Journal (Eugène Delacroix)/4 février 1857

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 258-259).

4 février. — Pour faire partie de la préface du Dictionnaire.

Je désirerais contribuer à apprendre à mieux lire dans les beaux ouvrages[1]. A Athènes, dit-on, il y avait beaucoup plus de juges des Beaux-Arts que dans nos modernes sociétés. Le grand goût des ouvrages de l’antiquité confirme dans cette opinion. L’artiste qui travaille pour un public éclairé rougit de descendre à des moyens d’effet désavoués par le goût.

Le goût a péri chez les anciens, non pas à la manière d’une mode qui change, — effet qui se produit à chaque instant sous nos yeux et sans cause absolument nécessaire, — le goût a péri chez les anciens avec les institutions et les mœurs, quand il a fallu plaire à des vainqueurs barbares, comme ont été, par exemple, les Romains par rapport aux Grecs ; le goût s’est corrompu surtout quand les citoyens ont perdu le ressort qui portait aux grandes actions, quand la vertu publique a disparu ; et j’entends par là, non pas une vertu commune à tous les citoyens et les portant au bien, mais au moins ce simple respect de la morale qui force le vice à se cacher. Il est difficile de se figurer des Phidias et des Apelle sous le régime des affreux tyrans du Bas-Empire et au milieu de l’avilissement des âmes.

Y aurait-il une connexion nécessaire entre le bon et le beau ? Une société dégradée peut-elle se plaire aux choses élevées, dans quelque genre que ce soit ? Il est probable que chez nous aussi, dans nos sociétés comme elles sont, avec nos mœurs étroites, nos petits plaisirs mesquins, le beau ne peut être qu’un accident, et cet accident ne tient pas assez de place pour changer le goût et ramener au beau la généralité des esprits. Après vient la nuit et la barbarie.

Il y a donc incontestablement des époques où le beau en art fleurit plus à l’aise ; il est aussi des nations privilégiées pour certains dons de l’esprit, comme il est des contrées, des climats, qui favorisent l’expansion du beau.

  1. Nous trouvons dans le livre sur Delacroix, déjà si souvent cité, un passage relatif à ce projet de Dictionnaire des Beaux-Arts qui précise bien l’intérêt d’un tel ouvrage et l’esprit dans lequel il devait être fait, en même temps qu’il le différencie des autres ouvrages, qui sont les vrais dictionnaires et avec lesquels il importe de ne point le confondre : « Si vous risquez, dit-il, dans l’ouvrage d’un seul homme de ne pas vous trouver au courant de tout ce qu’on peut dire sur le sujet, en revanche vous aurez sur un grand nombre de points tout le suc de son expérience, et surtout des informations excellentes dans les parties où il excelle. Au lieu d’une froide compilation qui ne fera que remettre sous les yeux du lecteur un extrait de toutes les méthodes, vous aurez celles qui ont conduit un tel homme à la perfection relative à laquelle il est arrivé. Il n’est pas un artiste qui n’ait éprouvé dans sa carrière combien quelques paroles d’un maître expérimenté ont pu être des traits de lumière et des sources d’intérêt bien autres que ce que ses efforts particuliers ou un enseignement vulgaire… etc. » (Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 432.)