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Journal (Eugène Delacroix)/23 janvier 1857

La bibliothèque libre.
Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 225-257).

Vendredi 23 janvier. — Notes pour un Dictionnaire des Beaux-Arts :

Critique. Son utilité.

Couleur de la chair. La chair n’a sa vraie couleur qu’en plein air : se rappeler l’effet des polissons qui montaient dans les statues de la fontaine de la place Saint-Sulpice, et celui du raboteur que je voyais de ma fenêtre dans la galerie ; combien dans ce dernier les demi-teintes de la chair sont colorées en les comparant aux matières inertes. Voir mes notes du 7 septembre 1856[1].

Talents faciles. Il y a des talents qui viennent au monde tout prêts et armés de toutes pièces : Charlet, Bonington, etc. Voir mes notes du 31 décembre 1856[2].

Expression. Qu’il ne faut pas la rendre jusqu'à inspirer le dégoût.

Ce que dit Mozart à ce sujet. Voir mes notes du 12 décembre 1856[3].

Exécution. Voir mes notes du 9 décembre 1856[4], à propos du portrait de Thiers par Delaroche, faible ouvrage sans caractère, et d’un petit portrait flamand, en pied, admirable morceau qui plaira toujours par l’exécution.

Un grand asservissement au modèle chez les Français : tombeau du maréchal de Saxe, à Strasbourg[5]. Cariatides de la galerie d’Apollon. Voir mes notes du 23 mars 1855[6].

Gravure. La gravure est un art qui s’en va, mais sa décadence n’est pas due seulement aux procédés mécaniques avec lesquels on la supplée, ni à la photographie, ni à la lithographie, genre qui est loin de la suppléer, mais plus facile et plus économique.

Les plus anciennes gravures sont peut-être les plus expressives. Les Lucas de Leyde, les Albert Dürer, les Marc-Antoine sont de vrais graveurs, dans ce sens qu’ils cherchent avant tout à rendre l’esprit du peintre qu’ils veulent reproduire. Beaucoup de ces hommes de génie, en reproduisant leur propre invention, cédaient tout naturellement à leur sentiment sans avoir à se préoccuper de traduire une impression étrangère ; les autres, s’appliquant à rendre l’ouvrage d’un autre artiste, évitaient avec soin de briller à leur manière en déployant une adresse de la main, propre seulement à détourner de l’impression.

La perfection de l’outil, c’est-à-dire des moyens matériels de rendre, a commencé.

La gravure est une véritable traduction (voyez Traduction), c’est-à-dire l’art de transporter une idée d’un art dans un autre comme le traducteur le fait à l'égard d’un livre écrit dans une langue et qu’il transporte dans la sienne. La langue du graveur, et c’est ici que se montre son génie, ne consiste pas seulement à imiter par le moyen de son art les effets de la peinture, qui est comme une autre langue. Il a, si l’on peut parler ainsi, sa langue à lui qui marque d’un cachet particulier ses ouvrages, et qui, dans une traduction fidèle de l’ouvrage qu’il imite, laisse éclater son sentiment particulier.

Coloration dans la gravure. Dans quelle mesure.

Fresque. On aurait tort de supposer que ce genre soit plus difficile que la peinture à l’huile, parce qu’il demande à être fait au premier coup.

Le peintre à fresque exige moins de lui-même matériellement parlant : il sait aussi que le spectateur ne lui demande aucune des finesses qui ne s’obtiennent dans l’autre genre que par des travaux compliqués. Il prend des mesures de manière à abréger par des travaux préparatoires le travail définitif. Comment serait-il possible qu’il mît la moindre unité dans un ouvrage qu’il fait comme une mosaïque et pis encore, puisque chaque morceau, au moment où il le peint, est différent de ton, c’est-à-dire par parties juxtaposées sans qu’il soit possible d’accorder celle qui est peinte aujourd’hui avec celle qui a été peinte hier, s’il ne s'était rendu auparavant un compte exact de l’ensemble de son tableau ? C’est l’office du carton ou dessin dans lequel il étudie à l’avance les lignes, l’effet et jusqu'à la couleur qu’il veut exprimer.

Il ne faut pas non plus prendre au pied de la lettre ce qu’on nous dit de la merveilleuse facilité de ces faiseurs de fresques à triompher de ces obstacles. Il n’est presque pas de morceau de fresque qui ait satisfait son auteur de manière aie dispenser de retouches ; elles sont nombreuses sur les ouvrages les plus renommés. Et qu’importe après tout qu’un ouvrage soit fait facilement ? Ce qui importe, c’est qu’il produise tout l’effet qu’on a droit d’attendre ; seulement il faut dire, au désavantage de la fresque, que ces retouches faites après coup avec une espèce de détrempe et même quelquefois à l’huile, peuvent à la longue trancher sur le tout et contribuer au défaut de solidité. La fresque se ternit et pâlit de plus en plus avec le temps. Il est difficile de juger au bout d’un siècle ou deux de ce qu’a pu être une fresque et des changements que le temps y a produits.

Les changements qu’elle subit sont en sens inverse de ceux qui altèrent les tableaux à l’huile. Le noir, l’effet sombre se produit dans ces derniers par la carbonisation de l’huile, mais plus encore par la crasse des vernis. La fresque, au contraire, dont la chaux est la base, contracte par l’effet de l’humidité des lieux où elle a été appliquée, ou par celle de l’atmosphère, une atténuation sensible de ses teintes.

Tous ceux qui ont fait de la fresque ont remarqué qu’il se formait du jour au lendemain à la surface des teintes conservées dans des vases séparés une sorte de pellicule blanchâtre et comme un voile grisâtre ; cet effet, plus prononcé sur une masse considérable de la même teinte, se produit à la longue sur la peinture elle-même, la voile en quelque sorte, et tend à la désaccorder par la suite ; car cette atténuation se produisant surtout sur les teintes où la chaux domine, il en résulte que celles qui n’en contiennent pas une aussi grande quantité restent plus vives et amènent par leur crudité relative un effet qui n'était pas dans la pensée du peintre. On conclura aisément, de l’inconvénient que nous venons de signaler, que la fresque ne convient pas à nos climats, où l’air contient beaucoup d’humidité ; à la vérité, les climats chauds leur sont contraires sous un autre rapport, qui est peut-être plus capital encore.

