Journal (Eugène Delacroix)/22 octobre 1822

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 23-25).

Mardi, 22 octobre. — J’ai passé la soirée chez Félix, où j’ai dîné. J’éprouve de la gêne avec mon neveu, surtout quand je me trouve avec deux autres amis.

— En accompagnant Pierret chez lui pour son mal au genou, je me suis reposé un moment ; je voyais sa bonne de profil presque perdu : il est d’une pureté, d’une beauté charmantes. Qu’un nez droit de cette façon est contrastant avec un nez retroussé de la manière de sa femme ! Il fut un temps où au nombre de mes faiblesses était d’estimer comme dispartagés de la nature les nez retroussés : le nez droit était une compensation à beaucoup de désavantages. Il est de fait qu’ils sont fort laids ; c’est un instinct.

— Maintenant mon exiguïté corporelle me chagrine, comme toujours. Je ne vois pas sans un sentiment d’envie la beauté de mon neveu…[1]. Je suis ordinairement souffrant ; je ne peux pas parler longtemps.

— J’ai admiré de nouveau ce soir le petit portrait de Félix, de Riesener : il me fait envie. Je ne voudrais pourtant pas changer ce que je peux faire pour cela, mais je voudrais avoir cette simplicité. Il me semble si difficile, sans un travail tendu, de rendre ces yeux, cet intervalle entre la paupière supérieure et ce qui la sépare du sourcil !

— Mardi dernier, c’était le 15, une petite femme, de dix-neuf ans, appelée Marie, est venue le matin chez moi pour poser.

Je fus voir le soir Henri Hugues. J’ai lu avec lui la prise de Constantinople, admiré l’héroïque courage de l’empereur Constantin dernier.

— Le mercredi, lendemain, j’ai eu mes amis le soir. Nous avons bu eau-de-vie brûlée et vin chaud.

— Je veux faire, pour la Société des Amis des arts, Milton soigné par ses filles[2].

— J’ai dîné dimanche, avant-hier, chez M. de Conflans, que j’avais été consulter quelques jours avant ; je m’y suis amusé. Nous avons chanté la partition des Nozze.

— J’ai acheté Don Juan. J’ai repris mon violon.

— Je me laisse toujours aller à changer de couleur ; je n’ai pas non plus le sang-froid nécessaire. Je souffre pour le modèle ; je n’observe pas assez avant de rendre.

  1. Son neveu, Charles de Verninac, fils unique de sa sœur Henriette, fut envoyé comme consul en Amérique et mourut en cinquantaine à New-York, en 1834, des suites de la fièvre jaune qu’il avait contractée à Vera-Cruz, à son retour de Valparaiso.
    Charles de Verninac ressemblait à sa mère, qui était très belle et d’une grande distinction. Eugène Delacroix, au contraire, était d’une constitution délicate, et cet état de santé qui a commencé par de longues fièvres, en 1820, a beaucoup influé sur l’ensemble de ses idées pendant le cours de sa vie.
  2. Ce tableau fut, en effet, exposé à la Société des Amis des arts et au Salon de 1827. Il fut acheté par le duc de Fitz-James et passa en Angleterre. (Voir le Catalogue Robaut.)