles murailles de 15 à 20 mètres de haut, d’appareil hérodien comme les soubassemens des murs de Jérusalem, à contre-forts saillans et symétriques ; mais le voyageur ne peut qu’en faire le tour et admirer dans la disposition de ces matériaux gigantesques un des plus beaux spécimens de cette période architecturale. Le fanatisme musulman ne permet à aucun chrétien l’entrée de la mosquée. Héhron est une ville sainte pour le mahométan, qui révère El-Khalil, le patriarche hébreu, presqu’à l’égal du prophète ; même avec une autorisation du gouvernement turc, on s’exposerait à être mis en pièces par la population, si l’on essayait de pénétrer dans l’intérieur. Le prince de Galles, venu ici il y a quelques années avec un firman en règle, dut renoncer à s’en servir devant l’attitude menaçante des habitans.
On doit donc accepter sous bénéfice d’inventaire les relations conjecturales qui ont décrit la mosquée et la grotte des Tombeaux. Je ne me plains pas pour ma part de cette prohibition ; elle permet à l’imagination de parer le sanctuaire, qu’un imam vous fait regarder avec respect par une fente du mur, de toutes les séductions du mystère, de tous les trésors de la légende ; du jour où l’on pourrait en franchir le seuil, on n’y trouverait sans doute que la réalité nue et insignifiante des lieux saints de l’islam, qui n’ont en général d’autre merveille qu’un souvenir plus ou moins autorisé.
On nous avait parlé des verreries d’Hébron, où se fabriquent tous les bracelets et les ornemens des femmes de Judée ; nous trouvons dans une cave obscure des Arabes qui soufflent au moyen d’un outillage primitif ces grossiers bijoux, torsades de verre rouges, bleues et jaunes entrelacées. Ces hommes se servent certainement des mêmes procédés et des mêmes modèles qui leur furent apportés, il y a trois mille ans, par quelque ouvrier phénicien de Tyr ou de Sidon. Une autre production d’Hébron est le « vin d’or, » qu’on tire des vignes plantées en assez grand nombre sur ces coteaux : d’un beau ton de topaze brûlée et d’une saveur sèche assez agréable, il serait susceptible de devenir exquis avec quelques améliorations de culture et de fabrication ; mais c’est évidemment encore la même liqueur qui surprit la raison trop confiante du patriarche Noé ; préparé suivant la recette du premier vigneron, on le conserve dans ces grandes jarres de terre poreuse, vieilles comme la soif humaine. Qu’on juge de la décrépitude d’une race qui n’invente rien, n’apprend rien, ne perfectionne rien et sait tout au plus conserver quelques-uns des arts rudimentaires de l’humanité primordiale.
Néanmoins nous ne regrettons pas notre laborieuse expédition. N’est-ce donc rien de planter sa tente, ici comme à Sichem, sur la terre auguste qui porta celle d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, et qui garde encore leurs cendres ? Ici dorment ces premiers dépositaires, choisis pour transmettre au monde la pure tradition monothéiste. Ici vaguaient les Enacim et les Réphaïm, races de géans, races primitives, qui vivaient sans doute de la vie sauvage dans les forêts que cette terre, soumise à d’autres conditions atmosphériques, nourrissait aux époques mythiques. Ces souvenirs reculés et merveilleux écrasent et exaltent l’imagination, perdue dans les prestiges de ce passé sans pareil : elle ressent quelque chose de cette « horreur grande et ténébreuse qui envahit Abraham au coucher du soleil, tandis que le sommeil tombait sur lui (Gen., XV, 12). »
Nous avons préféré le home de notre campement à l’hospitalité peu séduisante que le lazaret offre d’ordinaire aux voyageurs. Je comparais tout à l’heure Hébron à un port sur le désert ; ce grand bâtiment de la quarantaine, posté en avant de la ville comme la Santé dans nos rades, ajoute à la similitude. C’est à Hébron que la caravane du Hadj, au retour du pèlerinage de La Mecque, doit purger les germes de contagion qu’elle est toujours suspecte d’avoir puisés aux villes saintes, ces foyers de cholérique et pestilentielle renommée. Il ne faut que les hardes malpropres d’un derviche pour secouer sur l’Occident les terribles fléaux asiatiques. Ici les caravanes d’Égypte, de la Pétrée et du Nedjed déchargent les chameaux, las des interminables voyages au travers de la mer de sable, et emmagasinent les balles de coton et de café. C’est de là que partirait l’aventureux qui, affrontant le khamsin, le vent du désert, les Bédouins et le pénible roulis du dromadaire, irait toucher les rochers de Moïse aux montagnes sinaïtiques, parcourir les régions inexplorées des Wahabites, ou visiter la merveilleuse Pétra, la Palmyre du sud, gardant dans ses gorges solitaires une ville de palais féeriques, de temples taillés dans le roc par des mains inconnues.