Un des grands inconvénients de ce genre est la difficulté de rendre adhérente au mur la préparation (on aura fait précéder tout ceci d’une explication sommaire du procédé de la fresque) nécessaire. La grande sécheresse ici est un ennui qu’il est impossible de combattre. Toute fresque tend à la longue à se détacher de la muraille contre laquelle elle est appliquée ; c’est la fin la plus ordinaire et la plus inévitable.

On pourrait peut-être remédier en partie à cela (expliquer le procédé de la bourre).

Ébauche. Il est difficile de dire ce qu'était l'ébauche d’un Titien, par exemple. Chez lui, la touche est si peu apparente, la main de l’ouvrier se dérobe si complètement, que les routes qu’il a prises pour arriver à cette perfection restent un mystère. Il reste de lui des préparations de tableaux, mais dans des sens différents : les unes sont de simples grisailles, les autres sont comme charpentées à grandes touches avec des tons presque crus ; c'était ce qu’il appelait faire le lit de la peinture. (C’est ce qui manque particulièrement à David et à son école.) Mais je ne pense pas qu’aucune puisse mettre sur la voie des moyens qu’il a employés pour le conduire à cette manière toujours égale à elle-même qui se remarque dans ses ouvrages finis, malgré des points de départ aussi différents.

L’exécution du Corrège présente à peu près le même problème, quoique la teinte en quelque sorte ivoirée de ses tableaux et la douceur des contrastes donnent à penser qu’il a dû presque toujours commencer par de la grisaille. (Parler de Prud’hon, de l'école de David ; dans cette école l'ébauche est nulle, car on ne peut donner ce nom à de simples frottis qui ne sont que le dessin un peu plus arrêté et recouverts ensuite entièrement par la peinture.)

Pensée. (Première pensée.) Les premiers linéaments par lesquels un maître habile indique sa pensée contiendront le germe de tout ce que l’ouvrage présentera de saillant. Raphaël, Rembrandt, le Poussin, — je nomme exprès ceux-ci parce qu’ils ont brillé surtout par la pensée, — jettent sur le papier quelques traits : il semble que pas un ne soit indifférent. Pour des yeux intelligents, la vie déjà est partout, et rien dans le développement de ce thème en apparence si vaille ne s'écartera de cette conception à peine éclose au jour et complète déjà.

Il est des talents accomplis qui ne présentent pas la même vivacité ni surtout la même clarté dans cette espèce d'éveil de la pensée à la lumière ; chez ces derniers, l’exécution est nécessaire pour arriver à l’imagination du spectateur. En général, ils donnent beaucoup à l’imitation. La présence du modèle leur est indispensable pour assurer leur marche. Ils arrivent par une autre voie à l’une des perfections de l’art.

En effet, si vous ôtez à un Titien, à un Murillo, à un Van Dyck la perfection étonnante de cette imitation de la nature vivante, cette exécution qui fait oublier l’art et l’artiste, vous ne trouvez dans l’invention du sujet ou dans sa disposition qu’un motif souvent dénué d’intérêt pour l’esprit, mais que le magicien saura bien relever par la poésie de son coloris et les prodiges de son pinceau. Le relief extraordinaire, l’harmonie des nuances, l’air et la lumière, toutes les merveilles de l’illusion, s'étaleront sur ce thème dont l’esquisse froide et nue ne disait rien à l’esprit.

Qu’on se figure ce qu’a pu être la première pensée de l’admirable tableau des Pèlerins d’Emmaüs, de Paul Véronèse : rien de plus froid que cette disposition, refroidie encore par la présence de ces personnages étrangers à la scène, de cette famille des donateurs qui se trouve là, en effet, par la plus singulière convention, de ces petites filles en robe de brocart jouant avec un chien dans l’endroit le plus apparent du tableau, de tant d’objets, costumes, architecture, etc., contraires à la vraisemblance !

Voyez, au contraire, dans Rembrandt, le croquis de ce sujet qu’il a traité plusieurs fois et avec prédilection ; il fait passer devant nos yeux cet éclair qui éblouit les disciples au moment où le divin Maître se transfigure en rompant le pain : le lieu est solitaire ; point de témoins importuns de cette miraculeuse apparition ; l'étonnement profond, le respect, la terreur se peignent dans ces lignes jetées par le sentiment sur ce cuivre, qui se passe, pour vous émouvoir, du prestige de la couleur.

Dans le premier coup de pinceau que Rubens donne à son esquisse, je vois Mars ou Bellone ; les Furies secouant leur torche aux lueurs sinistres, les divinités paisibles s'élançant en pleurant pour les arrêter ou s’enfuyant à leur approche ; les arcs, les monuments détruits, les flammes de l’incendie. Il semble dans ces linéaments à peine tracés que mon esprit devance mon œil et saisisse la pensée avant presque qu’elle ait pris une forme. Rubens trace la première idée de son sujet avec son pinceau, comme Raphaël ou Poussin avec leur plume ou leur crayon. Malheur à l’artiste qui finit trop tôt certaines parties de l'ébauche ! Il faut une bien grande sûreté pour ne pas être conduit à modifier ces parties quand les autres parties seront finies au même degré. Voir mes notes du 2 août 1855[7].

Terrible. La sensation du terrible et encore moins celle de l’horrible ne peuvent se supporter longtemps. Il en est de même du surnaturel. Je lis depuis quelques jours une histoire d’Edgar Poë qui est celle de naufragés qui sont pendant cinquante pages dans la position la plus horrible et la plus désespérée : rien n’est plus ennuyeux. On reconnaît le mauvais goût des étrangers. Les Anglais, les Allemands, tous ces peuples antilatins n’ont pas de littérateurs parce qu’ils n’ont aucune idée du goût et de la mesure[8]. Ils vous assomment avec la situation la plus intéressante.

Clarisse même, venue dans un temps où il y avait un reflet en Angleterre des convenances françaises, ne pouvait être imaginée que de l’autre côté du détroit. Walter Scott, Cooper, à un degré bien plus choquant, vous noient dans des détails qui ôtent tout l’intérêt. Le terrible est dans les arts un don naturel comme celui de la grâce. L’artiste qui n’est pas né pour exprimer cette sensation et qui veut le tenter, est encore plus ridicule que celui qui veut se faire léger malgré sa nature. Nous avons parlé ailleurs de la figure que Pigalle a imaginée pour représenter la mort dans le tombeau du maréchal de Saxe. Certes le terrible était là à sa place. Shakespeare seul savait faire parler les esprits.

