Journal (Eugène Delacroix)/31 mars 1855

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 3p. 19-20).

31 mars. — Je vais mieux : j’ai repris mon travail. M… venue vers quatre heures voir mes tableaux ; elle m’engage à venir lundi pour entendre Gounod. Elle avait un châle vert qui lui nuisait horriblement, et cependant elle conserve son charme. L’esprit fait beaucoup en amour ; on pourrait devenir amoureux de cette femme-là, qui n’est plus jeune, qui n’est point jolie et qui est sans fraîcheur. Singulier sentiment que celui-là ! Ce qui est au fond de tout cela est toujours la possession, mais la possession de quoi, dans une femme qui n’est pas jolie ? Celle de ce corps qui n’a rien d’agréable ? Car, si c’est de l’esprit qu’on est amoureux, on en jouit tout autant sans posséder ce corps sans attraits : mille femmes jolies sont là qui ne vous donnent pas une distraction. L’envie de tout avoir d’une personne qui nous a émus, une certaine curiosité, mobile puissant en amour, l’illusion peut-être de pénétrer plus avant dans cette âme et dans cet esprit, tous ces sentiments se réunissent en un seul ; et qui nous dit qu’au moment où nos yeux ne croient voir qu’un objet extérieur dépourvu d’attraits, certains charmes sympathiques ne nous poussent pas à notre insu ? L’expression des yeux suffit à charmer[1].

  1. C’est en des passages comme celui-ci que se fait le mieux apercevoir l’analogie avec Stendhal, cette parenté spirituelle que nous notions dans notre Étude et qui avait frappé plusieurs de ceux qui le connurent.