Journal (Eugène Delacroix)/28 septembre 1853

La bibliothèque libre.
Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 229-230).

Mercredi 28 septembre. — Sept heures du matin, en me levant. — On ne se figure pas à quel point la médiocrité abonde : Lefuel[1], Baltard, mille exemples, qui se pressent, de gens chargés de grosses affaires dans les arts, dans le gouvernement, dans les armées, dans tout. Ce sont ces gens-là qui enrayent partout la machine lancée par les hommes de talent. Les hommes supérieurs sont naturellement novateurs. Ils arrivent et trouvent partout la sottise et la médiocrité qui tient tout dans sa main, et qui éclate dans tout ce qui se fait. Leur impulsion la plus naturelle les jette à redresser, à tenter des routes nouvelles, pour sortir de cette platitude et de cette sottise. S’ils réussissent et qu’ils finissent par avoir le dessus sur les routines, ils ont pour eux, à leur tour, les incapables, qui se font un mérite d’outrer leurs pratiques, et qui gâtent encore tout ce qu’ils touchent. Après ce mouvement, qui porte les novateurs à sortir de l’ornière tracée, vient presque toujours celui qui les porte, à la fin de leur carrière, à retenir l’impulsion indiscrète qui va trop loin et qui ruine par l’exagération ce qu’ils ont inventé. Ils se prennent à vanter ce qu’ils ont été cause qu’on a abandonné, en voyant le triste usage qu’on fait des nouveautés qu’ils ont lancées dans le monde. Peut-être y a-t-il un secret mouvement d’égoïsme qui les porte à régenter à ce point leurs contemporains, que personne ne puisse qu’eux-mêmes toucher à ce qui leur paraît critiquable ? Ils sont médiocres par ce côté ; cette faiblesse leur fait jouer souvent un rôle ridicule et indigne de la considération qu’ils ont acquise.

  1. Lefuel était alors architecte du château de Fontainebleau. Après la mort de Visconti, en 1854, il fut chargé d’achever le nouveau Louvre.