Michel-Ange. — Les masques antiques et Géricault.

Le terrible est comme le sublime, il ne faut pas en abuser.

Sublime. Le sublime est dû le plus souvent, chose singulière, au défaut de proportion. Voir mes notes du 9 mai 1853[9]. Mozart, Racine paraissent naturels, étonnent moins que Shakespeare et Michel-Ange.

Prééminence dans les arts. Y en a-t-il qui effectivement soient supérieurs ? Voir mes notes du 20 mai 1853[10]. C’est la question de Chenavard.

Unité. Voir mes notes du 22 mars 1857[11]. D’Obermann : « L’unité, sans laquelle il n’y a pas d’ouvrage qui puisse être beau. » J’ajoute qu’il n’y a que l’homme qui fasse des ouvrages sans unité. La nature, au contraire, met l’unité même dans les parties d’un tout.

Vague. Même page aussi d’Obermann. — Aussi l’église Saint-Jacques de Dieppe.

Modèle. Voir mes notes du 5 mars 1857[12]. Asservissement au modèle dans David. Je lui oppose Géricault, qui imite également, mais plus librement, et met plus d’intérêt.

Préparations. Tout donne à penser que les préparations des anciennes écoles flamandes ont été uniformes. Rubens, en les suivant, car il n’a rien changé à la méthode de ses maîtres sous ce rapport, s’y est constamment conformé. Le fond était clair, et comme ces écoles se sont servies presque exclusivement de panneaux, il était lisse. L’usage des pinceaux a prévalu sur celui des brosses jusqu’aux écoles des derniers temps.

Effet sur l’imagination. (Voir Intérêt.) Byron dit que les poésies de Campbell[13] sentent trop le travail… tout le brillant du premier jet est perdu. Il en est de même des poèmes comme des tableaux, ils ne doivent pas être trop finis. Le grand art est l’effet, n’importe comment on le produit. Voir mes notes du 18 juillet 1850[14].

« Dans la peinture, et surtout dans le portrait, dit Mme Cavé, dans son joli traité, c’est l’esprit qui parle à l’esprit, et non la science qui parle à la science. » Cette observation, plus profonde qu’elle ne l’a peut-être cru elle-même, est le procès fait à la pédanterie de l’exécution. Je me suis dit cent fois que la peinture, matériellement parlant, n'était qu’un pont[15] jeté entre l’esprit du peintre et celui du spectateur.

La froide exactitude n’est pas l’art : l’ingénieux artifice, quand il plaît et qu’il exprime, est l’art tout entier. La prétendue conscience de la plupart des peintres n’est que la perfection apportée laborieusement à l’art d’ennuyer.

L’expérience est indispensable pour apprendre tout le parti qu’on peut tirer de son instrument, mais surtout pour éviter ce qui ne doit pas être tenté. L’homme sans maturité se jette à tout propos dans des tentatives insensées en voulant faire rendre à l’art plus qu’il ne peut ou ne doit ; il n’arrive même pas à un certain degré de supériorité dans les limites du possible. Il ne faut pas oublier que le langage, et j’applique ceci au langage de tous les arts, est toujours imparfait. Le grand écrivain supplée à cette imperfection par le tour particulier qu’il donne à la langue de tout le monde ; l’expérience, mais surtout la confiance dans ses forces, donne au talent cette assurance d’avoir fait tout ce qui pouvait être fait. Il n’y a que les fous ou les impuissants qui se tourmentent pour l’impossible. L’homme supérieur sait s’arrêter : il sait qu’il a fait ce qu’il est possible de faire. Voir mes notes du 25 juin 1850[16].

Sans hardiesse et même sans une hardiesse extrême, il n’y a pas de beautés. Lord Byron vante le genièvre comme son Hippocrène à cause de la hardiesse qu’il y puisait. Il faut donc presque être hors de soi, amens, pour être tout ce qu’on peut être. Étrange phénomène qui ne relève pas notre nature ni l’opinion qu’on doit avoir de tous les beaux esprits qui ont été chercher dans une bouteille le secret de leur talent[17].

Musique d'église. Lord Byron dit qu’il a eu le projet de composer un poème de Job. « Mais, dit-il, je l’ai trouvé trop sublime : il n’y a point de poésie qu’on puisse comparer à celle-là. »

J’en dirai autant de la simple musique d'église.

Architecte. Voir mes notes du 14 juin 1850[18].

Autorité.

Anciens et modernes. Voir l’article de Thierry, Moniteur du 17 mars, sur l'étude de Virgile par Sainte-Beuve.

Querelle entre la simplicité et l'élan moderne vers d’autres sources du beau.

Beau. Vague. Voir dans Obermann, t. I, p. 153.

Liaison. Quand nous jetons les yeux sur les objets qui nous entourent, que ce soit un paysage ou un intérieur, nous remarquons entre les objets qui s’offrent à nos regards une sorte de liaison produite par l’atmosphère qui les enveloppe et par les reflets de tout genre qui font pour ainsi dire participer chaque objet à une sorte d’harmonie générale. C’est une sorte de charme dont il semble que la peinture ne peut se passer ; cependant il s’en faut que la plupart des peintres et même des grands maîtres s’en soient préoccupés. Le plus grand nombre semble même n’avoir pas remarqué dans la nature cette harmonie nécessaire qui établit dans un ouvrage de peinture une unité que les lignes elles-mêmes ne suffisent pas à créer, malgré l’arrangement le plus ingénieux.

Il semble presque superflu de dire que les peintres peu portés vers l’effet et la couleur n’en ont tenu aucun compte ; mais ce qui est plus surprenant, c’est que chez beaucoup de grands coloristes cette qualité est très souvent négligée, et assurément par un défaut de sentiment à cet endroit.

Michel-Ange. On peut dire que si son style a contribué à corrompre le goût, la fréquentation de Michel-Ange a exalté[19] et élevé successivement au-dessus d’eux-mêmes toutes les générations de peintres qui sont venues après lui.

