Journal (Eugène Delacroix)/27 février 1847

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 274-275).

27 février. — Lassalle[1], puis Arnoux[2], sont venus. Ce dernier cherche à se caser, après le naufrage de l’époque. J’ai écrit à Buloz[3] pour lui.

Grenier[4] est venu faire une étude au pastel d’après le Marc-Aurèle. Nous avons parlé de Mozart et de Beethoven ; il trouve dans ce dernier cette verve de misanthropie et de désespoir, surtout une peinture de la nature, qui n’est pas à ce degré chez les autres ; nous lui comparons Shakespeare. Il me fait l’honneur de me ranger dans la classe de ces sauvages contemplateurs de la nature humaine. Il faut avouer que, malgré sa céleste perfection, Mozart n’ouvre pas cet horizon-là à l’esprit. Cela viendrait-il de ce que Beethoven est le dernier venu ? Je crois qu’on peut dire qu’il a vraiment reflété davantage le caractère moderne des arts, tourné à l’expression de la mélancolie et de ce qu’à tort ou à raison on appelle romantisme ; cependant, Don Juan est plein de ce sentiment.

Dîné chez Mme de Forget et passé la soirée avec elle. Elle souffre encore, et je voudrais bien la voir se soigner mieux.

Rêvé de Mme de L… Décidément il ne se passe presque pas de nuit que je ne la voie ou que je ne sois heureux près d’elle, et je la néglige bien sottement : c’est un être charmant !

  1. Émile Lassalle, peintre, élève de Delacroix. Il faisait partie des élèves que Delacroix avait réunis dans son atelier de la rue Neuve-Guillemin. Il se distingua surtout comme lithographe ; il exécuta une grande lithographie d’après la Médée de Delacroix. « C’est un homme que j’aime beaucoup, écrivait Delacroix à propos de lui, et qui avait entrepris avec beaucoup d’ardeur cet ouvrage… Je pense que, comme moi, vous serez surpris de certaines parties, où le caractère est très bien rendu. »
  2. Arnoux, peintre et homme de lettres, a rendu compte, à plusieurs reprises, et dans des termes élogieux, des expositions de Delacroix. Celui-ci, de son côté, le recommanda chaleureusement en 1858 à M. Michaux, chef des services d’art à la Ville : « Je prends la liberté de vous recommander M. Arnoux, dont les travaux sur les arts sont bien connus, et qui a entrepris des études sur les monuments de Paris, leurs tableaux et leurs statues… J’ai compté sur votre extrême complaisance pour aider le travail remarquable d’un homme de talent pour qui j’ai beaucoup d’affection. » (Correspondance, t. II, p. 135. Note de Burty.)
  3. François Buloz, directeur de la Revue des Deux Mondes.
  4. Un des élèves de Delacroix qui fréquentaient son atelier transporté depuis 1846 de l’autre côté de la Seine, rue Neuve-Breda.