Journal (Eugène Delacroix)/21 juin 1855

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 48-49).

Champrosay, 21 juin. — Levé avant six heures. Comme je n’ai emmené personne et que je fais tout moi-même, j’ai besoin d’une activité qui contribue beaucoup à me fatiguer.

J’arrive à Passy un peu avant neuf heures, je vois et j’embrasse la pauvre Caroline. Triste cérémonie, qui avait là quelque chose de plus touchant que toutes celles de ce genre qu’on peut faire à Paris. L’air de ce lieu est mortel pour toute émotion vraie ; l’appareil d’un convoi, les prêtres qui font la cérémonie, tout cela forme un spectacle qui fait de cet acte lugubre un acte comme un autre. À Passy, à une demi-heure de ce Paris empesté, ce convoi, ce service, les figures de tous ceux qui prennent part à tout cela, tout est changé, tout est décent, sérieux, et jusqu’à l’attitude des gens qui se mettent aux fenêtres.

J’ai été dans la sacristie avec cet excellent ami, cet excellent fils, pour signer l’acte mortuaire ; quand il eut mis son nom sur le registre, il ajouta au bas son fils ; je signai à mon tour, et il me sembla que j’avais presque le droit de faire de même ; ce brave cœur avait eu la même pensée, et, en retournant à nos places, il me dit avec une expression déchirante : « C’est que, vois-tu, mon pauvre garçon, tu es ici Félix[1] ! » Ce sont ses propres paroles.

Il m’a fait partir par le chemin de fer, avec un de ses amis ; j’avais résolu le matin de faire des courses nécessaires, j’avais même pensé à aller voir cette fameuse Mirrha[2], où j’allais par acquit de conscience. J’avais trop présumé de mes forces ou de mon peu de sensibilité. Tant d’émotions m’avaient vaincu.

Je rentrai à pied du chemin de fer, et, après un déjeuner plus que frugal, j’ai dormi tout accablé avec le ferme propos de retour à Champrosay pour dîner, ce que j’ai exécuté par une pluie vraiment affreuse.

À Draveil, j’ai acheté des côtelettes au boucher, ne sachant pas quel dîner je trouverais… je n’étais pas attendu.

  1. Félix Guillemardet, qui était mort en 1840.
  2. Mirrha, tragédie italienne d’Alfieri, où la Ristori remportait lors un éclatant succès à Paris.