Rubens l’a imité, mais comme il pouvait imiter. Il était imbu d’ouvrages sublimes, et il s’y était senti porté parce qu’il avait en lui. Quelle différence entre cette imitation et celle des Carrache !

Réussir. Pour réussir dans un art, il faut le cultiver toute sa vie. Voir mes notes du 22 mai 1850[20].

Après être resté longtemps en Angleterre, il s'était déshabitué de sa propre langue ; il lui fallut du temps pour s’y remettre ; tant il faut se tenir en haleine… Et c’est Voltaire qui parle !

Peinture des églises. Ornements peints. Voir, dans mes notes du 22 avril 1849, ce que m’en dit Isabey à Notre-Dame de Lorette[21]. Il y a dans le même Agenda, vers la fin, d’autres réflexions sur le même sujet.

Inconvénient des fonds d’or. Même note.

La peinture monumentale, comme l’entendent les modernes.

— Il faut de toutes mes notes, autres que celles qui s’appliquent au Dictionnaire, faire un ouvrage suivi[22], au moyen de la jonction des passages analogues et au moyen de transitions insensibles. Il ne faut donc pas les détacher et les publier séparément. Par exemple, mettre ensemble tout ce qui est du spectacle de la nature, etc.

Des Dialogues permettraient une grande liberté de langage à la première personne, des transitions faciles, des contradictions, etc. — Des extraits d’une correspondance rempliraient le même objet. — Lettres de deux amis, l’un triste, l’autre gai, les deux faces de la vie. — Lettres et observations critiques.

Notes pour un Dictionnaire des Beaux-Arts :

Avertissement préliminaire.

Architecture des églises chrétiennes. Article du Moniteur, 37 mars 1857, sur l’invention de M. Garnaud[23].

Homère. Rubens est plus homérique que certains antiques. Il avait un génie analogue. C’est l’esprit qui est tout. Ingres n’a rien d’homérique que la prétention. Il calque l’extérieur. Rubens est un Homère en peignant l’esprit et en négligeant le vêtement, ou plutôt avec le vêtement de son époque. — Tapisseries de la Vie d’Achille[24]. Il est plus homérique que Virgile, c’est qu’il l'était tout naturellement.

Objets polis. Il semble que par leur nature ils favorisent l’effet propre à les rendre en ce que leurs clairs sont beaucoup plus vifs et leurs parties sombres beaucoup plus sombres que dans les objets mats. Ce sont de véritables miroirs ! Là où ils ne sont pas frappés par une vive lumière, ils réfléchissent avec une intensité extrême les parties sombres. J’ai dit ailleurs[25] que le ton même de l’objet se trouvait toujours à côté du point le plus brillant, et ceci s’applique aux étoffes luisantes, au pelage des animaux comme aux métaux polis.

Exécution. La bonne ou plutôt la vraie exécution est celle qui par la pratique, en apparence matérielle, ajoute à la pensée, sans laquelle la pensée n’est pas complète ; ainsi sont les beaux vers. On peut exprimer platement de belles idées.

L’exécution de David est froide ; elle refroidirait des idées plus élevées et plus animées que les siennes. L’exécution, au contraire, relève l’idée dans ce qu’elle a de commun ou de faible.

Imagination[26]. Elle est la première qualité de l’artiste. Elle n’est pas moins nécessaire à l’amateur. Je ne conçois pas l’homme dénué d’imagination et qui achète des tableaux : c’est qu’il a de la vanité en proportion de ce qui lui manque sous le rapport que j’ai dit. Or, quoique cela paraisse étrange, le plus grand nombre des hommes en est dépourvu. Non seulement ils n’ont pas cette imagination ardente ou pénétrante qui leur peint avec vivacité les objets, qui les introduit dans leurs causes mêmes, mais ils n’ont pas davantage la compréhension nette des ouvrages ou cette imagination domine.

Les partisans de l’axiome des sensualistes, que nil in intellectu quod non fuerit prius in sensu, prétendent en conséquence de ce principe que l’imagination n’est qu’une espèce de souvenir. Il faudra bien qu’ils accordent cependant que tous les hommes ont la sensation et la mémoire, et que très peu ont l’imagination, qu’on prétend se composer de ces deux éléments. L’imagination chez l’artiste ne se représente pas seulement tels ou tels objets, elle les combine pour la fin qu’il veut obtenir ; elle fait des tableaux, des images qu’il compose à son gré. Où est donc l’expérience acquise qui peut donner cette faculté de composition ?

Empâtement. Le vrai talent de l’exécution doit consister à tirer le meilleur parti possible pour l’effet des moyens matériels. Chaque procédé a ses avantages et ses inconvénients. Pour ne parler que de celui de la peinture à l’huile, qui est le plus parfait et le plus abondant en ressources, il importe d'étudier comment il a été employé par les diverses écoles et de voir le parti qu’on peut tirer de ces différentes manières. Mais sans entrer dans le détail de chacune de ces manières, on peut s’en rendre compte à priori.

Ce qui constitue les avantages de ce genre (la peinture à l’huile), que les grands maîtres ont porté diversement à la perfection, est : 1o l’intensité que les tons foncés conservent au moment de l’exécution ; ce qui ne se rencontre ni dans la détrempe, ni dans la fresque, ni dans l’aquarelle, ni en un mot dans toutes les peintures à l’eau, laquelle, étant l’unique agent qui délaye les couleurs, les laisse en s'évaporant beaucoup au-dessous du ton : la peinture à l’huile a la propriété de conserver les couleurs fraîches pour les marier ; 2o la faculté d’employer suivant l’opportunité tantôt les frottis, tantôt les empâtements, ce qui favorise incomparablement le rendu, soit des parties mates, soit des parties transparentes ; 3o la possibilité de revenir à volonté sur la peinture sans l’altérer, et au contraire en augmentant la vigueur de l’effet ou en atténuant la crudité des tons ; 4o la facilité que la fluidité des couleurs, pendant un temps assez long, donne à l’artiste dans le maniement du pinceau, etc.

Plusieurs inconvénients : effets du vernis par le temps ; nécessité d’attendre pour retoucher.

Il est nécessaire de calculer le contraste de l’empâtement et du glacis, de manière que ce contraste se fasse encore sentir, même quand les vernis successifs ont produit leur effet, qui est toujours de rendre le tableau lisse.

Arbres. La manière de les peindre et de les préparer.

