Journal (Eugène Delacroix)/12 avril 1860

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 397-398).

12 avril. — Sur Shakespeare, Molière, Rossini, etc.

Je trouve dans un calepin écrit à Augerville pendant mon séjour en juillet 1855 (Mme Jaubert s’y trouvait) : « Je voyais tout à l’heure ces demoiselles bleues, vertes, jaunes, qui se jouaient sur les herbes le long de la rivière. A l’aspect de ces papillons qui ne sont pas des papillons, bien que leurs corps présentent de l’analogie, dont les ailes se déploient un peu comme celles des sauterelles, et qui ne sont pas des sauterelles, j’ai pensé à cette inépuisable variété de la nature, toujours conséquente à elle-même, mais toujours diverse, affectant les formes les plus variées avec l’usage des mêmes organes. L’idée du vieux Shakespeare s’est offerte aussitôt à mon esprit, qui crée avec tout ce qu’il trouve sous sa main. Chaque personnage placé dans telle circonstance se présente à lui tout d’une pièce avec son caractère et sa physionomie. Avec la même donnée humaine il ajoute ou il ôte, il modifie sa manière et vous fait des hommes de son invention qui pourtant sont vrais… C’est là un des plus sûrs caractères du génie. Molière est ainsi, Cervantes est ainsi, Rossini avec son alliage est ainsi ; s’il diffère de ces hommes, c’est par une exécution plus nonchalante. Par une bizarrerie qui ne se rencontre pas souvent chez les hommes de génie, il est paresseux, il a des formules, des placages habituels qui allongent sa manière, qui se sentent bien toujours de sa facture, mais ne sont pas marqués d’un cachet de force et de vérité. Quant à sa fécondité, elle est inépuisable, et là où il l’a voulu il est vrai et idéal à la fois. »