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Journal (Eugène Delacroix)/25 mars 1855

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 15-19).

25 mars. — Hier samedi, continuation du malaise, mais avec quelque mieux. Je lis toujours le roman de Dumas, de Nanon de Lartigues[1] : je dors par intervalles. Ce roman est charmant au commencement ; puis, comme à l’ordinaire, viennent des parties ennuyeuses, mal digérées ou emphatiques. Je ne vois pas encore poindre tout à fait dans celui-ci les passages prétendus dramatiques et passionnés, comme il en introduit dans tous ses romans, même les plus comiques.

Ce mélange du comique et du pathétique est décidément de mauvais goût. Il faut que l’esprit sache où il est, et même il faut qu’il sache où on le mène. Nous autres Français, familiarisés depuis longtemps avec cette manière d’envisager les arts, nous aurions de la peine, à moins d’une très grande habitude de l’anglais, par exemple, à nous faire une idée de l’effet contraire dans les pièces de Shakespeare. Nous ne pouvons imaginer ce que serait une bouffonnerie sortant de la bouche du grand prêtre, d’une Athalie, ou seulement la plus petite atteinte vers le style familier. La Comédie ne présente le plus souvent que des passions très sérieuses dans celui qui les éprouve, mais dont l’effet est de provoquer le rire, plutôt que l’émotion tragique.

Je crois que Chasles avait raison quand il me disait dans une conversation sur Shakespeare, dont j’ai parlé dans un de ces calepins : « Ce n’est ni un comique ni un tragique proprement dit ; son art est à lui, et cet art est autant psychologique que poétique ; il ne peint point l’ambitieux, le jaloux, le scélérat consommé, mais un certain jaloux, un certain ambitieux, qui est moins un type qu’une nature avec ses nuances particulières. » Macbeth, Othello, Iago, ne sont rien moins que des types ; les particularités ou plutôt les singularités de ces caractères peuvent les faire ressembler à des individus, mais ne donnent pas l’idée absolue de chacune de leurs passions. Shakespeare possède une telle puissance de réalité qu’il nous fait adopter son personnage comme si c’était le portrait d’un homme que nous eussions connu. Les familiarités qu’il met dans les discours de ses personnages, ne nous choquent pas plus sans doute que celles que nous rencontrerions chez les hommes qui nous entourent, qui ne sont point sur un théâtre, mais tour à tour affligés, exaltés ou même rendus ridicules par les différentes situations que comporte la vie comme elle est ; de là des hors-d’œuvre qui ne choquent point dans Shakespeare, comme ils feraient sur notre théâtre. Hamlet, au beau milieu de sa douleur et de ses projets de vengeance, fait mille bouffonneries avec Polonius, avec des étudiants ; il s’amuse à instruire les acteurs qu’on lui amène, pour représenter une mauvaise tragédie. Il y a en outre dans toute la pièce un souffle puissant et même une progression et un développement de passions et d’événements qui, bien qu’irréguliers dans nos habitudes, prennent un caractère d’unité qui établit dans le souvenir celle de la pièce. Car, si cette qualité souveraine ne se trouvait pas avec les inconvénients dont nous venons de parler, ces pièces n’auraient pas mérité de conserver l’admiration des siècles. Il y a une logique secrète, un ordre inaperçu dans ces entassements de détails, qui sembleraient devoir être une montagne informe et où l’on trouve des parties distinctes, des repos ménagés, et toujours la suite et la conséquence.

Je remarque ici même, à ma fenêtre, la grande similitude que Shakespeare a en cela avec la nature extérieure, celle par exemple que j’ai sous les yeux, j’entends sous le rapport de cet entassement de détails dont il semble cependant que l’ensemble fasse un tout pour l’esprit. Les montagnes que j’ai parcourues pour venir ici, vues à distance, forment les lignes les plus simples et les plus majestueuses ; vues de près, elles ne sont même plus des montagnes, ce sont des parties de rochers, des prairies, des arbres ou groupes ou séparés, des ouvrages des hommes, des maisons, des chemins, occupant l’attention tour à tour.

Cette unité, que le génie de Shakespeare établit pour l’esprit à travers ses irrégularités, est encore une qualité qui est propre à lui.

Mon pauvre Dumas, que j’aime beaucoup et qui se croit sans doute un Shakespeare, ne présente à l’esprit ni des détails aussi puissants, ni un ensemble qui constitue dans le souvenir une unité bien marquée. Les parties ne sont point pondérées ; son comique, qui est sa meilleure partie, semble parqué dans de certains endroits de ses ouvrages ; puis, tout à coup, il vous fait entrer dans le drame sentimental, et ces mêmes personnages qui vous faisaient rire deviennent des pleureurs et des déclamateurs. Qui reconnaîtrait, dans ces joyeux mousquetaires du commencement de l’ouvrage, ces êtres de mélodrame engagés à la fin dans cette histoire d’une certaine milady, que l’on juge en forme et qu’on exécute au milieu de la tempête et de la nuit ? C’est le défaut habituel de Mme Sand. Quand vous avez fini de lire son roman, vos idées sur ses personnages sont entièrement brouillées ; celui qui vous divertissait par ses saillies ne sait plus que vous faire verser des larmes sur sa vertu, sur son dévouement à ses semblables, ou parle le langage d’un thaumaturge inspiré ; je citerais cent exemples de cette déception du lecteur.

— Le jeune Armstrong venu ; il m’a parlé de Turner[2], qui a laissé cent mille livres sterling pour fonder une retraite pour les artistes pauvres ou infirmes ; il vivait avaricieusement avec une vieille servante. Je me rappelle l’avoir reçu chez moi une seule fois, quand je demeurais au quai Voltaire ; il me fit une médiocre impression ; il avait l’air d’un fermier anglais : habit noir assez grossier, gros souliers et mine dure et froide.

  1. Nanon de Lartigues, première partie du roman d’Alexandre Dumas : la Guerre des femmes, publié en 1844 dans la Patrie, et plus tard en deux volumes.
  2. Delacroix, lors de son premier voyage en Angleterre (1825), considérait Turner (1775-1851) comme un véritable réformateur. (Voir t. I, p. 39, en note.)