J’ai noté dans un Agenda (29 avril 1854) cette sorte débauche conforme à la marche naturelle[27].

Poussière. Le ton de la poussière est la demi-teinte la plus universelle. En effet, elle est un composé de tous les tons. Les tons de la palette mêlés ensemble donnent toujours un ton de poussière plus ou moins intense.

Graveur. Je trouve dans un article de la Presse sur Geoffroi Tory[28], du 17 juin 1857, que les anciens graveurs étaient des artistes ; aujourd’hui ils ne sont que des mercenaires !

Intérêt. Mettre de l’intérêt dans un ouvrage, tel est le but principal que se propose l’artiste ; on n’y parvient que par la réunion de beaucoup de moyens. Un sujet intéressant ne peut parvenir à intéresser quand il est traité par une main malhabile : ce qui semble, au contraire, le moins fait pour intéresser, intéresse et captive sous une main savante et au souffle de l’inspiration. Une sorte d’instinct fait démêler à l’artiste supérieur où doit principalement résider l’intérêt de sa composition. L’art de grouper, l’art de porter à propos la lumière et de colorer avec vivacité ou avec sobriété, l’art de sacrifier comme celui de multiplier les moyens d’effet, une foule d’autres qualités du grand artiste sont nécessaires pour exciter l’intérêt et y concourir dans la mesure convenable ; l’exacte vérité des caractères ou leur exagération, la multiplicité comme la sobriété des détails, la réunion des masses comme leur dispersion, toutes les ressources de l’art, en un mot, deviennent sous la main de l’artiste comme les touches d’un clavier dont il tire certains sons, tandis qu’il laisse sommeiller certains autres.

La source principale de l’intérêt vient de l'âme, et elle va à l'âme du spectateur d’une manière irrésistible. Non pas que toute œuvre intéressante frappe également tous les spectateurs par cela que chacun d’eux est censé avoir une âme : on ne peut émouvoir qu’un sujet doué de sensibilité et d’imagination. Ces deux facultés sont aussi indispensables au spectateur qu'à l’artiste, quoique dans une mesure différente.

Les talents maniérés ne peuvent éveiller un intérêt véritable ; ils peuvent exciter la curiosité, flatter un goût du moment, s’adresser à des passions qui n’ont rien de commun avec l’art ; mais comme le caractère principal de la manière est le défaut de sincérité dans le sentiment comme dans l’imitation, ils ne peuvent frapper l’imagination qui n’est en nous-mêmes qu’une sorte de miroir où la nature telle qu’elle est vient se réfléchir pour nous donner, par une sorte de souvenir puissant, les spectacles des choses dont l'âme seule a la jouissance.

Il n’y a guère que les maîtres qui excitent l’intérêt, mais ils le font par des moyens différents, à raison de la pente particulière de leur génie. Il serait absurde de demander à un Rubens l’espèce d’intérêt qu’un Léonard ou un Raphaël sait exciter par des détails tels que des mains, des têtes dans lesquelles la correction s’unit à l’expression. Il est aussi inutile de demander à ces derniers ces effets d’ensemble, cette verve, cette largesse que recommandent les ouvrages du plus brillant des peintres. Le Tobie de Rembrandt ne se recommande pas par les mêmes qualités que tels tableaux du Titien, dans lesquels la perfection des détails est loin de nuire à la beauté de l’ensemble, mais qui ne portent point dans l’imagination cette émotion, ce trouble même que la naïveté et le nerf des caractères, la singularité et la profondeur de certains effets font éprouver à l'âme en présence d’un ouvrage de Rembrandt.

David faisait consister le mérite à bien copier son modèle, tout en s’amendant à l’aide de fragments antiques pour en relever la vulgarité.

Corrège, au contraire, ne jetait un regard sur la nature que pour s’empêcher de tomber dans des énormités. Tout son charme, tout ce qui est en lui puissance et effets de génie, sortait de son imagination pour aller réveiller un écho dans les imaginations faites pour le comprendre…

Éclectisme dans les arts. Ce mot pédant, introduit dans la langue par les philosophes de ce siècle, s’applique assez bien aux tentatives modérées de certaines écoles. On pourrait dire que l’éclectisme est la bannière française par excellence dans les arts du dessin et dans la musique. Les Allemands et les Italiens ont eu dans leurs arts des qualités tranchées dont les unes sont souvent antipathiques aux autres : les Français semblent avoir cherché de tout temps à concilier ces extrêmes en atténuant ce qu’ils semblaient avoir de discordant. Aussi leurs ouvrages sont-ils moins frappants. Ils s’adressent à l’esprit plus qu’au sentiment. Dans la musique, dans la peinture, ils viennent après toutes les autres écoles, apportant à petites doses dans leurs œuvres une somme de qualités qui s’excluent chez les autres, mais qui s’allient chez eux grâce à leur tempérament.

Sentiment. Le sentiment fait des miracles. C’est par lui qu’une gravure, qu’une lithographie produit à l’imagination l’effet de la peinture elle-même. Dans ce grenadier de Charlet, je vois le ton à travers le crayon ; en un mot, je ne désire rien de plus que ce que je vois. Il me semble que la coloration, que la peinture me gênerait, nuirait à l’effet de l’ensemble. Le sentiment, c’est la touche intelligente qui résume, qui donne l'équivalent.

Chefs-d'œuvre. Voir mes notes du 21 février 1856[29].

Intérêt (suite)[30]. Les écoles ne voient tour à tour de perfection que dans une seule espèce de mérite. Elles condamnent tout ce que les maîtres à la mode ont condamné. Le dessin est aujourd’hui à la mode : encore n’est-ce qu’une seule espèce de dessin ! Le dessin de David, dans cette école de David issue de David, n’est plus le vrai dessin…

Originalité. Consiste-t-elle dans la priorité d’invention de certaines idées, de certains effets frappants ?

