Journal (Eugène Delacroix)/23 avril 1848

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 370-371).

Lundi 23 avril. — Je crois, d’après les renseignements qui nous crèvent les yeux depuis un an, qu’on peut affirmer que tout progrès doit amener nécessairement non pas un progrès plus grand encore, mais à la fin négation du progrès, retour au point d’où on est parti. L’histoire du genre humain est là pour le prouver. Mais la confiance aveugle de cette génération et de celle qui l’a précédée dans les temps modernes, dans je ne sais quel avènement d’une ère dans l’humanité qui doit marquer un changement complet, mais qui, à mon sens, pour en marquer un dans ses destinées, devrait avant tout le marquer dans la nature même de l’homme, cette confiance bizarre que rien ne justifie dans les siècles qui nous ont précédés, demeure assurément le seul gage de ces succès futurs, de ces révolutions si désirées dans les destinées humaines. N’est-il pas évident que le progrès, c’est-à-dire la marche progressive des choses, en bien comme en mal, a amené à l’heure qu’il est la société sur le bord de l’abîme où elle peut bien tomber pour faire place à une barbarie complète ; et la raison, la raison unique n’en est-elle pas dans cette loi qui domine toutes les autres ici-bas, c’est-à-dire la nécessité du changement, quel qu’il soit ?

Il faut changer… Nil in eodem statu permanet. Ce que la sagesse antique avait trouvé, avant d’avoir fait autant d’expériences, il faudra bien que nous l’acceptions et que nous le subissions. Ce qui est en train de périr chez nous se reformera sans doute ou se maintiendra ailleurs un temps plus ou moins long.

L’affreux Prophète, que son auteur croit sans doute un progrès, est l’anéantissement de l’art ; l’impérieuse nécessité où il s’est cru de faire mieux ou autre chose que ce qu’on a fait, enfin de changer, lui a fait perdre de vue les lois éternelles de goût et de logique qui régissent les arts. Les Berlioz, les Hugo, tous les réformateurs prétendus ne sont pas encore parvenus à abolir toutes les idées dont nous parlons ; mais ils ont fait croire à la possibilité de faire autre chose que vrai et raisonnable… En politique de même. On ne peut sortir de l’ornière qu’en retournant à l’enfance des sociétés, et l’état sauvage, au bout des réformes successives, est la nécessité forcée des changements.

Mozart disait : « Les passions violentes ne doivent jamais être exprimées jusqu’à provoquer le dégoût ; même dans les situations horribles, la musique ne doit jamais blesser les oreilles, ni cesser d’être de la musique. » (Revue des Deux Mondes, 15 mars 1849, p. 892.)