Journal (Eugène Delacroix)/20 mai 1853

La bibliothèque libre.
Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 202-205).

Vendredi 20 mai. — Parti pour aller au conseil par l’omnibus du chemin de fer de Lyon ; cela m’a rappelé les voyages de ma jeunesse. La nature, en chemin de fer, ne fait pas le même effet ; cette rêverie délicieuse qui s’empare de vous, quand on se sent installé dans son coin de coupé, sans cet ennui perpétuel de voir de nouvelles figures monter et descendre, le mouvement des chevaux, et surtout moins de rapidité à traverser tous les aspects.

Arrivé dans une mauvaise disposition au Jardin des Plantes, j’ai redouté la pluie un moment ; cela m’avait fait presque résoudre de revenir aussitôt le conseil fini. Mais arrivé à l’Hôtel de ville, j’ai appris qu’il n’y avait pas de séance ; j’ai déjeuné sur la place et, me trouvant réconforté, j’ai été à pied au Jardin des Plantes ; fait des études de lions et d’arbres, en vue du sujet de Renaud[1], par une chaleur très incommode, et au milieu d’un public très désagréable. Enfin, reparti à deux heures moins un quart et revenu par le bord de l’eau jusqu’à la maison. L’aspect de la rivière et de ses bords toujours ravissant quand je reviens ; c’est là où je sens que mes chaînes me quittent. Il semble qu’en traversant cette eau, je laisse derrière moi les importuns et les ennuis.

Lu, en déjeunant, l’article de Peisse[2] qui examine en gros le Salon et qui recherche la tendance des arts à présent. Il la trouve très justement dans le pittoresque, qu’il croit une tendance inférieure. Oui, s’il n’est question que de faire de l’effet aux yeux par un arrangement de lignes et de couleurs, autant vaudrait dire : arabesque ; mais si, à une composition déjà intéressante par le choix du sujet, vous ajoutez une disposition de lignes qui augmente l’impression, un clair-obscur saisissant pour l’imagination, une couleur adaptée aux caractères, vous avez résolu un problème plus difficile, et, encore une fois, vous êtes supérieur : c’est l’harmonie et ses combinaisons adaptées à un chant unique. Il appelle musicale cette tendance dont il parle ; il la prend en mauvaise part, et moi, je la trouve aussi louable que toute autre…

Son ami Chenavard lui a insinué ses principes sur les arts : celui-ci trouve que la musique est un art inférieur ; c’est un esprit à la française, auquel il faut des idées comme celles que les mots peuvent exprimer ; quant à celles devant lesquelles le langage est impuissant, il les retranche du domaine des arts. Même en admettant que le dessin soit tout, il est clair qu’il ne se contente pas de la forme pure et simple. Il y a, dans ce contour qui lui suffit, de la grossièreté ou de la grâce : ce contour fait par Raphaël ou par Chenavard ne charmera pas de la même façon. Qu’y a-t-il de plus vague et de plus inexplicable que cette impression ? Faudra-t-il établir des degrés de noblesse entre les sentiments ? C’est ce que fait le docte et malheureusement trop froid Chenavard… Il met au premier rang la littérature ; la peinture vient ensuite, et la musique n’est que la dernière. Cela serait peut-être vrai, si l’une d’elles pouvait contenir les autres ou les suppléer ; mais devant une peinture ou une symphonie que vous aurez à décrire avec des mots, vous donnerez facilement une idée générale où le lecteur comprendra ce qu’il pourra ; mais vous n’aurez vraiment donné aucune idée exacte de cette symphonie ou de cette peinture. Il faut voir ce qui est fait pour les yeux ; il faut entendre ce qui est fait pour les oreilles. Ce qui a été écrit pour être débité fera même plus d’effet dans la bouche d’un orateur que par un simple lecteur. Un grand acteur transformera, pour ainsi dire, un morceau par son accent… Je m’arrête.

F… me conseille d’imprimer, comme elles sont, mes réflexions, pensées, observations, et je trouve que cela me va mieux que des articles ex professo. Il faudrait les récrire pour cela à part, chacune sur une feuille séparée, et les mettre au fur et à mesure dans un carton… Je pourrais ainsi, dans les moments perdus, en mettre au net une ou deux, et au bout de quelque temps, j’aurais fait un fagot de tout cela, comme fait un botaniste, qui va, mettant dans la même boîte les herbes et les fleurs qu’il a cueillies dans cent endroits, et chacune avec une émotion particulière.

  1. Voir Catalogue Robaut, no 1745.
  2. Louis Peisse, dont le nom a déjà paru dans le premier volume du Journal, écrivait à propos du Salon de 1853, et dans l’article auquel le maître fait allusion : « M. Delacroix est encore, après trente ans de travaux, un talent si contesté, sinon pour les artistes, du moins pour le public, qu’on ne peut se risquer à louer ses œuvres sans quelques précautions ou explications. Il faut évidemment, pour goûter sa peinture, une préparation, une habitude, qui, à ce qu’il paraît, ne s’acquiert pas toujours vite. Elle est comme certains mets de haut goût, qu’on n’arrive à apprécier qu’après bien des efforts, mais dont on est ensuite très friand. » (Constitutionnel, 31 mai 1853.)