École. Faire école. Des hommes médiocres ou au moins secondaires ont pu faire école, tandis que de très grands hommes n’ont point eu cet avantage, si c’en est un. Il y a quatre-vingts ans, c'étaient les Vanloo qui donnaient les prix de Rome et dont le style régnait en souverain. Dans ce moment s'éleva un talent qui avait sucé leurs principes et qui devait s’illustrer par des principes tout différents. David renouvelle l’art, on peut le dire ; mais le mérite n’en est pas seulement à son originalité propre ; plusieurs tentatives avaient été faites : Mengs et autres. La découverte des peintures d’Herculanum avait poussé les esprits à l’imitation et à l’admiration de l’antique. Arrive David, esprit plus vigoureux qu’inventif, plus sectaire qu’artiste, imbu des idées modernes qui éclataient en tout dans la politique et qui portaient à l’admiration exclusive des anciens, surtout dans ce dernier objet résumé pour les arts… Le style énervé et facile des Vanloo avait fait son temps.

Cent soixante ans auparavant, un génie bien autrement original que celui de David, éclos au moment où l'école de Lebrun était dans toute sa force, n’obtint pas la même fortune. Tout le génie de Puget, toute sa verve, toute sa force, qui prenait sa source dans l'inspiration de la nature, ne put faire école en présence des Coysevox, des Coustou, de toute cette école très considérable elle-même, mais déjà entachée de manière et d’esprit d'école.

Raffinement. Du raffinement dans les époques de décadence. Voir mes notes du 9 avril 1856[31].

Exécution. Son importance. Le malheur des tableaux de David et de son école est de manquer de cette qualité précieuse sans laquelle le reste est imparfait et presque inutile. On peut y admirer un grand dessin, quelquefois de l’ordonnance, comme dans Gérard ; de la grandeur, de la fougue, du pathétique, comme dans Girodet ; un vrai goût antique chez David lui-même, dans les Sabines, par exemple. Mais le charme que la main de l’ouvrier ajoute à tous ces mérites est absent de leurs ouvrages et les place au-dessous de ceux des grands maîtres consacrés. Prud’hon[32] est le seul peintre de cette époque dont l’exécution soit égale à l’idée et qui plaise par ce côté du talent qu’on appelle la partie matérielle, mais qui est, quoi qu’on en dise, toute sentimentale, tout idéale comme la conception elle-même, qu’elle doit compléter nécessairement. Voir mes notes du 15 décembre 1857[33]. Dans cette peinture, l'épidémie manque partout.

Style moderne (en littérature). Le style moderne est mauvais : abus de la sentimentalité, du pittoresque à propos de tout. Si un amiral raconte des campagnes de mer, il le fait dans un style de romancier et presque d’humanitaire. On allonge tout, on poétise tout. On veut paraître ému, pénétré, et l’on croit à tort que ce dithyrambe perpétuel gagnera l’esprit du lecteur et lui donnera une grande idée de l’auteur et surtout de la bonté de son cœur. Les mémoires, les histoires même sont détestables. La philosophie, les sciences, tout ce qui s'écrit à propos de ces différents objets, est empreint de cette fausse couleur, de ce style d’emprunt.

J’en suis fâché pour nos contemporains. La postérité n’ira pas chercher dans ce qu’ils laisseront, ni surtout dans les portraits qu’ils auront faits d’eux-mêmes, des modèles de sincérité. Il n’y a pas jusqu'à l’admirable histoire de Thiers à porter l’empreinte de ce style pleurard, toujours prêt à s’arrêter en chemin pour gémir sur l’ambition des conquérants, sur la rigueur des saisons, sur les souffrances humaines. Ce sont des sermons ou des élégies. Rien de mâle ou qui fasse l’effet uniquement convenable, et cela, parce que rien n’est à sa place ou en tient trop et est déclamé en pédagogue plutôt que raconté simplement.

Autorités. La peste pour les grands talents, et presque la totalité du talent pour les médiocres. Voir mes notes du 10 octobre 1853[34]. « Elles sont les lisières qui aident presque tout le monde à marcher quand on entre dans la carrière, mais elles laissent à presque tout le monde des marques ineffaçables. »

Modèle. Sur l’emploi du modèle, voir mes notes du 12 octobre[35] et du 17 octobre 1853[36].

Opéra. Sur la réunion des différents arts dans ce genre de spectacle, sur le plaisir qui résulte de cette réunion et aussi sur la fatigue qui doit gagner plus vite le spectateur en raison de cette surabondance d’expression, voir calepin d’Augerville, 1854[37]. J’y parle aussi de la sonorité, que Chopin n’admettait pas comme une source légitime de sensation.

Exécution. Nous avons dit qu’une bonne exécution était de la plus grande importance. On irait jusqu'à dire que, si elle n’est pas tout, elle est le seul moyen qui mette le reste en lumière et qui lui donne sa valeur. Les écoles de décadence l’ont placée dans une certaine prestesse de la main, dans une certaine façon cavalière d’exprimer, dans ce qu’on a appelé la franchise, le beau pinceau, etc. Il est certain qu’après les grands maîtres du seizième siècle, l’exécution matérielle change dans la peinture. La peinture des ateliers, une peinture faite du premier coup, sur laquelle on ne peut guère revenir, succède à ces exécutions toutes de sentiment, et que chaque maître se faisait à lui-même, ou plutôt que son instinct lui inspirait suivant le besoin de son génie. Certes on ne peut faire un Titien avec les moyens employés par un Rubens et le pointillage, etc. Le Raphaël que j’ai vu rue Grange-Batelière était fait à petits coups de pinceau… Un peintre de l'école des Carrache se serait cru déshonoré de peindre avec cette minutie. A plus forte raison ceux des écoles plus récentes et plus corrompues des Vanloo.

Style français. Sur la froideur du style français. De cette correction même dans de grandes écoles comme celle de Louis XIV qui glace l’imagination tout en satisfaisant l’esprit. Voir mes notes du 23 mars 1855[38]. Chose singulière, jusqu'à l'école de Lebrun, du Poussin, etc., d’où sont sortis les Coysevox, les Coustou, la sculpture française joint la fantaisie à la belle exécution et rivalise avec les écoles d’Italie du grand style. Germain Pilon, Jean Goujon.

Ébauche. Voir mes notes du 2 avril 1855[39].

Couleur. De sa supériorité ou de son exquisivité, si l’on veut, sous le rapport de l’effet sur l’imagination. Voir mes notes du 6 juin 1851[40]. Sur la couleur chez Lesueur.

Oppositions. Granet disait que la peinture consistait à mettre du blanc sur du noir et du noir sur du blanc.

Artiste.

