Journal (Eugène Delacroix)/12 octobre 1822

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 21-23).

Paris, 12 octobre. — Je rentre des Nozze[1] tout plein de divines impressions.

— J’ai vu M. H*** ce matin ; je suis toujours troublé comme un faible enfant. Quelle mobilité que celle de mon esprit ! Un instant, une idée dérange tout, renverse et retourne les résolutions les plus avancées… Par un sentiment intérieur de bonne foi, je ne voudrais pas paraître mieux que je ne suis, mais à quoi bon ? Chaque homme s’inquiète bien plus de la moindre de ses misères que des plus insignes calamités d’une nation tout entière.

— Ne fais que juste ce qu’il faudra. — Tu t’es trompé : ton imagination t’a trompé.

— Cette musique m’inspire souvent de grandes pensées. Je sens un grand désir de faire, quand je l’entends ; ce qui me manque, je crains, c’est la patience. Je serais un tout autre homme, si j’avais dans le travail la tenue de certains que je connais ; je suis trop pressé de produire un résultat.

— Nous avons dîné ensemble, Charles et Piron ; puis aux Italiens. Comme toutes ces femmes m’agitent délicieusement ! Ces grâces, ces tournures, toutes ces divines choses que je vois et que je ne posséderai jamais me remplissent de chagrin et de plaisir à la fois[2].

— Je voudrais bien refaire du piano et du violon.

— J’ai repensé aujourd’hui avec complaisance à la dame des Italiens.

Même soir, une heure et demie de la nuit. — Je viens de voir au milieu de nuages noirs et d’un vent orageux briller un moment Orion dans le ciel. J’ai d’abord pensé à ma vanité, en comparaison de ces mondes suspendus ; ensuite j’ai pensé à la justice, à l’amitié, aux sentiments divins gravés au cœur de l’homme, et je n’ai plus trouvé de grand dans l’univers que lui et son auteur. Cette idée me frappe. Peut-il ne pas exister ? Quoi ! le hasard, en combinant les éléments, en aurait fait jaillir les vertus, reflets d’une grandeur inconnue ! Si le hasard eût fait l’univers, qu’est-ce que signifieraient conscience, remords et dévouement ? Oh ! si tu peux croire, de toutes les forces de ton être, à ce Dieu qui a inventé le devoir, tes irrésolutions seront fixées. Car, avoue que c’est toujours cette vie, la crainte pour elle ou pour son aise, qui trouble tes jours rapides, qui couleraient dans la paix, si tu voyais au bout le sein de ton divin Père pour te recevoir !

Il faut quitter cela et se coucher : mais j’ai rêvé avec grand plaisir…

— J’ai entrevu un progrès dans mon étude de chevaux.

  1. On sait quelle admiration Delacroix professait pour le génie de Mozart. Cette reprise des Noces le préoccupait, et il l’attendait avec impatience, car le 30 août 1822, il écrivait à Pierret : « Dis-moi si tu sais qui fait le rôle de la comtesse dans les Nozze di Figaro que l’on joue à présent, depuis que Mme Mainvielle n’y est plus. » M. Burty ajoute en note : « Les Nozze furent données du 27 juillet au 14 septembre, quatre fois avec cette distribution : Almaviva, Levasseur ; Figaro, Pellegrini ; Bartolo, Profeti ; Bazilio, Deville ; Antonio, Auletta ; Comtessa, Bonini ; Suzanna, Naldi ; Cherubino, Cinti ; Marcelina, Goria ; Barberina, Blangy. » (Corresp., t. I, p. 91.)
  2. Ces préoccupations amoureuses le hantaient depuis sa première jeunesse. On pourrait rapprocher ce passage d’un fragment de lettre adressée à Pierret le 21 février 1821 : « Je suis malheureux, je n’ai point d’amour. Ce tourment délicieux manque à mon bonheur. Je n’ai que de vains rêves qui m’agitent et ne satisfont rien du tout. J’étais si heureux de souffrir en aimant ! Il y avait je ne sais quoi de piquant jusque dans ma jalousie, et mon indifférence actuelle n’est qu’une vie de cadavre. » (Corresp., t. I, p. 75.)