Journal/Année 1886

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ANNÉE 1886


Montpellier, 30 novembre 1886[1].


Mardi. — C’est maman qui m’a forcée à faire mon journal, car moi, je n’en avais pas du tout envie ; c’est maman qui m’a acheté mon cahier, en sorte que cela m’amuse réellement.

Ce matin, quand je me suis levée, il me restait encore à préparer mes exercices de grammaire et à repasser mes leçons. J’ai eu le temps de le faire quelque temps. Avant déjeuner, je suis descendue me coiffer ou du moins me faire coiffer par maman. Ensuite, quand je suis remontée, ça a été la suite d’une discussion commencée hier à propos de longitude et de latitude. Nous avons fini par voir que nous étions tous d’accord, sauf tante Alice.

J’ai lu, dans les « Veillées du Château »[2], Delphine ou l’heureuse guérison, mais je ne l’ai pas encore fini ; puis, nous sommes allés déjeuner ; après, maman m’a fait sortir avec Fernande acheter mon cahier et acheter une lampe qui nous éclaire en ce mpment et même qui nous joue de très vilains tours. Enfin, nous sommes arrivées au cours ; nous nous sommes rencontrées avec Alix Foëx[3], qui nous a invitées à aller à l’Agriculture jeudi, mais comme nous sommes invitées à aller chez Augustine qui est enrhumée, je ne sais pas comment nous ferons.

J’ai eu des notes exécrables : 10 de conduite, mais 1 de géographie ; enfin je me rattraperai, je deviendrai terrible, car demain on recommence les notes. Cécile n’est plus au cours.

Maman avait des visites à faire, en sorte que c’est Julie qui est venue nous chercher. En rentrant, je me suis mise à mon journal.

Aujourd’hui, Madeleine a mouillé son lit et elle n’était pas trop fière.

L’autre jour, nous sommes allées, tante Gabrielle, Fernande, Henriette, tante Alice et moi au Lez ; je raconterai ma promenade demain, car aujourd’hui, je n’en ai pas le temps.

Je suis un peu fatiguée, car tout ce que j’ai écrit, c’est de la main gauche, car j’ai une périostite à la droite. Pourtant, j’ai un peu écrit avec elle, mais cela ne m’a pas fait de mal.

Je continuerai mon journal toute ma vie.

1er décembre.

Hier, après avoir fini mon journal, je suis remontée pour dîner ; nous avons mangé une délicieuse dinde aux marrons ; comme elle n’était pas cuite, nous avons mangé les légumes avant — c’était des choux-fleurs.

Je suis allée me coucher de bonne heure à cause d’un rhume que j’ai ; je n’ai pas bien fait ma prière, car je dormais trop, je dois dire que cela m’arrive depuis quelques jours.

Aujourd’hui, il n’y a pas cours ; Mlle Clavel est venue elle-même nous le dire ; j’espère que nous irons faire une promenade. À propos de promenade, il faut que je raconte celle que nous avons faite au Lez : d’abord, nous sommes parties pour aller chercher Augustine à la Chapelle ; nous avons rencontré Théodore qui nous a dit qu’elle était enrhumée et qu’elle ne sortirait pas, en sorte que nous sommes partis seuls, mais nous nous sommes bien amusés. Le Lez est un petit fleuve bordé d’une grande falaise d’un côté, et de l’autre, d’une petite prairie garnie d’arbres. Fernande et moi, nous nous sommes mises en colère contre les petits qui restaient collés à nous. En rentrant, je suis allée chez Augustine.

Je tiens à écrire ici la soirée que nous avons passée à l’école normale[4] le jour de la Sainte-Catherine. Les élèves ont joué l’Avare et les Deux Timides. On a récité aussi quelques petites choses telles que la Vie, le Charpentier, et la Mort de Coligny. Cela m’a fait un drôle d’effet, d’entendre une protestante réciter le Charpentier, car ça finit par ces mots : « Jésus est la vie éternelle » ; si bien que j’ai cru que c’était une catholique ; après la représentation, nous sommes allées manger chez la directrice, Mlle Dominge ; j’ai dévoré.

