Journal (Eugène Delacroix)/29 avril 1854

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Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 344-346).

29 avril. — Repris les Baigneuses.

Je comprends mieux, depuis que je suis ici, quoique la végétation soit peu avancée, le principe des arbres. Il faut les modeler dans un reflet coloré comme la chair : le même principe paraît ici encore plus pratique. Il ne faut pas que ce reflet soit complètement un reflet. Quand on finit, on reflète davantage là où cela est nécessaire, et quand on touche par-dessus les clairs ou gris, la transition est moins brusque. Je remarque qu’il faut toujours modeler par masses tournantes, comme seraient des objets qui ne seraient pas composés d’une infinité de petites parties, comme sont les feuilles : mais comme la transparence en est extrême, le ton du reflet joue dans les feuilles un très grand rôle.

Donc observer :

1° Ce ton général qui n’est tout à fait ni reflet ni ombre, ni clair, mais transparent presque partout ;

2° Le bord plus froid et plus sombre, qui marquera le passage de ce reflet au clair, qui doit être indiqué dans l’ébauche ;

3° Les feuilles entièrement dans l’ombre portée de celles qui sont au-dessus, qui n’ont ni reflets ni clairs, et qu’il est mieux d’indiquer après ;

4° Le clair mat qui doit être touché le dernier.

Il faut raisonner toujours ainsi, et surtout tenir compte du côté par où vient le jour. S’il vient de derrière l’arbre, celui-ci sera reflété presque complètement. Il présentera une masse reflétée dans laquelle on verra à peine quelques touches de ton mat ; si le jour, au contraire, vient de derrière le spectateur, c’est-à-dire en face de l’arbre, les branches qui sont de l’autre côté du tronc, au lieu d’être reflétées, feront des masses d’un ton d’ombre uni et tout à fait plat. En somme, plus les tons différents seront mis à plat, plus l’arbre aura de légèreté.

Plus je réfléchis sur la couleur, plus je découvre combien cette demi-teinte reflétée est le principe qui doit dominer, parce que c’est effectivement ce qui donne le vrai ton, le ton qui constitue la valeur, qui compte dans l’objet et le fait exister. La lumière à laquelle, dans les écoles, on nous apprend à attacher une importance égale et qu’on pose sur la toile en même temps que la demi-teinte et que l’ombre, n’est qu’un véritable accident : toute la couleur vraie est là : j’entends celle qui donne le sentiment de l’épaisseur et celui de la différence radicale qui doit distinguer un objet d’un autre.