Que de tentations diaboliques et de mirages sur cette route vague qui s’étend devant nous ! Il y faut, hélas ! laisser courir nos rêves et leur tourner le dos pour rentrer dans les limites que nous nous sommes assignées. Nous remontons à cheval et reprenons le chemin de Jérusalem, tandis qu’on abat nos tentes sur les turbés du cimetière où nous campions. Ces morts d’hier dorment déjà d’un sommeil aussi sûr et aussi profond que le vieil Abraham dans sa grotte. A mesure que nous nous éloignons, les tombeaux nous dérobent la ville et s’effacent eux-mêmes un par un : n’est-ce pas la frappante image de la vie ? Des tombes qui d’abord nous cachent toutes choses, qui bientôt restent en arrière, et que viennent sans cesse remplacer de nouvelles. — Nos moukres seraient fort étonnés sans doute des réflexions mélancoliques que nous inspire leur halte de prédilection. On a beau avoir pratiqué l’Oriental, on s’étonne toujours de sa sérénité à l’endroit des choses de la mort, de cette familiarité confiante qui n’est pas de l’indifférence. Les plus avenantes, les seules promenades souvent des grandes villes sont leurs champs des morts. On y cause, on y mange, on y fume, on y flirte ; aux jours de fête, c’est dans le jardin mortuaire que les pique-niques installent leurs repas sur l’herbe. Vient-il un convoi, on se dérange un peu, on repousse les enfans, on fait place une minute à celui qui n’aura plus faim. La cérémonie n’est pas longue : après avoir rejeté la terre sur le corps, l’iman, fidèle à une coutume d’un symbolisme superbe, demeure seul sur la tombe et prête un instant l’oreille, comme pour surprendre le secret de l’âme libérée. Après, tout est fini, et le cercle joyeux se reforme. Je me souviens d’un champ de foire installé dans un des cimetières suburbains de Constantinople un jour de fête grecque : la femme à barbe et la femme géante trônaient sur les tertres herbus, les tréteaux de Polichinelle s’adossaient aux cyprès. Voici qu’on apporte un pauvre diable d’Arménien qui s’était laissé mourir en ce jour de liesse : deux manœuvres écartèrent les oisifs, et, tout en fumant leur cigarette, eurent bientôt fait de déposer le défunt à fleur de terre. L’instant d’après, j’étais bien le seul songe-creux qui n’eût pas oublié cet incident : à la joie de tous, Polichinelle avait repris sa latte et Bobèche son boniment. — Mais nous voilà loin des tristes montagnes. La pluie nous y surprend, et nous sommes tout heureux, en arrivant aux Vasques de Salomon, de trouver un grand feu allumé par les soldats turcs sous la voûte du Kalat-el-Borak, le « Château de l’Éclair. » C’est un khan abandonné, transformé en forteresse, qui garde la gorge des Réservoirs. Nous nous séchons au milieu des zaptiés (gendarmes) pittoresquement groupés, avec leurs armes et leurs guenilles, dans la clarté des flambées de broussaille qui lèchent les vieilles ogives. Nous ne rentrons qu’à la nuit close à Jérusalem, par la porte de Jaffa. La prudente sentinelle nous ouvre la poterne après avoir aussi longuement parlementé que l’eût pu faire le guet de Saladin introduisant dans la place des hérauts de Richard Cœur-de-Lion et flairant quelque stratagème des Francs.
EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.
- ↑ Voyez la Revue du 15 janvier.
- ↑ Faut-il ajouter que ces peintures et ces réflexions, inspirées à tous les voyageurs par la singularité des Juifs de Palestine, ne peuvent toucher en rien les nombreux Israélites qui se sont fait par leur industrie, leur intelligence et leur patriotisme une place honorable dans nos sociétés européennes ? La plupart d’entre eux seraient les premiers à s’attrister de la déchéance morale et matérielle dans laquelle semblent se complaire leurs coreligionnaires de Syrie et à plaindre une caste qui s’est volontairement séparée du reste de l’humanité.