Imitation. On donne particulièrement le nom d’arts d’imitation à la peinture et à la sculpture ; les autres arts, comme la musique, la poésie, n’imitent pas la nature directement, quoique leur but soit de frapper l’imagination.

De l’antique et des écoles hollandaises. On s'étonnera de voir réunies dans un même titre des productions en apparence si diverses, diverses par le temps, mais moins diverses qu’on ne croit par le style et l’esprit dans lequel elles ont été conçues.

Antique[41]. D’où vient cette qualité particulière, ce goût parfait qui n’est que dans l’antique ? Peut-être de ce que nous lui comparons tout ce qu’on a fait en croyant l’imiter. Mais encore, que peut-on lui comparer dans ce qui a été fait de plus parfait dans les genres les plus divers ? Je ne vois point ce qui manque à Virgile, à Horace. Je vois bien ce que je voudrais dans nos plus grands écrivains et aussi ce que je n’y voudrais pas. Peut-être aussi que, me trouvant avec ces derniers dans une communauté, si j’ose dire, de civilisation, je les vois plus à fond, je les comprends mieux surtout, je vois mieux le désaccord entre ce qu’ils ont fait et ce qu’ils ont voulu faire. Un Romain m’eût fait voir dans Horace et dans Virgile des taches ou des fautes que je ne peux y voir ; mais c’est surtout dans tout ce qui nous reste des arts plastiques des anciens que cette qualité de goût et de mesure parfaite se trouve au plus haut point de perfection. Nous pouvons soutenir la comparaison avec eux dans la littérature ; dans les arts, jamais.

Titien est un de ceux qui se rapprochent le plus de l’esprit de l’antique. Il est de la famille des Hollandais et par conséquent de celle de l’antique. Il sait faire d’après nature : c’est ce qui rappelle toujours dans ses tableaux un type vrai, par conséquent non passager comme ce qui sort de l’imagination d’un homme, lequel ayant des imitateurs en donne plus vite le dégoût. On dirait qu’il y a un grain de folie dans tous les autres ; lui seul est de bon sens, maître de lui, de sa facilité et de son exécution, qui ne le domine jamais et dont il ne fait point parade. Nous croyons imiter l’antique en le prenant pour ainsi dire à la lettre, en faisant la caricature de ses draperies, etc. Titien et les Flamands ont l’esprit de l’antique, et non l’imitation de ses formes extérieures.

L’antique ne sacrifie pas à la grâce, comme Raphaël, Corrège et la Renaissance en général ; il n’a pas cette affectation, soit de la force, soit de l’imprévu, comme dans Michel-Ange. Il n’a jamais la bassesse du Puget dans certaines parties, ni son naturel par trop naturel.

Tous ces hommes ont, dans leurs ouvrages, des parties surannées ; rien de tel dans l’antique. Chez les modernes, il y en a toujours trop ; chez l’antique, toujours même sobriété et même force contenue.

Ceux qui ne voient dans Titien que le plus grand des coloristes sont dans une grande erreur : il l’est effectivement, mais il est en même temps le premier des dessinateurs, si on entend par dessin celui de la nature[42], et non celui où l’imagination du peintre a plus de part, intervient plus que l’imitation. Non que cette imagination chez Titien soit servile : il ne faut que comparer son dessin à celui des peintres qui se sont appliqués à rendre exactement la nature dans les écoles bolonaise ou espagnole, par exemple. On peut dire que chez les Italiens le style l’emporte sur tout : je n’entends pas dire par là que tous les artistes italiens ont un grand style ou même un style agréable, je veux dire qu’ils sont enclins à abonder chacun dans ce qu’on peut appeler leur style, qu’on le prenne en bonne ou mauvaise part. J’entends par là que Michel-Ange abuse de son style, autant que le Bernin ou Pietre de Cortone, eu égard pour chacun à l'élévation ou à la vulgarité de ce style : en un mot, leur manière particulière, ce qu’ils croient ajouter ou ajoutent à leur insu à la nature, éloigne toute idée d’imitation et nuit à la vérité et à la naïveté de l’expression. On ne trouve guère cette naïveté précieuse chez les Italiens qu’avant le Titien, qui la conserve au milieu de cet entraînement de ses contemporains vers la manière, manière qui vise plus ou moins au sublime, mais que les imitateurs rendent bien vite ridicule.

Il est un autre homme dont il faut parler ici, pour le mettre sur la même ligne que le Titien, si l’on regarde comme la première qualité la vérité unie à l’idéal : c’est Paul Véronèse. Il est plus libre que le Titien, mais il est moins fini. Ils ont tous les deux cette tranquillité, ce calme tempérament qui indique des esprits qui se possèdent. Paul semble plus savant, moins collé au modèle, partant plus indépendant dans son exécution. En revanche, le scrupule du Titien n’a rien qui incline à la froideur : je parle surtout de celle de l’exécution, qui suffit à réchauffer le tableau ; car l’un et l’autre donnent moins à l’expression que la plupart des grands maîtres. Cette qualité si rare, ce sang-froid animé, si on peut le dire, exclut sans doute les effets qui tendent à l'émotion. Ce sont encore là des particularités qui leur sont communes avec ceux de l’antique, chez lesquels la forme plastique extérieure passe avant l’expression. On explique par l’introduction du christianisme cette singulière révolution qui se fait au moyen âge dans les arts du dessin, c’est-à-dire la prédominance de l’expression. Le mysticisme chrétien qui planait sur tout, l’habitude pour les artistes de représenter presque exclusivement des sujets de la religion qui parlent avant tout à l'âme, ont favorisé indubitablement cette pente générale à l’expression. Il en est résulté nécessairement dans les âges modernes plus d’imperfection dans les qualités plastiques. Les anciens n’offrent point les exagérations ou incorrections des Michel-Ange, des Puget, des Corrège ; en revanche, le beau calme de ces belles figures n'éveille en rien cette partie de l’imagination que les modernes intéressent par tant de points. Cette turbulence sombre de Michel-Ange, ce je ne sais quoi de mystérieux et d’agrandi qui passionne son moindre ouvrage ; cette grâce noble et pénétrante, cet attrait irrésistible du Corrège ; la profonde expression et la fougue de Rubens ; le vague, la magie, le dessin expressif de Rembrandt : tout cela est de nous, et les anciens ne s’en sont jamais doutés.

