Journal (Eugène Delacroix)/13 avril 1860

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 398-400).

13 avril. — Sur les sonorités en musique. — Sur l’Opéra. Voir mes notes écrites à Champrosay en mai 1855[1].

Mon cher petit Chopin s'élevait beaucoup contre l'école qui attache à la sonorité particulière des instruments une partie importante de l’effet de la musique. On ne peut nier que certains hommes, Berlioz entre autres, sont ainsi, et je crois que Chopin, qui le détestait, en détestait d’autant plus sa musique qui n’est quelque chose qu'à l’aide des trombones opposés aux flûtes et aux hautbois en concordant ensemble. Voltaire définit le beau ce qui doit charmer l’esprit et les sens. Un motif musical peut parler à l’imagination sur un instrument borné à ses sons propres comme le piano par exemple, et qui n’a par conséquent qu’une manière d'émouvoir les sens ; mais on ne peut nier cependant que la réunion de divers instruments ayant chacun une sonorité différente ne donne plus de force et plus de charme à la sensation. A quoi servirait d’employer tantôt la flûte, tantôt la trompette, l’une pour annoncer un guerrier, l’autre pour disposer l'âme à des émotions tendres et bocagères ? Dans le piano même, pourquoi employer tour à tour les sons étouffés ou les sons éclatants, si ce n’est pour renforcer l’idée exprimée ? Il faut blâmer la sonorité mise à la place de l’idée exprimée, et encore faut-il avouer qu’il y a dans certaines sonorités, indépendamment de l’expression pour l'âme, un plaisir pour les sens. Je me rappelle que la voix de …, chanteur froid et sans beaucoup d’expression, avait par la seule émission du son un charme incroyable. Il en est de même dans la peinture : un simple trait exprime moins et plaît moins qu’un dessin qui rend les ombres et les lumières ; ce dernier, à son tour, exprimera moins qu’un tableau, si ce dernier est amené au degré d’harmonie où le dessin et la couleur se réunissent dans un effet unique. Il faut se rappeler ce peintre ancien qui, ayant exposé une peinture représentant un guerrier, faisait entendre en même temps, derrière une tapisserie, des fanfares de trompettes.

Les modernes ont inventé un genre qui réunit tout ce qui semble pouvoir charmer l’esprit et les sens : c’est l’opéra[2]. La déclamation chantée a plus de force que celle qui n’est que parlée. L’ouverture dispose à ce que l’on va entendre, bien que d’une manière vague. Le récitatif expose les situations et établit le dialogue avec plus de force que ne ferait une simple déclamation, et l’air, qui est en quelque sorte le point d’admiration, le moment de la passion par excellence dans chaque scène, complète la sensation par la réunion de la poésie et de tout ce que la musique peut y ajouter ; joignez à cela l’illusion des décorations, les mouvements gracieux de la danse, en un mot la pompe et la variété du spectacle.

Malheureusement, tous les opéras sont ennuyeux parce qu’ils nous tiennent trop longtemps dans une situation que j’appellerai abusive. Le spectacle qui tient les sens et l’esprit en échec fatigue plus vite Vous êtes promptement rassasié de la vue d’une galerie de tableaux ; que sera-ce d’un opéra qui réunit dans un même cadre l’effet de tous les arts ensemble ?

  1. Non retrouvées.
  2. Voir notre Étude, p. xliii et xliv.