Aujourd’hui, en fait de promenade, nous sommes allées à la foire ; j’ai fait la gourmande : j’ai mangé deux gaufres et une tranche de coco. En plus, j’ai menti à Fernande en lui disant que j’avais faim. Nous avons vu la paysanne des Vosges qui a raconté un tas de charlataneries pour une certaine huile végétale que son père a inventée et dont les propriétés sont de guérir instantanément. Elle m’a beaucoup amusée en faisant sortir de ma toque une pièce de cent francs. Enfin, je crois qu’elle guérit, mais qu’elle exagère beaucoup. Nous avons aussi vu un homme qui jouait à la balle avec des enfants. Puis, enfin, nous sommes rentrées. Je me suis mise aussitôt à finir de lire le Chaudronnier que j’avais commencé ce matin. J’aime beaucoup cette histoire, seulement, je trouve qu’il est rare de trouver des docteurs comme celui dont il est question.

Demain, nous sommes invitées à aller chez Augustine, chez les Foëx et à l’École normale ; je crois que nous irons d’abord chez les Foëx et ensuite chez Augustine. Je serai très contente, mais j’aimerais mieux aller à l’École normale. Je ne mérite même d’aller nulle part, car j’ai été très mauvaise aujourd’hui, car j’ai été gourmande, j’ai menti et je crois même avoir été peu gentille pour Carle.

J’espère que demain je serai meilleure, je veux être exem- plaire. Pourvu que mes bonnes résolutions soient exécutées :

jeudi 2 décembre.

Hier soir, après avoir dîné, Fernande et moi nous nous som- mes installées dans sa chambre pour causer; mais nous ne l’avons pas pu, car nous avons été dérangées tout le temps; alors nous sommes deseendues, mais maman m’a couchée, de sorte que nous ne nous sommes rien dit du tout.

Ce matin, j’ai été très paresseuse, maman m’avait dit de re- passer mes leçons et je n’ai repassé que ma leçon de grammaire, et, ce qu’il y a de pis encore, c’est que quand je suis descendue pour me faire coiffer, j’ai dit à maman que je savais très bien toutes mes leçons.

Donc, voilà : paresse et mensonge! Moi qui voulais tant être exemplaire. Je commence bien ma journée. Quand on pense qu’il n’est pas encore midi!

Ce matin, Madeleine Barrau est venue nous dire qu’elle passerait à I h. 1 /4 avec Mme Éarrau pour nous prendre pour aller avec elle à l’Agriculture. ‘

C’est demain que nous saurons si Tonton est au tableau; s’il n’y est pas, ce ne sera pas juste, car il l’a bien mérité.

Vendredi 3 décembre.

Hier, maman n’a pas voulu que je continue mon journal, aussi, comme je suis en retard, il faut que je me dépêche. Nous nous sommes bien amusées chez Alice: nous sommes arrivées les premières; pour aller à un endroit du jardin dont nous n’avions pas la clef, nous nous sommes enfoncées, Alice, Fer- nande, Madeleine et moi dans un fourré tellement épais que nous étions forcées de nous mettre presque à quatre pattes. Nous n’avons pu garder nos chapeaux. Moi, j’ai mis mon cha— peau sur une barrière derrière laquelle nous eSpérions arriver de sorte qu’ayant réussi à y arriver, j’ai eu ma toque, mais Madeleine l’avait mise beaucoup plus loin en sorte qu’il a fallu un bâton pour la ravoir. Quand les autres furent arrivées, nous fîmes une partie de barres, puis nous allâmes goûter; après, on magnétisa Fernande avec une assiette. Ensuite, nous rentra- mes et allâmes chez Augustine où nous jouàrnes aux dames. Mademoiselle Dominge donnera probablement une autre séance, quelle chance! .

Mademoiselle Clavel ayant eu des ennuis avec l’administra- tion donnera son cours, cours des Casernes.

Je suis assez contente de mes notes; les voici : conduite I0, littérature IO, composition de dictée 4e, classement du mois de novembre 5°, mais celui d’octobre, par exemple, 7e. Demain nous reprenons notre cours rue Saint—Guilhem. Maman ayant été contente de mes notes nous a menées chez le pâtissier; nous y avons goûté et maman a acheté beaucoup de bonnes choses. Nous sommes encore alléeschez Ferté 1; il ne se passe pas un jour sans que nous y allions.

Je n’ai pas été bien gentille avec Fernande, quelle scie, sans cela ma journée n’aurait pas été trop mauvaise, car je ne vois pas ce que j’aurais pu faire.

Lundi 6 décembre.