Rossini est un exemple frappant de cette passion de l’agrément, de la grâce outrée. Aussi son école est-elle insupportable !

  1. Voir t. III, p. 168.
  2. Voir t. III, p. 187 et 183.
  3. Voir t. III, p. 186.
  4. Voir t. III, p. 185.
  5. Voir t. III, p. 86 et suiv.
  6. Voir t. III, p. 14.
  7. Non retrouvées.
  8. Cette affirmation, qu’on ne peut d’ailleurs considérer que comme un paradoxe chez un artiste qui faisait sa lecture habituelle de Byron, Shakespeare et Goethe, suffirait amplement à démontrer les tendances classiques d’Eugène Delacroix, comme nous nous sommes appliqué à le faire dans notre Étude.
  9. Voir t. II, p. 185 et suiv.
  10. Voir t. II, p. 204.
  11. Voir t. III, p. 267.
  12. Voir t. III, p. 280.
  13. Thomas Campbell (1767-1844), poète anglais.
  14. Voir t. II. p. 12.
  15. Sur le caractère suggestif de l'œuvre d’art, dans la pensée de Delacroix, voir notre Étude, p. xxxix et xl.
  16. Non retrouvées.
  17. Voir t. I, p. 225.
  18. Non retrouvées.
  19. L’article de Delacroix sur Michel-Ange parut à la Revue de Paris en 1830, c’est-à-dire à l’époque de ses plus ardents enthousiasmes pour le grand sculpteur, et se terminait ainsi : « Ébloui de l’éclat d’un si grand génie, et regrettant d’en avoir donné une si faible idée, c’est bien à lui que nous devons appliquer ce qu’il disait lui-même du Dante dans ce vers :

    Quanto dirne si dee non si può dire.
    On ne dira jamais de lui tout ce qu’il en faut dire. »

    (Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 186.)

  20. On ne saurait trop regretter la perte de ce carnet contenant les notes des mois de mai et juin 1850, qui devait renfermer, autant qu’on peut en juger, tant de réflexions d’un intérêt capital.
  21. Voir t. I, p. 432.
  22. Voilà qui indique clairement les intentions de Delacroix et répond victorieusement aux allégations de ceux qui pourraient prétendre que le Journal du maître n’a été, en aucune de ses parties, composé avec une arrière-pensée de publicité. Sans parler même de ce Dictionnaire des Beaux-Arts dont les fragments ici jetés, avec indication fréquente des points de suture, ne peuvent laisser aucun doute sur ses intentions de derrière la tète, il est bien clair qu’il y a tel morceau écrit avec un soin, un souci de la forme, raturé à plusieurs reprises, et repris après coup, sur lequel la simple inspection du manuscrit original suffit à édifier le lecteur. Puisque nous en sommes à ce point intéressant, nous ajouterons que dans ces dernières années, l’année 1855 par exemple, de nombreuses pages, qui devaient contenir des allusions personnelles ou des jugements un peu sévères, sont déchirées, et que beaucoup de noms propres ont été raturés avec une telle énergie qu’il est absolument impossible de rien discerner.
  23. Antoine-Martin Garnaud (1796-1861), architecte, grand prix d’architecture en 1817, exécuta de nombreux travaux d’embellissement dans Paris. Il est l’auteur d’un ouvrage intitulé : Études sur les églises, depuis l'église rurale jusqu’aux cathédrales.
  24. Se référer au beau passage du Journal sur ces tapisseries. Voir t, II, p. 69 et suiv.
  25. Voir t. III, p. 205.
  26. Voir notre Étude, p. xxxviii et xxxix.
  27. Voir t. II, p. 344 et suiv.
  28. Geoffroi Tory (1485-1533) , typographe et graveur, connu sous le nom de Maître du Pot cassé, à cause de son enseigne et de la marque qu’il mettait à ses ouvrages.
  29. Voir t. III, p. 132 et suiv.
  30. Voir t. III, p. 244.
  31. Voir t. III, p. 139 et suiv.
  32. Dans son Étude sur Prud’hon parue à la Revue des Deux Mondes le 1er novembre 1846, voici ce qu'écrivait Delacroix : « On ne refusera pas à Prud’hon une grande partie der mérites qui sont ceux de l’antique. Dans la moindre étude sortie de sa main, on reconnaît un homme profondément inspiré de ces beautés. Il serait hardi sans doute de dire qu’il les a égalées dans toutes leurs parties. Il eût retrouvé à lui seul, parmi les modernes, ce secret du grand, du beau, du vrai, et surtout du simple, qui n’a été connu que des seuls anciens. Il faut avouer que la grâce chez lui dégénère quelquefois en afféterie. La coquetterie de sa touche ôte souvent du sérieux à des figures d’une belle invention. Entraîné par l’expression et oubliant souvent le modèle, il lui arrive d’offenser les proportions ; mais il sait presque toujours sauver habilement ces faiblesses. » (Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 206 et 207.)
  33. Non retrouvées.
  34. Voir t. II, p. 236.
  35. Voir t. II, p. 238 et suiv.
  36. Voir t. II, p. 246.
  37. Non retrouvé.
  38. Voir t. III, p. 14 et 15.
  39. Non retrouvées.
  40. Voir t. II, p. 63 et suiv.
  41. Dans un fragment d’album déjà publié, sous le titre : De l’art ancien et de l’art moderne, on lit cette réflexion : « On ne peut assez répéter que les règles du Beau sont éternelles, immuables, et que les formes en sont variables. Qui décide de ces règles, et de ces formes diverses qui sont tenues de se plier à ces règles, toutefois avec une physionomie différente ? Le goût seul, aussi rare peut-être que le Beau : le goût qui fait deviner le Beau où il est, et qui le fait trouver aux grands artistes qui ont le don d’inventer. » (Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 408.)
  42. Aux lecteurs désireux d’approfondir cette intéressante distinction entre le « dessin de la nature et celui où l’imagination du peintre a le plus de part », rien ne saurait être plus précieux que le commentaire et le développement de cette même idée, repris à plusieurs reprises par Baudelaire dans ses différentes Études sur Delacroix, et notamment dans une comparaison qui mérite de demeurer classique entre le dessin d’Ingres et le dessin de Delacroix. (Voir les Curiosités esthétiques et l’Art romantique.)