Journal (Eugène Delacroix)/13 septembre 1852

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 119-120).

Lundi 13 septembre. — Comment ! sot que tu es, tu t’égosilles à discuter avec des imbéciles, tu argumentes vis-à-vis de la sottise en jupons, pendant une soirée entière, et cela sur Dieu, sur la justice de ce monde, sur le bien et le mal, sur le progrès ?

Ce matin, je me lève fatigué, sans haleine… Je ne suis en train de rien, pas même de me reposer. O folie, trois fois folie !… Persuader les hommes ! Quel entassement de sottises dans la plupart de ces têtes ! Et ils veulent donner de l’éducation à tous les gens nés pour le travail, qui suivent tout bonnement leur sillon, pour en faire à leur tour des idéologues !… Toutes ces réflexions, à propos du dîner chez Mme Sheppard.

Ce matin, trouvé une méduse à la jetée. Ces gens que je rencontre m’empêchent de jouir de la mer. Il est temps de s’en aller… Après déjeuner, j’ai été sur le galet vers les bains. Rentré fatigué, après avoir dessiné, en revenant, à Saint-Remy, les tombeaux. Resté chez moi jusqu’à l’heure de cet affreux dîner… Ce matin, avant de sortir, écrit à Mme de Forget,

— Agis pour ne pas souffrir. Toutes les fois que tu pourras diminuer ton ennui ou ta souffrance en agissant, agis sans délibérer. Cela semble tout simple au premier coup d’œil. Voici un exemple trivial : je sors de chez moi ; mon vêtement me gêne ; je continue ma route par paresse de retourner et d’en prendre un autre.

Les exemples sont innombrables. Cette résolution appliquée aux vulgarités de l’existence, comme aux choses importantes, donnerait à lame un ressort et un équilibre qui est l’état le plus propre à écarter l’ennui. Sentir qu’on a fait ce qu’il fallait faire vous élève à vos propres yeux. Vous jouissez ensuite, à défaut d’autre sujet de plaisir, de ce premier des plaisirs, être content de soi. La satisfaction de l’homme qui a travaillé et convenablement employé sa journée est immense. Quand je suis dans cet état, je jouis délicieusement ensuite du repos et des moindres délassements. Je peux même, sans le moindre regret, me trouver dans la société des gens les plus ennuyeux. Le souvenir de la tâche que j’ai accomplie me revient et me préserve de l’ennui et de la tristesse.