Comme voilà. longtemps que j’ai fait mon journal, aussi vais—je bien vite me dépêcher. Voyons; samedi, qu’est-ce que j’ai fait ? Ou plutôt il faut que je finisse mon journal de vendredi. Voici mes notes de cours : IO de littérature et ro de con« duite. Mes notes de samedi ont été : conduite 10, histoire 1 (honte !), devoir d’arithmétique 10, leçon 7, littérature 9, et sa lecture 5 (maximum) ; en revanche ce n’est pas trop mauvais. Hier dimanche, nous sommes allés à la messe, maman, Tante,

1. Les u grands magasins n de Montpellier. Henriette, Fernande, Carle et moi. Je n’ai pas été bien attentive, mais enfin, ça n’a pas trop mal été.

Dans la journée, nous avons été d’abord au palais des délices, acheter notre goûter, puis nous sommes partis pour le Lez et avons mangé notre goûter en route. J’ai pris un jésuite et un gâteau qui a à peu près la forme de ce qui est dans la marge : le rond du milieu est un peu en saillie et c’est la pâte à madeleine, en dur. En rentrant, nous sommes allés chez Augustine, puis nous avons rallié notre maison. Le soir, maman m’a mis des bottes, c’est archi désagréable.

Ce matin, Monsieur Guibal est venu ; il a déclaré mon poignet guéri. Quelle chance! Demain, je donnerai des détails sur mon mal d’os.

Les notes de mon cours ont été très bonnes : histoire 9, conduite 10. En rentrant, nous sommes allées acheter les étrennes d’Henriette que maman lui donne; c’est une ravissante sacoche de voyage pour mettre à la taille: elle sera folle ! Pendant tout le temps de la route, nous avons joué aux ressemblances. Il s’en est trouvé une entre Fernande et le ciel ; c’est que le ciel est grand et que Fernande est grande pour son âge. Quant à ma journée morale elle n’a pas été trop mauvaise, à part que j’ai dit à maman que j’avais lu mes sciences, et ce n‘est pas.

Mardi 7 décembre.

Tonton 1 n’est décidément pas au tableau; il est vrai que c’eût été trpp beau n’ayant pas fait ses deux ans de commandement ; mais ce qu’il y a de pis, c’est que Monsieur Poidloue qui a passé je ne sais combien d’années au Tonkin n’y a pas été mis. Ce matin. je n’ai pas bien fait ma prière du tout ; du reste, le matin, je ne la fais pas trop bien; je crois que c’est parce que je n’ai pas tant peur de mourir que le soir. Après m’être habillée je suis montée travailler dans le bureau; je n’ai pas trop mal appris mes leçons.

Jeanne est venue nous conduire au cours avec les petits ;

ï. Son oncle Albert Corrard. nous nous sommes rencontrées avec Isabelle. Voici mes notes : géographie 13 et 8, conduite 10, sciences 8, grammaire 10. À la fin du cours, il faisait si nuit que Mademoiselle a allumé la lampe ce qui nous a beaucoup amusées.

J’avais dit hier que je donnerais des détails sur mon poignet. Eh bien, les voici : hier, quand M. Guibal est arrivé, il a déclaré que j’étais guérie et il m’a enlevé mon vigo, seulement en disant qu’il fallait encore en remettre ; je pourrai écrire à la fin du mois, donc, je pourrai composer.

Mon Dieu, il va falloir que je dise que j’ai menti, et même deux fois : la première, c’est en sortant du cours : j’avais chaviré le caban de Fernande et quand elle m’a reproché de l’avoir fait, je lui ai dit que je n’avais pas vu qu’il était par terre. La seconde fois, c’est à la minute : la lampe venait de s’éteindre et j’essayais de la rallumer avec la bougie, ce qui a fait beaucoup de taches. Jeanne s’est étonnée de les voir et quand elle m’a demandé qui les avait faites, je lui ai dit que je ne le savais pas, et pourtant, je ne le savais que trop ! Je ne réussirai jamais à être bonne, pourtant ce n’est pas faute de vouloir ! Malheureusement la route de l’enfer est pavée de bonnes intentions.

Jeudi 9 décembre.

Hier, jè n’ai pas fait mon journal, du reste je n’ai pas grand’chose à dire : voici mes notes : conduite 10, arithmétique 10, grammaire 9, ce n’est pas trop mauvais.

Aujourd’hui, ma journée morale a été assez bonne, car je ne vois pas ce que j’aurais pu faire; espérons que ça continuera.

Nous sommes allées à l’Agriculture prendre des nouvelles d’AIice avec Augustine; après, nous sommes allées goûter chez elle; nous avons goûté délicieusement.

Samedi 11 décembre.

Voilà bien des jours que je ne suis pas venue rendre compte de ma journée, mais n’ayant pas eu de très bonnes notes au cours, maman a voulu que j’apprenne plus longtemps mes leçons, de sorte que je n’ai pas eu assez de temps.

86 avance beaucoup, bientôt il va faire place à 87 ; espérons que j’honorerai cette nouvelle année pas par un, mais par plusieurs progrès. Du reste, il commence à être temps que je me débarrasse de cet assommant défaut de mentir, mais je crois que maintenant je l’ai moins — (pourvu que ça dure, mon Dieu!) — et, puis je ne suis pas toujours gentille avec Femande parce que je m’imagine qu’elle ne l’est pas avec Henriette; jamais je ne peux arriver à appliquer le proverbe qui dit : « Rendez le bien pour le mal. » C’est vraiment bien difficile d’être bonne! Enfin, je ne veux pas désespérer. Je dis bien toutes ces choses maintenant, mais quand il s’agira de les faire ce sera différent.

Hier, nous avons feuilleté un catalogue d’étrennes, Je crois que je vais faire venir pour ma chambre une garniture de toilette en cristal deBaccarat; elle coûte 12 fr. 50 et est ravissante.

Nous espérons a nous tous avec les Sprecher de pouvoir jouer quelques scènes d’Iphigénie. En attendant, je vais lire Robinson suisse, car j’ai la main fatiguée.

Lundi 13 décembre.

Quelle chance ! Quel bonheur ! Je suis presque guérie ! Bientôt je vais pouvoir faire mon journal à l’encre et de 1a main droite.

Je n’achèterai pas la toilette, car maman dit que si je trouve quelque chose de bien à Paris, il vaudra mieux l’acheter. Que ce journal m’assomme ! Il me scie, mais absolument.

Aujourd’hui, je me suis promenée avec Henriette, Madeleine, tante et maman ; nous avons regardé les magasins. Hier, nous sommes allées chez M. Barrau où je me suis bien amusée ; nous avons joué des charades.

Au moral, je crois n’avoir pas été trop mauvaise, car je n’ai pas fait de mensonges. En ce moment, Henriette apprend son rôle, ou plutôt je lui fais apprendre et ce n’est pas une petite affaire.

Vendredi 24 décembre.

Enfin, aujourd’hui, je puis faire mon journal, ce n’est pas malheureux, car voilà bientôt 12 jours que je ne l’ai fait. Il faut dire aussi que j’y ai mis beaucoup de paresse, car Mlle Clavel a pris huit jours de congé à cause de sa santé, et pendant ce temps, je n’ai pas écrit une ligne.

Que je suis heureuse ! Je suis en état de grâce depuis ce matin, car je communierai ce soir, à la messe de minuit ; c’est en revenant de chez Rendall que nous sommes allées nous confesser, maman, tante Alice[5], Fernande et moi; d’abord, j’ai été très effrayée d’y aller de si bonne heure — (il était n heures) — et je trouvais qu’on avait bien trop de temps de commettre d’autres péchés, mais enfin, malgré le temps, je crois que je ne me suis pas encore rendue coupable d’autres fautes. Je crois que j’ai eu la contrition parfaite. je serais si heureuse ! Demain ! que j’aurai de choses à dire.

Cher journal de la main gauche, dire que sans maman j’aurais cru que cela me désolerait d’avoir un journal si mal écrit : « Écoutez toujours vos parents. Let the young mind what old folks say. (Dans ma leçon d’anglais d’aujourd’hui)

1889 Paris


2. Lignes intercalées par Marie Leneru trois ans plus tard.

  1. Marie se trouvait alors avec sa mère, sa tante et ses cousines Corrard, chez son oncle Lionel Dauriac, professeur de philosophie à l'Université de Montpellier. Pour toute information biographique et toutes précisions complémentaires se reporter au bel ouvrage de Mlle Suzanne Lavaud : Marie Lenéru, sa vie, son journal, son théâtre. Thèse de doctorat soutenue en Sorbonne. Ed. S. F. E. L. T. Malfère, 1932.
  2. De Mme de Genlis.
  3. Fille du directeur de l’école d’agriculture de Montpellier.
  4. École normale de jeunes filles.
  5. Mme Albert Corrard.